Ecritures Démiurgiques 3

François Rastier, sémanticien, linguiste, est directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique, où il anime l’équipe Sémantique des textes. Il est l’un des principaux théoriciens de la linguistique de corpus, qui consiste pour l’essentiel à recentrer la linguistique sur de réelles productions langagières (orales et écrites) et non pas sur de seules constructions théoriques.

Sa revue, Texto, en ligne depuis 1996, est une référence pour qui s’intéresse au sens des textes littéraires, entre autres à la portée et aux limites des ontologies.

Cet article a été publié dans Visio, en 2002, v. 6, n°4. Il est édité ici en cinq parties réparties en quatre semaines. Ont déjà paru Les textes combinatoires et La créature peut-elle créer ? Cette semaine, troisième et quatrième parties, De la distance et Donner vie. La peinture qui illustre cet article, intitulée Méditation autour du feu, est de Jacques Geninasca.

Constance Krebs

3. De la distance

Cependant, l’œuvre doit maintenir une distance qui permette une attente et une difficulté d’interprétation, parce qu’on ne reçoit véritablement que ce que l’on peut s’approprier dans un effort. L’interprète, en quelque sorte, produit du sens, voire le sens, dans la mesure où la lecture accroît le texte : en effet, le sens ne réside pas dans le texte mais dans la pratique de l’interprétation [1] ; il varie donc avec cette pratique, et c’est là un premier facteur d’indétermination.

Éloge de l’indéterminé. — La conception combinatoire de la pensée demeure irénique, car elle suppose que tout le dicible est pensable ; or un texte artistique échappe précisément à cette détermination, impose des absences, des choses qui ne peuvent pas être dites, qui ne le seront jamais, ou qui sont laissées au lecteur et le conduiront à relire.

Dans l’histoire des règles artistiques, les codes les plus contraignants semblent bien des moyens de recherche, des heuristiques. D’ailleurs, les grands auteurs de la littérature combinatoire, Perec notamment, utilisent non seulement la puissance génératrice de la combinatoire mais aussi la puissance inhibitrice de la contrainte. Elle est symbolisée par le lipogramme, effacement effacé, fascinant, car c’est dans “l’effacé” que le lecteur recherche une révélation.

Rappelons les deux conceptions de l’art que Michel-Ange avait parfaitement synthétisées quand il opposait la via di porre, qui agrège des poignées de glaise pour créer un modèle, et la via di levare qui consiste à dégager du marbre la forme artistique latente : ayant pris parti pour la seconde voie, il excluait en outre le trépan, et utilisait uniquement la gradine pour dégager la statue qui se trouvait à l’intérieur du bloc — il passait parfois des mois à le choisir. De même, on n’écrit pas un texte à partir de ses mots que l’on combinerait, on l’écrit en le dégageant des textes précédents, qui affleurent d’ailleurs dans les brouillons. Comme une tradition est toujours faite de ruptures, l’acte répété de rupture finit par individualiser l’œuvre et la rendre singulière. Bref, les théories génératives du langage et a fortiori de l’art, optimistes et séduisantes, ne rendent en rien compte de la complexité de la création artistique, car elles sont fondées sur le postulat démiurgique de la création ex nihilo.

Si de nouvelles conceptions de l’œuvre d’art apparaissent aujourd’hui, elles restent d’autant plus difficiles à cerner que notre conception de l’œuvre, notamment littéraire, la place dans une sorte de distance silencieuse. Elle suppose en effet la temporalité lente d’une contemplation, à la fois imprévisible et toujours suspendue, comme une lecture toujours recommencée, sans rien de commun avec le fameux “temps réel”, ni avec le vertige de l’immédiateté.

