Duras | Renoncer à ne pas écrire, par Dominique Dussidour
« Pendant la mousson l’humidité est telle que les pianos se désaccordent en une nuit. »
Nuit du 31 décembre 2005 au 1er janvier 2006, India Song. Je n’ai pas revu le film depuis longtemps. Risque d’engloutissement et de mutisme. Risque d’émerveillement et d’aveuglement, de cécité. J’écris : L’été 72 j’allais à Savannakhet quand Marguerite Duras écrivait India Song à la demande de Peter Hall, directeur du National Theatre, à Londres. Cette phrase évoque : aller à Dublin afin de voir les lieux d’Ulysse et découvrir à Galway que la maison natale de Nora Joyce est à vendre, aller à Berlin afin de voir les lieux de Berlin Alexanderplatz et découvrir que Unter den Linden est de l’autre côté du Mur. Je ne sais pas si elle peut être le point de départ d’un texte (certains sont partis de moins, un mot). On va voir. Un point de départ ne suffit pas, il faudra qu’il y ait une ligne d’arrivée (certains ont pris fin avant). Ensuite refuser le leurre selon quoi on savait, dès la première phrase, l’existence d’un texte possible. Ne pas fonder là-dessus, rétrospectivement, une téléologie. Ne pas renverser le cours du temps de travail. Ne pas fabriquer inutilement du destin.
Été 72, récit. La réalité inscrit certains livres en nous avant qu’on les lise, d’où cette impression de reconnaissance, d’appartenance, de filiation (l’héritage est une démarche plus volontaire). Tiao Phoumavongsa, l’attaché militaire chargé de la sécurité des convois sur le Mékong, répond qu’il est stupide de se rendre de Vientiane à Paksé par Savannakhet en rice-boat. Pourquoi ? Des soldats tirent encore sur les round eyes comme vous. Quels soldats ? Des soldats de l’autre rive. De l’autre pays ? Retournez en Thaïlande, vous connaissez les plages du Sud ? Je n’ai jamais lu un livre de Marguerite Duras. En entendant le mot Savannakhet j’en ouvre un, je ne le sais pas. L’aube se lève à cinq heures. Le ciel et le fleuve noirs délimitent la ligne vert sombre de la forêt. Les volumes s’éclaircissent. On distingue le feuillage, les rives, les sentiers. Les pirogues à moteur entament leurs navettes entre la Thaïlande et le Laos sur les eaux limoneuses et jaunes du Mékong. À six heures l’aube est finie et c’est un dimanche. Un sac de riz de cent kilos vaut neuf mille kips, un dîner dans un hôtel deux cents kips, une pipe d’opium cinquante. J’ai déjà commencé à écrire, j’ai déjà arrêté d’écrire. Je vais recommencer, je ne le sais pas. Les arbres de Vientiane sont gris de la poussière des rues non pavées. On croise des cyclistes, des bonzes, des déserteurs de l’armée américaine, des enfants qui mendient, des hommes, des femmes sans jambes ou sans pieds. Certains vivent entre les quatre murs de maisons en ruines, sans toit, sur les trottoirs, sous des bâches. Des avions militaires survolent la ville. Les rues paraissent n’avoir pas été tracées définitivement, on se repère au monument aux morts pour la patrie, la patrie c’est la France, les morts sont les soldats d’ici qui ont pris part à la Seconde Guerre mondiale, les habitants de Vientiane l’appellent le Charivari, peut-être un mot laotien qui ne signifie pas charivari. Les mots me manqueront au moment où je recommencerai. Non que j’y croie encore, aux mots ou à leur absence, je n’y crois pas déjà. On retourne voir Tiao Phoumavongsa. Il nous refuse à nouveau l’autorisation de descendre le Mékong, on se demande s’il attend de recevoir un pot-de-vin. On part à Luang-Prabang, on en revient.
« Ne supporte pas... ?
Non.
Ne supporte pas.
