Ecrire les courbatures (1/3)

Journal d’été, en Catastrophe (présentation et making-of de l’essai paru chez Pauvert (septembre 2017)) (partie 1/3 - partie 2/3 - partie 3/3)

« « C’est la fin de la croissance » , entendait-on à intervalles réguliers vers nos 12 ou 13 ans, âge où nous y étions pour notre part plongés à plein. Après l’Histoire, l’Amour, Dieu et tout le reste, c’était donc à ce qui croît de mourir. Qu’à cela ne tienne, d’autres avant nous s’en étaient passés, et à leur image nous ferions sans. On n’espère pas grand chose de ce que toute son enfance on a vu à l’agonie. Du moins, c’est ce que nous concluions pour nous-même, dans le silence de notre vie intérieure encore mal articulée. En surface, c’était autre chose : il nous avait fallu apprendre à nous recueillir face à l’air sérieusement pénétré des figures d’autorité qui, à la télévision, s’évertuaient à nous faire comprendre que la politique désormais se confondait avec l’économie et que, si à l’économie nous ne comprenions rien, alors, pour nos vies, ne pouvions plus rien. Un temps, nous n’avons plus essayé de pouvoir ; nous étions sans colère alors que nous étions jeunes, et ce, non par déficit d’énergie, mais parce que nous nous figurions – à tort ou à raison – que ce qu’on éprouvait en dedans n’avait rien à voir avec les figures qui paradaient au-dehors. Le monde que nous habitions intimement avait divorcé du monde officiel des adultes, celui où des experts disséquaient la crise sans nous toucher, avec des regards fuyant et des termes lointains. La fin du monde était, pour nous, la fin de leur monde, un monde auquel en effet nous ne pouvions rien, mais dont nous portions tout de même les drôles de stigmates — Nul n’est une île, écrivait John Donne, et personne ne vit tout à fait hors de son temps, pas même un adolescent. » 

Le premier livre de Blandine Rinkel, L’abandon des prétentions, au début de cette année 2017, tenait en ses pages le bel exploit d’être à la fois un hommage à sa mère bien vivante, à sa qualité d’accueil ; d’être à la fois bien plus que cela (un récit du passage d’âge, des cités pavillonnaires et périphériques) ; et à la fois toujours absolument cela, une vie de femme-par-ailleurs-mère (car c’est déjà beaucoup, une vie). Et parvenait à cet impossible que de dire une mère – et de dire à la fois toutes les mères et seulement, et précisément celle-là.
Avec Catastrophe, depuis leur intervention-préambule dans Libération l’an passé (« Puisque tout est fini alors tout est permis »), Blandine Rinkel, Pierre Jouan et leurs comparses tentent, au premier degré (c’est une revendication forte de leur part) de considérer (plutôt que de sidérer, pour citer Marielle Macé) le monde, les choses et les êtres avec la plus vive attention.
La nuit est encore jeune — Ce livre (d’une autre façon mais comme en parallèle à l’autre récit-essai de la rentrée Pauvert, celui de Sébastien Rongier, dont il est ici question) est un essai en miroir brisé, fragments de récits qui assemblés agencent l’affirmation une possibilité d’être encore, vif, alerte, à l’orée, sur les bords bien dégringolés de la catastrophe globale. Et si le nom de ce collectif (à la fois vaste, dans sa forme musicale, et plus resserré dans celle-ci, du livre, autour de Pierre Jouan et Blandine Rinkel) n’est pas sans ironie, cette ironie n’est pas surplomb, cynisme, encore moins ricanement morbide (ce rire de classe, toujours aux dépends d’un autre, un rien plus misérable que soi), cette ironie-là est tonique et envisage le monde, ancien alentours et futur, par ses possibles poétiques.
Comme j’ai pu en faire par le passé, selon une tradition irrégulière, sur remue, voici le making-of de ce livre, un journal d’avant-parution, avant des compléments à venir.

(Guénaël Boutouillet)


Catastrophe, journal de bord, épisode 1

Journal d’été, en Catastrophe
Ecrire les courbatures (1/3)

(par Catastrophe : Blandine Rinkel, Pierre Jouan , Arthur Navellou & co)

3.08.17 — Ecrire les courbatures
Nous irons voir la mer mais ne partirons pas en vacances : notre esprit est omnubililé par le travail à fournir, ce qu’il faut encore écouter, lire, répéter, pour désamorcer les malentendus qu’on peut désamorcer, peaufiner les morceaux qu’on peut peaufiner, travailler les questions qui nous travaillent — nous responsabiliser. En ce mois d’août, nous nous verrons presque chaque jour, et presque chaque jour nous nous quitterons dans les courbatures et la joie discrète d’avoir, tant bien que mal, essayé. Ce journal pour en garder quelques traces — écrire les courbatures.

