En dessinant, en écrivant

Liens vers Sylvia Plath :
site (en anglais) consacré à Sylvia Plath

Sylvia Plath sur Esprits Nomades
sur tiers livre
dans l’anthologie permanente de Poezibao

écouter Sylvia Plath lire Daddy

Valérie Rouzeau a publié Sylvia Plath. Un galop infatigable aux éditions Jean-Michel Place.


 

Rares sont les écrivains dont l’œuvre est publié intégralement de leur vivant. Sur leur table de travail, dans des tiroirs fermés à clé, sur des étagères dérobées on découvre, après leur mort, des textes en cours, d’autres inachevés, abandonnés par eux ou refusés par les éditeurs. Le temps passant, ces pages inédites paraissent. C’est d’autant plus vrai quand un écrivain meurt dans son jeune âge. Il ou elle commençait d’écrire, de publier, cent projets l’agitaient, telle Sylvia Plath qui s’est suicidée le 11 février 1963, à l’âge de trente et un ans, à Londres, 23 Fitzroy Road. Elle était née à Boston, dans le Massachusetts.
De son vivant elle n’a publié que deux livres : The Colossus, un recueil de poèmes, en 1960, et un roman The Bell Jar [La Cloche de détresse] le 14 janvier 1963, moins d’un mois avant sa mort, sous le pseudonyme de Victoria Lucas, reparu sous son nom en 1966. Depuis, des œuvres d’elle ne cessent de paraître.

Qui a lu La Cloche de détresse [1] n’a jamais oublié les premières lignes de ce roman :

C’était un été étrange et étouffant. L’été où ils ont électrocuté les Rosenberg. Je ne savais pas ce que je venais faire à New York. Je deviens idiote quand il y a des exécutions. L’idée de l’électrocution me rend malade, et les journaux ne parlaient que de ça. La « Une » en caractères gros comme des boules de loto me sautait aux yeux à chaque carrefour, à chaque bouche de métro fleurant le renfermé et les cacahuètes. Cela ne me concernait pas du tout, mais je ne pouvais m’empêcher de me demander quel effet cela fait de brûler vivant tout le long de ses nerfs.

Dessins [2] rassemble des œuvres de 1955-1957, années durant lesquelles Sylvia Plath étudie au Newnham College de Cambridge grâce à une bourse Fulbright. Peut-être écrit-elle mais elle n’a encore rien publié. Ces quarante-cinq dessins sur papier au crayon ou à l’encre et à la plume, ont été exécutés, chronologiquement, en Angleterre, en France, en Espagne, aux États-Unis, ils retracent son itinéraire.
Tous portent un titre. Study of Shoes, Beaujolais Bottle, Ted Hughes, Study of a Fishing Boat, Sketch of Restaurant Interior donnent à voir ce qu’ils ont nommé : une paire de chaussures, une bouteille de beaujolais, Ted Hughes (son mari, rencontré en Angleterre), un bateau de pêche, une salle de restaurant. Ils ne disent pourtant rien de la sensation de solitude des deux jolis escarpins noirs dessinés en 1956. Study of Shoes ne dit pas qu’ils semblent avoir été abandonnés à la va-vite par celle qui les avait chaussés, non pour rejoindre un séduisant danseur rencontré au bal mais pour se jeter dans un fauteuil et éclater en sanglots — il faut les avoir vus, les regarder longtemps [3].
Sylvia Plath porte une attention précise, délicate aux choses modestes, lieux, personnes qui l’entourent. Et le cœur se serre à l’identique devant un marron d’Inde, un parapluie, un chat, un vieux camion, une bouilloire, un chardon cent fois négligés par le regard avant qu’il les voie dessinés. Le trait est assuré, appuyé, de peu d’ombre. Les toits, les pots, les rebuts ne sont pas dispersés ou éclatés dans la feuille, ils font masse, sans arrière-plan le plus souvent. Son regard évoque celui de Marina Tsvetaeva, il ne s’éloigne jamais de ce qui est à portée de main, de vue, de vie quotidienne. C’est de là que ses dessins nous décrivent les menus gestes, émotions, déplacements, émerveillements de l’existence, tourments et grands roulis.

Des textes accompagnent les dessins de Sylvia Plath : une préface de sa fille Frieda Hughes, des lettres à Ted Hughes et à sa mère Aurelie, un extrait de son journal en date du mercredi 21 août 1957 qui témoigne de son art de voir et de décrire :

Hier : l’étrange spectacle de crabes violonistes dans la boue de Rock Harbor Creek : boue de la marée basse cernée d’une frange de hautes herbes sèches et cassantes s’étendant jusqu’au marais vert-jaune. Boue, humide au centre, animée par la course vibrante des crabes aux carapaces vert sombre, tels des hybrides maléfiques d’araignées, de homards et de grillons, brandissant une pince gigantesque vert pâle et avançant de travers. Quand nous nous sommes approchés, les crabes qui se trouvaient au pied de la butte s’y sont précipités, dans les trous sales de terre noire, entre les racines mêmes des herbes, tandis que ceux qui étaient au centre vaseux de la mare asséchée se sont ensevelis, sous de petits couvercles de boue, jusqu’à ce qu’on ne voie plus que les pinces qui dépassaient à peine de la petite falaise de la butte, et les coudes et les yeux qui épiaient depuis la multitude de trous parmi les racines des mottes d’herbes et les grappes de coquilles de moules qui sèchent, comme autant de bulbes de crustacés.

11 octobre 2016
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[1Traduit de l’anglais par Michel Persitz, préface de Colette Audry, note biographique de Lois Ames, Denoël, 1972 ; Gallimard, collection L’Imaginaire, 1988.
Les éditions Gallimard ont rassemblé en un volume de la collection Quarto les œuvres principales de Sylvia Plath, 2011.

[2Traduit par Valérie Rouzeau, Dessins de Sylvia Plath vient de paraître, avec soin et élégance, aux éditions de La Table Ronde qui ont également publié Le jour où Mr Prescott est mort, un recueil de nouvelles, et Carnets intimes.

[3Comme on aura lu, regardé longtemps les chaussures peintes par Martine Drai.