On ne peut même pas lui opposer l’accès immédiat, le caprice souverain du zappeur ou du surfeur internaute, fût-ce en invoquant la soudaineté de l’émotion. Le Natya Çastra, traité de poétique indien du deuxième siècle, suggère que les émotions artistiques n’ont rien de commun avec les émotions ordinaires : pendant tout le temps de la représentation artistique, on n’a plus accès à ses émotions personnelles. Dans une catharsis singulière qui n’a rien d’aristotélicien, on éprouve des émotions nouvelles ; on ne les retrouvera que là. La fonction médiatrice de l’art réside peut-être en partie dans la création de ces émotions nouvelles : en symbolisant les pulsions destructrices, il les exprime mais les transpose et les conjure dans un monde imaginal. À l’inverse, il semble que la culture de l’immédiateté ne puisse concevoir l’art comme médiation. Loin de créer d’autres gammes d’émotions, de nouvelles ambiances, elle en reste aux émotions du cerveau reptilien, et dans la plupart des jeux vidéo s’exprime par le meurtre, le meurtre toujours recommencé.

Récusant toute immédiateté, le sens d’une œuvre artistique peut devenir déterminant mais demeure toujours incomplètement déterminé : il réside ultimement dans la certitude de ne pas l’avoir complètement atteint, ou dans l’incertitude de l’avoir atteint. On peut soutenir que cette incomplétude est destinale, et témoigne de notre finitude, puisque l’impossibilité de la possession rend le désir indéfini.

La distance que l’œuvre maintient ainsi conditionne la surprise propre au plaisir esthétique. Au lieu de l’éviter, elle l’accroît : la surprise, en effet, va au-delà de l’espérance ; elle la comble, en la renouvelant. La distance maintenue conserve ainsi, au sein même d’un principe de plaisir, un principe de réalité : dans l’union de ces deux principes, on a le sentiment que le réel devient vérité, que l’existence devient vie.

Dé-ontologie. — Obsédée par l’ontologie, la tradition occidentale a longtemps privilégié l’esthétique du plein, du trop-plein : dans un tableau Renaissance, pas un centimètre n’est laissé sans peinture. Mais à présent, une œuvre trop achevée, comme le sont les tableaux de Gérôme ou d’autres pompiers, va nous sembler presque étouffante, sinon illisible ; du moins avons-nous pris quelque distance à l’égard de l’achèvement. Matisse, à Collioure, en 1905, laisse de la place entre les touches : la toile blanche apparaît entre elles.

La conception romantique du roman comme œuvre totale en fait une œuvre hétérogène. L’art contemporain a repris cet idéal d’une rhapsodie de fragments et la critique moderne a souligné la richesse des espaces entre les fragments, ou tout bonnement entre les sections ou les passages. La création combinatoire privilégie certes la composition rhapsodique ; cependant, elle n’opère pas sur des fragments, mais sur des séquences indéfiniment répétables : non entourées d’implicite, trop pleines pour être abouties. Elle reste ainsi sous la menace de la récurrence indéfinie de la musique d’ascenseur et du soap opera.

Affrontés dans des conditions nouvelles à des problèmes esthétiques classiques, les auteurs multimédia hésitent encore, pour ainsi dire, entre la surenchère et le contretemps. Si l’on privilégie la surenchère, on soulignera les points de simultanéité, par exemple entre l’acmé du son et le climax de l’image. Mais, en fait, et certains concepteurs de jeux vidéo en conviennent, on n’est pas obligé de faire tout coïncider : on a souvent intérêt à “dégrader une modalité” pour en privilégier une autre, comme à alterner les contrastes par une sorte de contretemps [2]. Dans les bons films, quand l’image semble vide, le son paraît l’occuper ; cet usage décalé permet toute une gamme d’effets esthétiques. Par la maîtrise de ces contrastes expressifs, les créateurs sont évidemment largement en avance sur les théoriciens, car ils ont une meilleure connaissance pratique des lois de la perception.

Nous sommes ainsi devant deux esthétiques bien différentes : celle du trop-plein, de l’implacable excès génératif, du foisonnement néo-pompier des détails ; à l’opposé, celle qui réserve, ménage de l’invisible, de l’inatteignable. Les touches non jointives en peinture, le cadrage serré en photo, qui suscite du hors-champ, le paragraphe elliptique… Tout n’est pas montré nécessairement
 [3], tout n’est pas également intéressant non plus, et le lecteur reste actif : n’est-ce pas, à tout le moins, une forme non-technologique de l’interactivité ? Seuls les navets montrent tout, c’est d’ailleurs le principe même de la société de l’exhibition, interminable reality-show.