7.08.17 — Amis caméléons
L’amitié se travaille, se cultive, elle n’est pas une chose donnée une bonne fois pour toutes dont on pourrait tranquillement jouir, un matelas où se reposer ; pour assurer l’amitié, encore faut-il fournir des efforts, ne pas se contenter d’ignorer l’autre à l’apparition de ses premiers défauts — comme on zapperait, à la télévision, aux premières images brouillées — mais plutôt l’observer, encore et mieux, à la façon d’un entomologiste amoureux. L’amitié est une pratique, et c’est à cette pratique que nous nous adonnons, tant bien que mal, quand nous répétons, quand nous discutons, quand nous essayons de nous rendre meilleur avec nos petits projets, si dérisoires et si importants. Il faut accepter de se montrer vulnérable, fatigué, irascible, feignant ou trop émotif, il faut pouvoir se voir imparfait, changeant, caméléonesque dans les yeux des autres, et il faut encore, c’est peut-être le plus dur, soutenir que ces autres, parce qu’ils sont nos amis, nous aiment quand même, nous aiment malgré tout. Nos amis ont la force d’aimer le caméléon en nous.

23.08.17 — Ca n’existe pas, une bougie qui ne tremble pas
Chacun a sa fonction régulatrice dans le groupe. P nous rappelle à l’exigence, A au calme contemplatif, H est du côté de l’humour énergique, N incarne la légèreté, M un regard frais et B a une fonction mascotte, il met tout le monde d’accord. C’est étonnant, comme en se préoccupant d’un même objet, on ne se préoccupe pourtant jamais exactement de la même chose. Qu’est-ce qui, toi, te requiert ? A quoi fais-tu attention ? Quel est ton coup spécial, comme chez les Power Rangers, quelle est ta couleur ? Et sera-t-on capable, ensemble, de ne pas l’éteindre mais de la protéger, comme une bougie qui tremble et au-dessus de laquelle chacun met ses mains ?

24.08.17 — Et pourtant peu d’orages
Nous sentons parfois entre nous, lors des répétitions ou des réunions, des tensions qui pourraient éclater en crises et qui pourtant n’explosent pas — grondements dans le ciel qui n’aboutissent à aucun orage. Ce que nous pourrons faire si nous nous associons nous tient plus à coeur que ce qu’on gagnerait à se dissocier. Pour peu qu’on ait la politesse de ne pas souligner chez l’autre, à chaque instant, ses imperfections, la vie à plusieurs nous rend fertiles. Et parfois là, au milieu du travail, on se sent pousser des branchies, des syrinx, des troisièmes bras et des cornes, parties du corps qu’on ne pensait pas posséder quand on était seuls et qui n’existent, en effet, que le temps d’une alliance. Notre travail pour la scène est un apprentissage du commun, nous qui sommes dans la vie des solitaires.

26.08.17 — La Route du Sirque, Nexon
Trois cent paires d’yeux qui vous fixent de tous côtés, derrière, devant et dans les hanches. Cette fois, ils ne vous pardonneront rien, décèleront tous vos petits arrangements avec vous-même et les souligneront. Le pacte n’a pas changé depuis les combats de gladiateurs romains, et vous sentez les pouces qui, invisibles, se lèvent ou s’affaissent. Ces likes ou dislike si évidents vous demandent d’être graves et divertissants à la fois, de fournir un spectacle fort, efficace. Sentiment, alors, de n’être pas à la hauteur ; littéralement d’être des nains de cirque. Vous en apprenez davantage sur vos manques en une heure sur une piste sous un chapiteau qu’en six mois de répétitions à Paris.

27.08.17 — L’imagination en péril
Y’a-t-il des implications politiques dans ce qu’on fait ? Des dizaines d’heures de discussion à deux, trois, quatre, pour en démordre, des soirées où chacun s’efforce de souligner les points aveugles de l’autre autour de verres de vins de mauvaise qualité — à la fin d’une vie, pourrait-on mesurer son angoisse au nombre de litres de mauvais alcool ingéré, de cigarettes fumées ? — ou nous essayons, à plusieurs, de penser et d’agir. De rire aussi, comme un pantin sur ressors jaillit soudain de la boîte où on l’avait oublié — c’est chaque fois un soulagement.
L’état actuel de la France a beau nous mobiliser, nous n’avons pas des tempéraments militants ; nous peinons à être certains de ce qu’on assène, du moins sous cette étiquette-ci, nous peinons à distribuer les bons et les mauvais points, naviguant plutôt dans les eaux troubles de la vulnérabilité et de l’ambiguité (Thomas Mann : « La musique, c’est l’ambiguité érigée en système »). Et pourtant il nous faudra bien conquérir une forme d’assurance, ne pas se complaire dans la liquidité, apprendre à se consolider ; il y a des choses dignes de colère.
Parmi celles-ci, le bâclage des imaginaires et chaque jour, à la télévision, dans les rues, sur les journaux, la mise à mort de la nuance, de la différence. Ces notions sont en péril ; sur cela, nous tombons d’accord. Si nous sommes engagés dans l’espace ouvert par Catastrophe — un espace qui ne prétend pas tout engloutir, et nous avons à côté, dans nos vies respectives, nos autre engagements —, c’est pour l’imagination et l’écoute. Militants de la nuance ? C’est petit peut-être, et facile à railler, mais nous croyons aux différences, aux détails qui changent tout. Défendre la différence donc, défendre ce qui est autrement, ce qui n’est pas exactement comme on pensait, ce qui surprend, déplace, propose, ces bégaiements qui peuvent être d’autres manières de chanter juste.

