Ecrire en maison d’arrêt | L’envie des mots

Libres, tous ces mots enfermés... écrire en maison d’arrêt

Les ateliers d’écriture en maison d’arrêt ne peuvent plus être mis en cause, dans leurs pratiques, leur ouverture, leurs résultats - pourtant, pour chacun de ceux parmi nous qui ont mené une telle expérience, elle reste limite, parfois conflictuelle, toujours intense, sans qu’existe de vrai lieu social pour la penser - le livre proposé par la Coopération des Bibliothèques en Aquitaine, "L’envie des mots" (rens.), avec en préface un texte de Jean-Michel Maulpoix : Qu’est-ce qu’écrire ? témoigne de ces interrogations - on trouvera ci-dessous quelques extraits parmi les réflexions proposées, complétées d’un texte d’Alain Bellet, et de liens.

L’envie des mots

Les textes ci-dessous sont quatre brefs extraits d’un ouvrage L’Envie des mots publié par la Coopération des Bibliothèques en Aquitaine. Depuis plusieurs années des ateliers d’écriture sont organisés dans les prisons de cette région. En octobre 2000 un débat "Sait-on ce que c’est qu’écrire" a été organisé au Salon du livre de Bordeaux, réunissant les écrivains qui ont animé ces ateliers et Jean-Michel Maulpoix pour un apport plus théorique. Un certain nombre de photographies de comédiens en répétition et de lieux de spectacle avait été proposé aux écrivains animateurs d’atelier comme "déclencheurs ". La diversité étonnante des textes obtenus, leur qualité, la description de la manière dont s’est déroulé chaque atelier permet sans doute de mieux comprendre à quel point l’engagement individuel de chaque écrivain compte. Michèle Sales.

L’envie des mots : Coopération des bibliothèques en Aquitaine (90 F 13,72 E) 15 rue Maubec BP 049 Bordeaux CEDEX 05 56 92 88 65

Libres, tous ces mots enfermés...
une intervention d’Alain Bellet (maison d’arrêt de Pau), à qui nous empruntons le titre global de cette page.

Autres liens ateliers d’écriture en maison d’arrêt :

Michèle Sales : La Grande Maison (extrait)
Fabienne Swiatly :Je nous cherche
Philippe Claudel :Le bruit des trousseaux

Jacques Laurans (M.A. Mont-de-Marsan) / Dans cet inconnu

Dans cet inconnu où je pénètre pour la première fois, il m’est difficile de ne pas imaginer plus inconnu encore. On entre, mais en n’avançant que d’un pas.
Je dois aussi franchir une frontière invisible, des obstacles que je ne peux nommer, comme on passe ces portes et ces grilles l’une après l’autre. Ouverture, fermeture, puis seconde ouverture, cliquetis de clefs, appels, sonnerie. Un couloir, une petite cour, côté services, avec un massif de fleurs. Puis un deuxième passage, un autre couloir, et d’autres grilles. Encore une cour, un mur, et une autre cour. Enfin on m’ouvre la petite salle où se tiendra notre atelier, et je fais la connaissance de l’instituteur qui m’accompagnera tout au long de la première semaine.
Ce matin, je rencontre Camille, Mohamed, Thierry, Frédéric, Alain et Fodé. Premiers regards, curiosité, attente. Quelque chose passe dans ce silence, quelque chose parle avant les mots. Mais c’est l’attente qui est la plus forte.