Le désir de lire.
— Bizarrement, les théoriciens de la littérature n’ont guère questionné le désir de relire, ni même celui de lire. Le plaisir n’est pas l’ennemi du désir, mais pour combler l’attente en la renouvelant, à chaque page tournée, à chaque dévoilement, quelque chose doit se dérober, comme à chaque tournant d’une randonnée, à chaque étape d’un voyage. Le sens réside d’ailleurs non moins dans ce que l’on croit saisir du texte que dans la certitude de ne pouvoir tout saisir : la lecture accroît certes le texte, mais dans la mesure où elle ne prétend pas le maîtriser.

L’immédiateté du temps réel pourrait diminuer à sa manière la distance nécessaire à la construction réciproque du sujet et de l’objet : faire d’une chose un objet, l’accueillir dans le monde culturel de la subjectivité, ce n’est pas simplement l’affaire d’un plaisir immédiat, car le point vide du présent ne peut être considéré comme une plénitude. A fortiori, la temporalité spécifique qui distingue l’œuvre d’un simple objet, et une œuvre entre toutes, reste faite d’attentes et de regards en arrière : elle assure ainsi la perpétuité d’un présent dont la plénitude échappe aux instants. Cette tension temporelle propre à la textualité reste essentielle au sens, et lui confère d’ailleurs sa portée destinale de mort surmontée.
Depuis Hegel, la beauté a cessé pour les modernes d’être une valeur esthétique ; le romantisme tardif a exploré les mille ressources de la laideur ; mais dans une ultime phase, proprement post-moderne, on peut tenter d’en finir aussi avec la laideur. Du moins, pour annuler la beauté comme la laideur et parvenir à l’insignifiance, on a exploré deux voies principales. (i) La voie du démiurge ex machina exhibe soudain l’artiste, dans la nudité de ses autoportraits, autofictions, etc. : l’œuvre n’est qu’un miroir narcissique dans lequel la nudité, qui n’est plus même la nuditas criminalis du péché, ni la nuditas naturalis de l’innocence, reste dépourvue de sens, car elle a perdu tout contexte. (ii) La voie du démiurge horloger ou “in machinam”, efface en revanche l’auteur derrière son œuvre. Elle tend à réduire l’œuvre à une combinatoire, au risque de diminuer avec sa clôture sa textualité et son intertextualité. Or la combinatoire, mal maîtrisée, peut engendrer la monotonie, conformisme local qui émousse toute attente [4]. Plus inquiétante encore semble la perte de l’intrigue : la tension narrative de l’œuvre qu’assure l’intrigue, le mythos, s’efface, et elle “tombe des mains” car elle se réduit à une série de péripéties, voire se disperse en spots successifs. Par exemple, en génération narrative assistée, pour des raisons de complexité, et faute d’avoir pu penser la détermination du global sur le local, il reste techniquement très difficile de programmer les liaisons entre les séquences pour les sommer dans une totalisation : on doit se contenter de faire se succéder des paragraphes. On croit vérifier ainsi, par incapacité pratique comme par scepticisme post-moderne, la fin annoncée des “grands récits” instituants, aux enseignements d’autant plus inépuisables qu’ils sont conjecturaux.

4. Donner vie

Les deux démiurgies. — Les deux conceptions de la démiurgie radicalisent l’opposition entre poiesis et praxis qui préoccupait déjà Aristote [5]. La poiesis tend vers un but, et procède d’une cause finale : elle peut engendrer ainsi de grands récits, car le propre du récit est d’avoir une fin, qui ne soit pas simplement un terme, mais un accomplissement. Ainsi, elle donnerait vie. En revanche, la praxis doit être rapportée à la cause efficiente : instrumentale, elle est réputée produire sans véritablement créer. Témoignant d’un mythe technologique qui transforme la poiesis en praxis, la littérature combinatoire est-elle capable de créer des mythes et de s’imposer par là ? Par son programme même, elle critique ironiquement l’exaltation de convenance qui s’attache généralement à la création littéraire.