28.08.17 — Rage de comparaison
Etre confrontés aux médias, à leurs obsession pour les images nettes et à leur rage de comparaison — se refusant à faire l’effort de décrire ce que sont les choses mais voulant éternellement les rapporter à d’autres choses, passés, déjà évaluées, déjà jugées, être confrontés à ce bienveillant bâclage, à cette sur-attention inattentive, cela nous fait douter.
Alors que nous prenons un verre au sortir de la radio, P éprouve une tristesse contagieuse : est-ce qu’il ne faudrait pas mieux tout abandonner ? Faire strictement « de la littérature », « de la musique » ou « des évènements » ? En nos noms respectifs, oublier ce commun évoqué d’une manière si caricaturale qu’elle nous désespère vite de nous-même ? Se faire artisan consciencieux chacun dans son domaine, jeter cette utopie de la transversalité, nous occuper de nos moutons, cesser d’associer les bergers ? Le bras de fer mental avec notre propre fatalisme est épuisant et nous sommes nos meilleurs ennemis intérieurs. Heureusement que la tendresse est là.

30.08.17 — Poisson dans l’eau
Le ragot, les médisances, semblent moins être des monnaies d’échange dans le milieu de la musique que dans les milieux intellectuels (littéraire, critique) ; il y a une sorte de bonhommie naturelle dans les soirées musicales qui hydrate. Comme si nos zones asséchées trouvaient dans la musique et les musicien.ne.s un liquide amniotique, apaisant pour un temps. Sans doute parce qu’il y a dans le fait d’assister ensemble à un concert un effet rituel, qui synchronise nos rythmes respectifs, qui met nos humeurs au diapason, un rituel qui nous permet, pour un temps, de mieux supporter de vivre ensemble. Joies de poissons.

31.08.17 — Tatouage et cygnes noirs
S’injecter de l’encre dans la peau est pour certains chose impensable. Ils n’aiment pas l’idée d’avoir sur eux un même dessin toute leur vie, se méfient des images indélébiles y voient une gravure dans le marbre à laquelle ils se refusent : nous sommes vivants alors tout change. Et si, dans dix ans, le tatoué n’aimait plus ce cygne noir imprégné dans son avant-bras ? Justement, répond l’intéressé, j’aurai le souvenir — une discrète trace physique — d’avoir un jour aimé l’oiseau. Sans doute se tatoue-t-il moins pour rester campé sur des signes que pour les fixer avant qu’ils ne s’évaporent ; s’il prend le risque de s’écrire sur la peau, ce n’est pas pour s’ankyloser mais parce qu’il sait et sent que tout passe. "Avant que ne s’altère et ne s’évanouisse cette mélodie d’un être qui m’habite...", un sceau déposé sur la peau.
C’est le grand malentendu du tatouage : on ne grave pas le corps pour nier que tout s’altère, mais précisément parce que tout meurt. Au delà de l’accès d’insouciance, on peut voir voir dans le tatouage un élan tragique : dessiner sa peau parce qu’elle ridera, changera de couleur et d’état, que nous oublierons les visages, les humours et les voix. Ecrire pour cette raison aussi. La force de l’écriture c’est sa fragilité, elle n’existe d’ailleurs que pour les espèces conscientes de leur propre mortalité.
« Pourquoi vouloir essayer de fixer une idée à 25 ans ? » nous a-t-on déjà demandé, soulignant le désir prématuré qu’il y aurait à formaliser un sentiment de l’existence avant d’en avoir fait le tour. Mais si nous essayons de capturer la couleur de la vie qui nous traverse aujourd’hui, c’est justement parce qu’elle s’évanouira. Parce que nous aurons bientôt fait de donner tort à nos élans, de moquer nos entrains et d’oublier nos impulsions. Nous en aurons sûrement bientôt finis d’être jeunes — au moins en restera-t-il quelques traces. Quelques courbatures de papier.


À propos de Catastrophe :

T O U T P O U R R A I T E T R E A U T R E M E N T

Catastrophe est un groupe artistique formé en 2015 et constitué d’individus de moins de trente ans. Catastrophe se produit la nuit et ne fait jamais deux fois la même chose.
Dans des cabarets et des piscines vides, dans des foyers de théâtre, des cafés fermés, sur les murs de la ville, dans les forêts et les musées, sur des disques ou des livres, au 7ème sous-sol d’un parking ou au sommet d’un gratte-ciel, sur un bateau ou des plages vides, Catastrophe imagine.
Tout pourrait être autrement.
C’est avec cette phrase à l’esprit que nous voulons vivre et faire. Ne nous interdisant aucune forme, nous désirons remettre l’imagination au centre et renverser les mots qui affligent : « Catastrophe » en grec, ce n’est pas la fin mais le bouleversement.
Faire surtout, fragilement, pour ne pas laisser l’idée de la fin gagner la partie.

13 septembre 2017
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