" Là, rien ne peut distraire ou détourner l’activité de la pensée. Celle ci jaillit parfois comme un éclat. Admirable" à peu près" ; coup de boutoir dans la langue qui vibre comme un organe. Puis-je seulement deviner l’effort si particulier, si sensible, que représente pour chacun cette présence à l’atelier ?
Il m’est difficile de le savoir, mais à chaque séance, j’essaie de me rapprocher davantage, de mieux comprendre, d’unir le plus simplement du monde notre volonté réciproque d’écrire et de parler.
Ici, dans ce cadre si fixe et si défini, j’ai souvent l’impression que le cœur de l’atelier se situe dans les marges. Là où la langue est à peine naissante, vive et sans apprêt. Là où elle s’invente, se redécouvre, au mot à mot. Faisant de ce manque une chose pure et irréductible. Quelque chose qui dit toujours vrai, comme un fond de parole pauvre et nue.
Fragilité d’une langue à son début, d’une langue qui ne sait pas. Langue hors écriture, certes incorrecte, mais où la correction ne joue pas, et qui, si elle avait lieu serait un dommage, une déperdition. Parce qu’une voix s’exprime là en entier, d’un bloc, franche, et toute corporelle.
Il arrive donc que la question de l’écriture en elle-même devienne secondaire, qu’elle importe moins que ce qui surgit dans l’instant, sans soucis de grammaire ou de construction. Eclat de pensée, ellipse involontaire, jaillissement de la langue. Alors, la richesse d’un texte - ce texte qui est encore à venir- tient en une phrase brève et saillante. Une seule phrase, même non-écrite. Quelque chose est passé ; quelque chose a été entendu. Et on ne peut revenir sur une forme qui, dans le risque même de son approximation, a trouvé son langage et sa vérité. "

Dominique Sigaud (M.A. Bayonne) / La bienveillance toujours là

Vient alors ce moment entre tous, le fondateur, le doux, le silence des premières phrases écrites, des premières pensées envahissant la salle. La prison s’efface. Nous sommes entre êtres humains. Là. Maintenant. C’est ce silence qui nous l’accorde, nous enveloppe, nous lie. Définitivement. Pour tout texte écrit existe ce silence inaugural, le premier. Je crois qu’il est à l’origine du monde, de chacune de nos vies. Chacun, un instant, croise ce silence avant que ne démarre le grand tintamarre qui ne prendra fin qu’avec nos morts. Chaque atelier d’écriture aussi contient ce silence, le premier. Il est fondamental. Plus rien ne bouge ni ne s’entend. Chacun est seul, nous sommes ensemble. Voilà ce que j’aime dans ces ateliers, cette part belle de la présence commune : ensemble, et séparément. Chacun doit avoir le courage d’être là pour lui-même. Nous nous en donnons ensemble le courage. La bienveillance est toujours là. "

Martine Laffon (M.A. Agen) / Je ne me suis pas posé de questions philosophiques

La première fois que je suis arrivée en prison, je me disais : surtout ne rien regarder, ne rien écouter, me barricader à tout ce que je n’avais pas envie de voir, ni de ressentir. Je ne voulais pas me laisser envahir par la prison. En fait quand je suis ressortie tout était rentré en moi : les barbelés, les cris, le bruit.
Les mots, le langage ont la possibilité de sur dimensionner les choses, de donner de l’espace et du souffle. Au début de l’atelier on sent bien qu’on est dans les prémices, dans la genèse, que quelque chose qui n’existait pas avant va exister. C’est un instant qu’on ressent très fort.
Il n’y a pas de recette. Le fait de travailler au départ sur des mots inducteurs, c’est pour avoir quelque chose en commun. Ensuite, comme dans toute écriture, il y a quelque chose de magique. Après un espèce de piétinement, à un moment donné ça va basculer et on va être dans l’écriture, dans le plaisir et le partage commun. On peut s’essayer sur beaucoup de rencontres, le conte, la poésie, le carnet de voyage, traverser tous les genres littéraires.
L’écriture est à la fois transgression mais aussi, à un moment donné, coïncidence avec ce que l’on ignorait de soi, le plus profond de soi-même, là où réside peut-être quelque chose d’inaliénable quelque soient les circonstances.
A un moment donné on voit qu’il y a coïncidence de soi avec soi et c’est l’écriture qui fait toucher ce lieu de passage où il va y avoir, au-delà de l’identité éclatée et plurielle, une unité profonde qui fait qu’on va coïncider avec soi.
Dans cette dynamique de création, à l’intérieur de l’atelier, il me semblait que je n’étais que le passeur de quelque chose et que les choses se faisaient entre eux. Je ne me suis pas posé de questions philosophiques sur l’atelier au moment où on écrivait. C’est vrai qu’après, il y a un second temps. Qu’est-ce qu’on fait avec l’expérience vécue ? Qu’est-ce qu’on en fait avec sa propre expérience et avec son propre vécu ? "