La théologie chrétienne semble avoir hérité de la distinction entre poiesis et praxis. Les deux principales conceptions de la création qui rivalisent aujourd’hui dans les arts procèdent de deux notions traditionnelles de la puissance divine, dont nos modernes démiurges se sont emparés : la potestas, ou souveraineté, était redoublée par la potentia, ou capacité illimitée. Alors que Leibniz primait la potestas, Spinoza définit Dieu comme potentia. Dès lors, Dieu peut se confondre avec le système de la nature et ses lois éternelles. La science moderne peut enfin récuser la potestas mystérieuse et transcendante pour s’attacher, en privilégiant l’explication causale, à la potentia empirisable et susceptible de régularités descriptibles. Par exemple, des théories du langage se sont ainsi fixé le but exorbitant d’engendrer l’infinité des phrases (Chomsky) et des textes possibles (Hjelmslev). En littérature, les Mille milliards de poèmes et la foule de leurs descendants informatisés sont là pour excéder toute lecture humaine, égalant ainsi le verbe divin.

À l’opposé des Ingénieurs de génie qui déploient leur potentia, les Poètes de notre romantisme tardif exercent leur potestas, liberté imprévisible de l’acte immédiat, par différents fiat : le happening, l’action painting, le crachat (Kurt Schwitters) [6] , la scarification au rasoir en direct (Gina Pane) et les diverses stigmatisations du body art qui déclinent un à un tous les mystères de l’incarnation.

Aux démiurges de la potentia l’instrumentation, l’ironie mécanique du grand horloger, providentiel mais en retrait ; à ceux de la potestas, l’irruption du deus ex machina, qui s’exhibe et fait de cette monstration son œuvre. Incarnation oblige, il revêt souvent la nudité de victime, voire brandit lui-même le sommaire couteau du sacrifice.

La Vie artificielle. — Dans les sciences aujourd’hui, de nombreux développements se réclament du paradigme de la vie artificielle : on peut citer des simulations de la vie “sociale” de populations d’automates élémentaires, des produits comme les puces biologiques qui utilisent des molécules organiques ou des algorithmes génétiques qui, engendrés automatiquement, sont ensuite sélectionnés par compétition pour des tâches.

La créature qui unirait le vivant et l’artificiel, la chair et le métal [7], témoignerait des deux modes de la puissance, potestas et potentia, unifierait en elle toutes les séductions de la démiurgie. Elle unirait la téléonomie du vivant et la téléologie du mécanique, en même temps que l’autorité des sciences de la vie et celle des sciences de la nature.

Le programme de la cybernétique s’est constitué autour de cet idéal de maîtrise [8]. L’Intelligence artificielle en est un des aboutissements, tant dans le cognitivisme orthodoxe, qui prime la potentia et conçoit le cerveau à l’image des ordinateurs, que dans le connexionnisme, qui conçoit les ordinateurs à l’image du cerveau. Qu’ils proposent de mécaniser l’humain ou d’anthropomorphiser le mécanique, l’ascendance démiurgique de ces programmes reste évidente, et malgré leur sophistication technique, les mythes qui les inspirent restent archaïques. Impossible ici d’évoquer l’immense descendance du Golem [9] ; ni les robots et cyborgs nés de l’Ève future, cette femme artificielle de Villiers de l’Isle-Adam. Mais il faut cependant saluer les clones, non seulement parce qu’ils somment et concrétisent l’exaltation narcissique, mais parce qu’ils unissent l’unicité du prototype, qui relève de la postestas, et la multiplicité des produits, qui relève de la potentia. Orlan elle-même, avec une pénétration admirable, affirmait récemment : “Le rôle du démiurge s’est déplacé : il n’appartient plus à l’artiste, mais au scientifique, qui sait créer de l’humain.
 [10]

