En pays de Gueldre et de mélancolie

Et en même temps que nous arrivons à cette conclusion, toutes sortes de concordances, d’analogies et de correspondances entre ces différentes parties nous apparaissent, comme la nuit, lorsqu’on regarde un peu de temps le ciel, le nombre des étoiles paraît augmenter. »

Valery Larbaud, 1921, préface à Gens de Dublin de James Joyce.

  Celui qui écrit s’appelle Ange, il se fait appeler Jean, on est en Gueldre où les lieux se nomment Bezuidenhout, Ede, Marken, Veluwe et les lieux-dits Le Canada, La Sibérie ou L’Étang noir, « on sait ainsi qu’il y fait très froid l’hiver ».
  Il a seize ans et il écrit trois carnets qui portent les dénominations de trois couleurs : Bleu, Noir, Rouge, afin de raconter ce qu’il a découvert de ces trois choses : la littérature, la guerre, l’amour.

  Il y a quatre ans - il avait douze ans -, une fugue l’a conduit, au hasard d’une bouteille de limonade qu’il s’apprêtait à voler dans une épicerie et qu’on lui a offerte, chez M. Prins. C’est là qu’il vit désormais, avec les deux fils, Han et Jan, et Mme Prins.
  Le jour où M. Prins l’a ramené, Mme Prins ne lui a pas demandé son nom, ni d’où il venait, encore moins où il allait, mais s’il aimait les girolles, c’était le plat principal du repas qu’elle lui a proposé de partager avec eux.
  Han est devenu géologue en Afrique.
  Jan lui a appris à jouer aux échecs.

  Il y a quatre ans, ce n’était pas sa première fugue. Il a fait sa première fugue à l’âge de huit ans, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais qu’est-ce que la Seconde, la Mondiale quand on est à l’âge où se vivent « l’alliance avec le temps », « un accord immédiat », « le cœur de l’être, l’apogée » ? La guerre, il la connaît mieux. Il a fui dans les bois afin de retrouver la solitude et l’effroi, la désolation dans quoi il avait vécu durant cette période - les sensations perdurent plus longtemps que leurs causes -, occupation allemande, arrestation de la mère par la Gestapo puis son évasion grâce à la Résistance, arrivée des soldats américains, retour d’un inconnu qui s’est dit son père et qui a disparu dès le lendemain.
  La littérature, c’est la bibliothèque de M. Prins : Rimbaud, Dhôtel, Stendhal, Follain, Larbaud, Cendrars, Apollinaire, Thiry, London, Mac Orlan.
  L’amour est aussi innombrable que les livres, il se prénomme Germaine, Claude, Mara, Perle d’Eau, Carlijn, Madeleine, Erica. Il est unique : il a le visage et le corps de sa mère dont la beauté est le salut et la malédiction.

J’ai abandonné ce carnet pendant les vacances de Pâques. Avec le maître d’escrime, des filles et des garçons du gymnasium, nous sommes allés camper dans les bois et la bruyère de Leuvenum. À vélo, bien sûr, par la route de Lunteren et Barneveld, pas loin de Harderwijk, à deux tours de roue du vieux port, face au Veluwe-meer, et au polder d’Oostelijk Flevoland. Peu à peu le Flevoland du Sud s’ensable, mais il est encore possible de faire la traversée, de Harderwijk à Amsterdam. Bientôt le Zuyderzee sera devenu l’Ijsselmeer, un lac fermé par la digue qui traverse les flots entre Den Oever et Harlingen. Au centre de la digue la plus proche, à l’ouest de Kampen, à mi-chemin, on construit Lelystad, deux banques, trois temples, trois maisons basses au toit rouge, devant les flots furieux du nord. Moi aussi je suis furieux, et puis je me résous à n’être que triste. Et le paysage du polder, avec ses ciels puissants et ses couleurs contrastées, le vert des prés déjà sous le mauve des nuages de grand vent, le paysage finit par me fasciner. Une immensité brutale où les chenaux lancent des éclairs de soleil, et la mer agitée se défend en pointant des langues de brume, en ameutant des fantômes de serpents de mer.

  Ou cela : un garçon de seize ans qui se tient derrière la lucarne du dernier étage d’une maison regarde apparaître et disparaître les figures présentes du passé dans les ruelles de l’hiver adulte.

  Ou bien cela : écrit-on un roman d’apprentissage si on a jamais appris quoi que ce soit de la vie ou de la littérature ? Et encore : peut-on avoir conscience de l’enfance et de l’innocence ?


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Une adolescence en Gueldre a paru aux éditions de La Table Ronde qui ont publié, entre autres, La Pluie à Rethel, Ange Vincent, Cavale, Boléro.

Biographie et bibliographie sur le site du Temps qu’il fait.

Lire dame et dentiste sur Inventaire-Invention.

Dominique Dussidour

5 octobre 2005
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