André Benchetrit (M.A. Agen) / Temps d’arrêt

Comment écrire à plusieurs un scénario de film ? Comment permettre à chacun de retrouver dans cette écriture l’écho de sa propre voix ? Et tout en tenant compte des contraintes propres à l’écriture d’un film (contraintes techniques, budgétaires ou dues au travail en équipe) et de celles propres à l’univers carcéral (pas de liberté de mouvement, pas de liberté de filmer les corps ni celle de nommer les détenus) comment faire en sorte de rendre cette écriture possible afin qu’elle débouche sur la réalisation d’un film ?
La première séance, la conversation tourne autour de l’essentiel. Faire un film, mais pour dire quoi ? Chacun est d’accord sur le fait que ce film (à écrire) doit servir à établir un autre genre de passerelle entre dedans et dehors, entre la prison et la ville. Et donc, pourquoi pas, parler de ce que les uns et les autres, hommes détenus et hommes libres, peuvent avoir en commun.
Nous nous disons qu’en commun ils ont les mots pour dire les émotions, qu’en commun ils ont les émotions. (…)
Nous parlons aussi de ce que c’est qu’un film. De la différence qu’il y a entre écrire un livre et écrire un film. Entre écrire un film et faire un film. (…)
Chacun imagine doucement, avec précaution, une caméra se promener en différents endroits (dans la prison et hors de la prison) et enquêter sur la vie d’un personnage de fiction.
Ce personnage dont le groupe s’empare, quelques uns commencent à lui prêter les émotions qui ont été discutées au cours de la séance. Peut-être qu’alors la différence entre écrire un livre et faire un film devient momentanément perceptible. (…)
Des questions essentiellement méthodologiques ont été abordées. J’explique comment s’écrit une séquence, quels codes de lecture opèrent. D’abord le n° de la séquence. Son titre. Une description de l’espace qui sert de scène (espace visuel et sonore). Une indication du temps. Une description de l’action. Les dialogues enfin, avec (le cas échéant) des indications de ton.
J’introduis deux choses inhabituelles dans l’écriture. La première concerne le montage. Une question posée par la caméra pourra disparaître au montage et il ne subsistera que la réponse. Je propose aussi que des questions puissent être posées mais sans que les réponses soient travaillées.
Je donne mes premières indications de travail concernant l’écriture. Je propose de décrire les lieux dans lesquels la caméra va évoluer. Il y a neuf descriptions à faire. L’idée étant de rendre neuf espaces visibles, imaginables, grâce au texte. Je veux m’en tenir à des choses simples. Réalisables dans les temps. Décrire, c’est dire ce qu’on voit, dire ce qu’on entend, dire ce qu’on touche, dire ce qu’on sent. Le degré de précision de la description, je n’en parle pas.
Il y en a qui décrivent objectivement, scientifiquement, ils hiérarchisent non pas en fonction de ce qu’ils voient mais de ce qui est censé être là. Il y en a qui décrivent en fonction de ce qu’ils voient mais sans s’interroger sur l’ordre dans lequel ils voient, alors c’est tout en même temps, ils sont préoccupés par tout voir et ne rien oublier. Surtout ne rien oublier.
D’autres enfin imaginent que c’est la caméra qui voit. Ils décrivent ce que voit la caméra. C’est à dire qu’ils supposent un itinéraire, un ordre. (…)
J’assiste à quelque chose d’étrange. Chacun est là, à décrire, décrire, et vient parfois me voir comme si j’étais le chef d’un vaste chantier de description. (…)
Ca discute. On vient me voir pour vérifier si ça va.