Prenons pour exemple artistique le Life species system de Christa Sommerer et de ses collaborateurs (ATR, Kyoto). S’appuyant initialement sur la grammaire générative chomskienne, il en garde le principe combinatoire, pour créer des formes évoquant des animaux primitifs qui se meuvent sur l’écran : à chaque lettre correspond un trait visuel, et tout mot envoyé au système sera exécuté comme une suite d’instructions qui modifie les composants et les paramètres d’évolution de l’image. Par cette forme d’interactivité, tout message d’un “spectateur” présent ou lointain crée un animal individuel qui vivra sa vie parmi ses congénères sur l’écran. La générativité devient ici génétique voire génésique, puisque tout utilisateur crée de la vie artificielle. Ainsi, ce système d’art numérique associe générativitité combinatoire, interactivité, genèse “biologique”, et participe des trois grands domaines que nous venons d’aborder. Unissant postestas et potentia, il fait de chacun un démiurge occasionnel, capable de créer de la vie par son langage, et se recommande par là du paradigme scientifique de la vie artificielle — tout en renouvelant le mythe du Nom divin qui crée le monde par sa seule autoprofération.

***

Les sciences comme les arts sont imbus de croyances dont le substrat mythique affleure ; mais dans la mesure où ils assument leur fonction critique, tant à l’égard de leurs théories que de leurs techniques, ils parviennent à les renouveler, voire à les dépasser.

La création artistique et la création scientifique ne sont d’ailleurs pas si éloignées qu’on veut le croire, et les “deux cultures” n’ont été séparées que par un romantisme vieillissant. D’ailleurs, les créateurs d’œuvres hypertextuelles et de performances multimédia participent sans états d’âme de ces deux cultures et annoncent de nouvelles figures de l’artiste.

Utilisés pour renforcer les conceptions théologiques de la création, devenues démiurgiques, les nouveaux moyens techniques méritent mieux, en effet, que la monotonie et la volonté de scandale, qui toutes deux scandent hypnotiquement notre quotidien : les sauver avec nous de ces insignifiances, c’est la tâche indéfinie des créateurs. Avec les nouvelles techniques de création apparaissent de nouveaux problèmes esthétiques : après les œuvres qui leur répondent à leur manière, ces problèmes sont sans doute ce que les créateurs apportent de plus précieux ; puissent-ils permettre de dépasser les vieilleries démiurgiques qui obscurcissent encore la fonction asociale — ou l’absence de fonction sociale — de l’art dans la société de marché mondialisée.

Les nouvelles œuvres numériques ne sont pas par nature plus “métissées” que les œuvres de jadis, mais elles le sont autrement. Cependant, en sémiotique comme en génétique, faute de races pures, le métissage est de règle : que tout objet culturel soit hétérogène, la chose est entendue, et les théories néo-bakhtiniennes de l’hétérogénéité des textes rappellent cette évidence. Elle est triviale, car tout objet culturel participe d’une performance qui met en jeu les niveaux représentationnel, sémiotique et physique de la pratique, tant pour sa production que pour ses interprétations. En outre, à l’exception temporaire des calculs formels, tout objet culturel met en jeu plusieurs sémiotiques.

Aussi, la singularité essentielle des œuvres d’art consistait non pas dans cette hétérogénéité fondamentale, mais dans ce qu’Alberti appelait la concinnitas [11], tout à la fois structure permettant la détermination du local par le global et visée unifiante permettant la détermination du passage par la portée tensive du propos comme la maîtrise de toute hétérogénéité.