Les Indes, ne supporte pas.Ne supportait pas.
Déjà. [...]Déjà.
Les grilles autour d’elle ?
Le parc de l’administration générale.
Ces sentinelles ?
Officielles.
Déjà...
Oui.
Déjà, ne supportait pas.
Non. »
Tiao Phoumavongsa est en congé à Bangkok. Son remplaçant nous délivre une autorisation de cinq jours : trois jours pour Savannakhet, deux jours pour Paksé, par tout moyen de transport. L’autorisation porte le numéro PP 726480. On embarque au kilomètre 4. « ... lente chaloupe à stores, lente remontée du fleuve vers Savannakhet... large coulée entre la forêt vierge, rizières grises... et avec le soir, des grappes de moustiques se collaient aux moustiquaires... » Marguerite Duras écrit alors cela, que j’ai sous les yeux. Ce que je vois, je l’entendrai dans le film. Je me demande ce qui, de l’existence, n’a pas besoin des mots pour exister. Sur le rice-boat une jeune femme voyage avec sept enfants, les siens. Le plus jeune s’appelle Guerre afin de célébrer la fin de la guerre. Avec de la terre boueuse les plus grands, vêtus de shorts et de chemises taillés dans des treillis, modèlent des avions qu’ils font voler au bout d’une perche en imitant le vacarme des mitrailleuses. Le premier jour de la descente du fleuve elle partage avec nous, qui n’avons emporté aucune nourriture, le riz et le thé.
« Ne supportait pas.
Non.
Les Indes, ne supportait pas ?
Non.
Quoi, des Indes ?
L’idée. »
Le rice-boat navigue de quatre heures et demie du matin à dix-huit heures. À dix-huit heures le soir tombe en quelques minutes. L’embarcation accoste une rive déserte. On suit un sentier dans la forêt, on entend un tambour, on arrive dans un village. Des hommes jouent aux cartes à la flamme d’une bougie. On achète des bananes et du riz blanc enveloppé dans une feuille de bananier, des morceaux de sucre roux dans un étui en feuilles de bambou tressées pour les sept enfants. Le soir on nous raconte que les soldats nord-vietnamiens arrêtaient les rice-boats, volaient les marchandises transportées, rançonnaient les passagers, ne tuaient pas les voyageurs étrangers, les enlevaient et les revendaient à leurs ambassades. Cette phrase était-elle à l’imparfait ou au présent, je ne me souviens pas. À Savannakhet les bordels s’appelaient Nashville East, Pepper for the Sergiant, Sweet Heart. Celle-ci est assurément à l’imparfait.
Marguerite Duras filme India Song en juillet 1974.
J’oublie le Mékong, j’oublie Guerre.
Je vois le film une première fois en septembre 1980. Il est projeté chaque lundi à la séance de midi dans un cinéma près de Maubert-Mutualité. Cette année-là je ne supporte rien, on peut en mourir, je le sais. Il n’y a que dans l’obscurité de la salle que la douleur insupportable du renoncement à ne pas écrire peut être supportée. « Mais qu’est-ce qu’elle veut ? » lui demande-t-on. Elle ne sait pas. Elle veut seulement vouloir, seulement mettre en pratique l’intransitivité : vouloir - comme écrire. Vouloir, maintenant - écrire, bientôt. Et qu’on n’imagine pas qu’une circonstance du temps est une espèce particulière d’objet direct, j’ai mis une virgule exprès ! J’y retourne chaque semaine. La mendiante parcourt le Laos, le Cambodge, le Siam, la Birmanie, elle a douze enfants, elle les oublie, elle les perd, elle les vend, elle est chauve, elle est stérile, elle a la maladie de la faim, de la folie, de la mort, je ne crie pas comme elle dans « la langue natale il est vrai, intacte, mais sans emploi aucun ». Anne-Marie Stretter danse avec des hommes dans les salons de l’ambassade de Calcutta, elle les rencontre dans un hôtel des îles, je ne me noie pas dans la Seine comme elle dans le delta du Gange. Je ne tire sur personne, comme le Vice-Consul sur les jardins de Shalimar comme si c’était sur lui, comme si c’était sur moi.