A l’hôtel je corrige les fautes d’orthographe, la ponctuation, et parfois j’organise différemment. J’interviens peu. J’obtiens quelque chose d’assez surprenant, d’assez poétique. Je ne m’y attendais pas. Les uns et les autres, avec leurs manières de faire, leurs questions, leurs revendications, m’ont donné une leçon d’écriture. Je m’endors en me demandant ce que c’est qu’une description.
Maintenant que le décor est planté, que se passe-t-il ? Chacun s’empare d’une scène et se lance. Quand on vient me voir pour me montrer quelque chose, je travaille sur plusieurs niveaux. Je privilégie le langage parlé plutôt qu’écrit. Au lieu de m’en tenir au contenu de ce que je lis, je m’en tiens au souvenir des paroles échangées au cours des séances qui ont précédées. Le personnage est une sorte de médiateur qui nous permet d’avoir des conversations sur l’essentiel et l’accessoire, la vérité et le mensonge, ce qui vaut la peine d’être dit et ce qui ne vaut pas la peine. L’atelier est traversé par des forces, des tensions, dont je ne comprendrai qu’un peu plus tard l’enjeu réel.
Le temps passe vite. Le scénario qui s’écrit parle du temps qui passe et qui ne passe pas. Ceux qui écrivent ce scénario ont en commun d’avoir transgressé la loi. Ils ont commis un délit. Je ne l’oublie jamais.
Dans cet atelier les mots sont travaillés par deux forces qui s’opposent. La première se situe par rapport au délit en niant sa réalité. La vie est possible après le délit parce qu’il n’y a pas de délit. Le temps de la prison est un temps entre parenthèses. Un temps qui ne passe pas. Une erreur d’horlogerie du système. La seconde force se situe par rapport au délit en reconnaissant qu’il existe. Elle s’appuie sur cette reconnaissance pour formuler une interrogation sur la vie. La vie est-elle possible après ? Le temps de la prison est un temps qui passe. Difficilement mais il passe. C’est un temps de vie. Une vie difficile mais une vie. Ma manière de faire dans l’atelier consiste à privilégier ce qui rend la vie possible en prison. (…)
Je reparle de ce que c’est qu’un film et de la différence qu’il y a entre écrire et filmer. Je propose de réaliser pour nous, et pour nous seulement, quelque chose qui serait indépendant du film avec le matériau dont nous disposons. Au lieu de parler de séquences, je parle de chapitres constitués d’un côté par une description d’espace et de l’autre par un monologue d’un détenu-personnage. J’explique qu’avec simplement une mise en page et des caractères différents, il est possible d’obtenir un objet autonome, cohérent, poétique, construit par nous tous et indépendant de toute réalisation filmique. (…) C’est ici que je les prends comme auteurs de ce qu’ils écrivent et moi comme auteur aussi. C’est ici que je me dis que finalement je fais un travail d’auteur, et pas d’animateur. Qu’être animateur, en tout état de cause, ça ne m’intéresse pas. J’écris et je travaille avec d’autres qui écrivent. Nous écrivons. Dans l’air de la pièce. Sur le papier. Dans les mémoires. Là où nous pouvons.
Essentiellement, le travail d’écriture tourne autour de la vie. On tient à la vie. Le travail consiste à s’assurer une prise. Je tiens à la vie. Je tiens ma vie par un bout et je ne lâche pas. Cette vie, c’est une vie d’homme.
Nous nous quittons. Je reviendrai, mais cette fois pour visionner le travail de l’atelier vidéo. Je ne cache pas que j’appréhende.

NB : Le film a été tourné entre l’été et l’automne 2000. Les vidéastes ont modifié le scénario, beaucoup de polémiques ont éclatées. Personne ne l’a encore vu pour des problèmes de montage. Les détenus qui avaient participé à l’atelier sont sortis ou ont été transférés ailleurs. Ils n’ont donc eu comme retour que le texte écrit et mis en forme par André Benchetrit.

Michèle Sales.

11 mai 2003
T T+