Emmanuèle Jawad | Véronique Pittolo et le cinéma

"Si, au-delàde son renouvellement constant àchaque film et àchaque projection, le cinéma définit son pouvoir très particulier de produire des effets de mémoire, nous savons donc, depuis quelques générations, que par cette mémoire ( en tels cas par des images précises) une partie de notre vie passe dans des souvenirs de films, parfois les plus indifférents aux contenus de cette vie. C’est donc, aussitôt, du seul sentiment d’étrangeté persistante - comme s’il demeurait cet humus qui reçoit les images - né avec "mon" cinéma, que j’ai désiré rendre compte ; que j’ai voulu écrire pour qu’il devînt sensible."
J.L Schefer, L’homme ordinaire du cinéma

Montage (Editions Fourbis, 1992), Héros (Editions Al Dante/ Niok, 1998) et Gary Cooper ne lisait pas de livres (Editions Al Dante/ Niok, 2004) sont trois livres fortement marqués par le cinéma s’inscrivant dans les premières publications de Véronique Pittolo. Si chacun des titres se réfère explicitement àce domaine, Montage, peut se rapporter également aux opérations de montage effectuées sur le texte lui-même. La référence cinématographique traverse le livre et de façon plus globale l’image (photographique, filmique) qui reste le support privilégié d’où surgissent les éléments autobiographiques de l’enfance structurant le texte. Le livre s’ouvre sur une phrase centrée occupant seule la page « - J’ai toujours souhaité faire du cinéma.  » Plusieurs notations d’un lexique cinématographique ponctuent le texte (indication donnée en note descriptive de scénario « rythme lent  », « travelling  » etc). Les photographies semblent issues des albums de famille comme autant de photographies-pages (« Désormais la nuit ressemble àune créature sans désir : photos feuilletées seul le soir, enveloppé de distraction  »). La deuxième section du livre se compose d’un dialogue fictif avec un cinéaste anonyme puis avec un acteur (où « Je dialogue avec les questions et les réponses, dans le désordre.  ») Ces échanges, dans une approche critique, évoquent ce que serait le « parcours – type  » d’une carrière (« J’ai d’abord fait du cinéma en amateur. / – Des fictions ? / - Des documentaires, le domaine expérimental, puis le désir d’être professionnel, le genre commercial…  ».) Si l’image photographique et le cinéma participent ici àla résurgence de l’enfance (« Une existence rythmée par les sorties hebdomadaires, le cinéma.  »), Montage amorce ce que développera remarquablement Véronique Pittolo dans les livres qui suivront : détournements des stéréotypes et des codes sociaux dans une critique acerbe.

Dans Héros, Le texte se découpe selon deux registres : descriptif (d’une action filmique, concernant des séquences avec personnages) et énoncés (marqués en italique) qui relèvent davantage du discours sur différentes notions cinématographiques (héros, héroïne, personnage, action etc.). Le texte-scénario introduit des photogrammes et se réfère aux « films d’action  », policiers, thrillers sur un mode incisif. On retrouve déjàdans cette thématique du héros les personnages de cinéma mais également de contes traditionnels revisités des livres suivants (Gary Cooper ne lisait pas de livres, La jeune fille dans tout le royaume notamment). Le personnage, sous l’angle du héros, est analysé au regard de l’action, de l’héroïne (dans son rapport àcelle-ci « L’héroïne est nécessaire àla validité du héros.  ») dans un scénario qui met en place trois personnages principaux (Jeff, Muriel et Bill) et un narrateur très présent dans la partie discursive du texte.

La notion de personnage est reprise très largement dans Gary Cooper ne lisait pas de livres où l’une des sections de l’ensemble est intitulée « Plans personnages  ». La composition du livre en textes-séquences concerne différentes composantes cinématographiques (spectateur, personnages, approches métonymiques avec « le cou  », (le baiser), « les cheveux  », etc.). La première section de ce livre, tout comme Montage, reste marquée par la présence des souvenirs d’enfance. Elle analyse la fonction du film sur la mémoire du spectateur (« Les films précisent ma mémoire personnelle. / Découpée, mon histoire ralentit dans une succession / de plans reliés par un processus mental. ») La plus longue section du livre concerne les personnages. Intitulée « Plans Personnages  », elle décline reprenant en titres les noms d’actrices et d’acteurs qui sont autant d’icônes du cinéma (Liz Taylor, Rita Hayworth, Gary Grant, Gary Cooper, Jean Marais etc.) Portés par un humour implacable, les registres critiques de l’écriture relèvent de la déclinaison des codes sociaux et des stéréotypes affectant les acteurs et les personnages de cinéma (« Un homme essentiellement physique peut-il être intelligent ? / La taille des neurones est-elle proportionnelle au développement des cellules qui déterminent l’accession àla célébrité ?  » ; ànoter également de nombreuses catégories dans le texte « Blonds nautiques  », « Brunes babyliss  » etc.)
Ces trois livres, explique Véronique Pittolo, restent "reliés entre eux par un imaginaire du cinéma qui se confond avec l’histoire de la narratrice".

15 septembre 2017
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