J’ai de moins en moins de mots dans la bouche. Je vais peut-être renoncer à ne pas écrire avant que je n’en aie plus aucun. Non. Pas si vite. Avoir peu de mots n’est ni un point de départ ni une ligne d’arrivée et d’abord qu’aurais-tu à écrire ? Rien, je n’ai rien à écrire. Marguerite Duras a écrit ce pourquoi les mots sont en train de me lâcher. Elle a écrit qu’on ne sait jamais sur qui on tire quand on tire, les lépreux ou soi, elle a écrit qu’on ne sait jamais qui on aime quand on aime, l’absence ou l’amant, elle a écrit que la relation entre un verbe et un complément d’objet direct n’est pas établie aussi fermement dans l’écriture que dans la grammaire, que des déplacements, détournements, dérivations, opèrent à partir du verbe vers des objets proches ou lointains mais inatteignables, aux Indes on dit intouchables, elle a écrit que l’objet du désir est intouchable, qu’on le reconnaît à ça, qu’il faut lui conserver cette capacité, elle l’a écrit avec des mots, avec de la musique. Non. Pas si vite. Je ne peux pas déjà poser mes doigts sur un piano, je ne peux pas déjà prendre un stylo dans ma main, on est lundi, à midi je retourne écouter le chant de Savannakhet, la douleur d’Anne-Marie Stretter, les cris du Vice-Consul, les conditionnels des voix d’India Song, ces conditionnels absolus, sans conditions.
« Il est tout à fait inutile qu’on aille plus loin vous et moi. Nous n’avons rien à nous dire. Nous sommes les mêmes. [...] Les histoires d’amour vous les vivez avec d’autres. Nous n’avons pas besoin de ça. »
Cinquante semaines plus tard je recommence à écrire.
Mars 2006. Je me demande ce que sont devenues les conditions passées sous silence des conditionnels de Marguerite Duras, dans quels imparfaits de la littérature elles ne sont pas encore apparues, c’est peut-être trop tôt, elles ne savent pas comment déclarer leur existence ni à qui, ont-elles trouvé une indication pour se perdre définitivement, quelquefois on croit les entendre, par hasard, dans la voix d’une femme qui marche dans la rue, quelqu’un qui raconte la fin d’un amour, un jeune homme qui siffle dans l’autobus, la solitude étrangère d’une nuit, le souffle d’un saxophone, on s’arrête, on écoute, on se retourne, on regarde, les conditions sont bien là, vivantes, présentes, discrètes, anonymes, elles semblent avoir disparu de l’existence de chacun mais elles cheminent ailleurs, dans l’espace commun, sans objet direct à leur désir, l’oreille de l’époque n’est pas assez intransitive pour les entendre, encore moins pour les lire mais elles vont réapparaître, s’exposer, se remettre en circulation, assez vite, oui, maintenant, elles seront autres, elles s’écriront à leur façon, on les reconnaîtra peut-être, c’est peut-être trop tôt déjà.
Les citations d’India Song entre guillemets sont extraites de Duras. Romans, cinéma, théâtre, un parcours 1943-1993, collection Quarto, Gallimard, 1997.
Le film India Song (1974), écrit et réalisé par Marguerite Duras, a été réédité en édition vidéographique critique (2005) aux éditions Benoît Jacob. Il est suivi d’une postface vidéo, Les Couleurs des mots (1984), entretiens de Marguerite Duras avec Dominique Noguez.
Il existe une version radiophonique d’India Song antérieure au film. On l’aura écoutée sur France Culture le dimanche 5 mars 2006 à 14 heures.
Le site de France Culture a consacré à l’œuvre de Marguerite Duras un dossier très complet avec des documents audio rares, dont un making of d’India Song.