Cependant, l’œuvre s’est ouverte. L’inachèvement devenu une valeur, l’identité de l’auteur, du texte multimédia et du lecteur se dissipent ensemble dans des parcours qui deviennent errance sur des chemins qui se perdent dans la forêt obscure des signes
 [12]. À l’hétérogénéité de l’objet culturel répond celle du sujet, puisqu’ils se construisent ensemble dans leur couplage. Mais depuis Alberti le rapport entre concentration et dispersion a changé : à la centration totalisante sinon totalitaire de la potestas s’oppose la vigueur centrifuge de la potentia. Entre le narcissisme spéculaire de l’œuvre fermée et la dispersion du sujet dans l’œuvre ouverte, l’art numérique contemporain refuse à bon droit de choisir définitivement.

François Rastier

La semaine prochaine, Epilogue. Puissance et Volonté.

7 février 2007
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[1Cf. l’auteur, Arts et sciences du texte, Paris, PUF, 2001, ch. 1 et 4.

[2“Nous appelons point de synchronisation, dans une chaîne audio-visuelle, un moment de rencontre entre un moment synchrone et un moment visuel concomitants, autrement dit un moment où l’effet de syncrèse est plus marqué et plus accentué. La fréquence et la position des “p.d.s.” dans la durée d’une séquence contribuent à lui donner son phrasé et son rythme, mais aussi à créer des effets de sens et de soulignement.” (M. Chion, Le Son, Paris, Nathan, 1998, pp. 230-231.)

[3Un grand maître japonais du tatouage, trésor vivant, se refuse toujours à utiliser la couleur : en imposer une, pour une fleur, par exemple, empêcherait de voir en imagination toutes les autres possibles.

[4Le risque de l’easy listening est bien réel : le blasement a fait des Quatre saisons le prototype de la musique de petit déjeuner de chaîne hôtelière.

[5Cf. l’Ethique à Nicomaque, VI, 2, 40 b.

[6On connaît sa formule : “Tout ce que crache l’artiste, c’est de l’art.” Bien d’autres, le prenant au pied de la lettre, exposeront consciencieusement leurs diverses déjections (cf. les excréments en boîte, dûment signés, de Piero Manzoni).

[7Chair et métal est le titre d’une revue canadienne consacrée aux arts numériques.

[8Formulé par des réfugiés, des rescapés, il visait, au lendemain de la seconde guerre mondiale, à rétablir désormais, par la communication universalisée, la paix entre les hommes. Il poursuivait ainsi, dans des conditions nouvelles, les grands projets de Lulle et de Leibniz.

[9Modelé dans l’argile, il était animé par le shem, formule secrète que son créateur le rabbi Loew avait déposé dans sa bouche et qui jouait le rôle du programme. Le premier grand ordinateur de l’Institut Weismann à Tel Aviv était nommé Golem : c’est Gershom Scholem, le grand historien de la Kabbale, qui l’avait ainsi baptisé. Norbert Wiener, fondateur de la cybernétique aimait d’ailleurs se prétendre descendant du rabbin Loew ; il a d’ailleurs écrit un God & Golem Inc. (rééd. Editions de l’Eclat, Nîmes, 2001). Un autre Pragois, Karel Capek, dans sa comédie futuriste R.U.R. (Rossum’s Universal Robots, 1921) multiplia et socialisa le Golem, qui de valet obtus devient prolétaire. À la fin de la pièce, Helena et Primus, successeurs androïdes d’Adam et Ève, finissent par connaître l’amour : leurs noms conjoignent l’origine et la beauté, car ils incarnent ironiquement le rêve démiurgique de l’homme nouveau.

[10Le Monde, 22 mars 2001, p. 31. Il est clair ici que l’artiste et le savant sont les deux figures modernes de la démiurgie.

[11Cf. De re aedificatoria, IX, 5. Cette notion issue de la tradition rhétorique, et dont Alberti a fait une sorte d’harmonie mathématiquement fondée, sera à la base du disegno florentin, dont le design d’aujourd’hui témoigne encore quelque peu.

[12La randonnée extatique fut la pratique clé des religions préhistoriques qui se sont continuées dans le chamanisme. Les hallucinogènes ne lui sont pas étrangers. L’art numérique immersif en retrouve les angoissantes délices ; sera-t-il un nouvel opium populaire ?