Excitations de Balzac

« Vous tous, illustres chandelles humaines, qui vous consumez par la tête, approchez et écoutez l’Evangile de la veille et du travail intellectuel ! »

(Honoré de Balzac, « Traité des excitants modernes », 1839.)

Le nom de Balzac ne serait-il pas, en fait, une sorte d’anagramme ratée, enfumée, du mot « tabac » ?

Car la carotte magique semble un appel rougeoyant à pénétrer dans ces lieux de perdition où le cafetier met à la disposition du client (ou, pire, de l’habitué) ces cinq substances : l’alcool, le sucre, le thé, le café, le tabac... dont l’absorption, écrit Balzac, « a pris depuis quelques années des développements si excessifs, que les sociétés modernes peuvent s’en trouver modifiées d’une manière inappréciable ».

Ce texte fameux (ou fumeux, pour l’un de ses exégètes) nous revint à l’esprit quand nous nous rendîmes, le 10 décembre, à un déjeuner se tenant rue de Chateaubriand à Paris (8e). Or, celle-ci est parallèle avec la rue Lord Byron, et toutes les deux coupent la rue Balzac.

« Quand on mène de front la vie intellectuelle et la vie amoureuse, l’homme de génie meurt, comme sont morts Raphaël et lord Byron », note d’ailleurs Balzac dans son brûlot...

On sait que Balzac, né à Tours le 20 mai 1799, a vécu notamment à Paris, de 1840 à 1847, au 47, justement, de la rue Raynouard (16e), puis au 14, rue Fortunée (peut-être un signe pour Honoré ?) jusqu’à sa mort, le 18 août 1850.

Cette rue Fortunée devint ensuite la rue Balzac, cette même funeste année.

La maison du 16e existe toujours, elle se prête à la visite ; mais la deuxième (située à l’époque au 22, rue Balzac) a disparu dans une virtualité toute romanesque...

C’est sans doute la raison pour laquelle presque toutes les enseignes (il n’y a pas beaucoup de commerces dans cette artère qui monte perpendiculairement sur la droite des Champs-Elysées, et redescend jusqu’à traverser l’avenue de Friedland) portent le nom de Balzac comme pour rendre encore vivante sa présence tutélaire...

Pourtant, il n’y a pas de librairie Balzac dans la rue Balzac !

Cinéma indépendant, "Le Balzac" qui est campé là depuis quelques décennies, résiste toujours à l’avancée des multiplexes et des « majors ». On y découvrit en 1980 le formidable « Raging Bull », de Martin Scorsese, qui valait bien de sécher quelques heures d’un DESS à Paris-Dauphine !

Dans son « Histoire et mémoire du nom des rues de Paris » (Editions Parigramme, 1999), à la rubrique « Gens de lettres », Alfred Fierro n’hésite pas à écrire : « La littérature du XIXe siècle a très fortement inspiré les conseillers municipaux, pas toujours à bon escient, car bon nombre de ces cent quatre-vingt-huit écrivains sont aujourd’hui oubliés »...

Et de dérouler toute la liste : « Albert Samain, Alexandre Dumas (...), Balzac, Barbey d’Aurevilly, Charles Baudelaire, Chateaubriand (...), Edgar Poë (...), Emile Zola (...), Guillaume Apollinaire, Gustave Flaubert (...), Lautréamont (...), Marcel Proust (...), Paul Verlaine (...), Raynouard (...), Rimbaud (...), Stéphane Mallarmé (...), Théodore de Banville, Tolstoï (...), Victor Hugo, Victor Ségalen (...), Villiers de l’Isle-Adam. »

Lamennais a échappé à cette distribution des prix : la rue qui placarde son nom permet d’apercevoir, tout au bout, la statue de Balzac qui est assise, de l’autre côté de l’avenue de Friedland.

Mais le voiturier du célèbre restaurant Taillevent ne connaît vraisemblablement, malgré sa cape à l’ancienne, que les Mercedes et BMW qu’il va garer plus loin, une fois les convives débarqués.

En allumant peut-être un cigare à la fin du repas, quelques-uns d’entre eux pourraient se répéter cette formule de Balzac : « On ne s’était jamais douté des jouissances que pouvait procurer l’état de cheminée ».

« L’ordre gendelettre (comme gendarme)... » écrit carrément Balzac dans sa Monographie de la presse parisienne (1843) : et le voilà qui égratigne notamment ceux qui possèdent des rues près de la sienne !

Ainsi : « Le pamphlet Cormenir est filandreux, celui de M. de Lamennais est nuageux. M. de Chateaubriand, dont les dernières brochures sont supérieures à ses premières, est arrivé à l’âge où l’on n’écrit plus de pamphlets. Le pouvoir, qui s’endort dans une trompeuse sécurité, ne comprendra ses fautes envers l’intelligence qu’à la flamme d’un incendie allumé par quelque petit livre. »

Horreur : il n’y a pas non plus de Maison de la presse dans la rue Balzac !

Pourtant, celui-ci a établi un provocant axiome : « Pour le journaliste, tout ce qui est probable est vrai ». Reste simplement à calculer les probabilités...

Une fois traversée l’avenue de Friedland, la rue Balzac continue jusqu’à la rue Saint-Honoré, une petite coïncidence délicieuse, puisque c’est aussi le nom du restaurant qui se trouve en face de l’endroit où Balzac habita jusqu’à sa mort.

Maintenant, c’est l’Hôtel Salomon de Rothschild qui occupe le terrain et des affiches en plexiglas donnent quelques informations sur la propriété :

« Au début du XIXe siècle, elle fut convertie en lieu de divertissements avec des restaurants, un moulin, des boutiques et même des montagnes françaises.
Vers 1846, Honoré de Balzac fit l’acquisition d’une maison construite sur l’emplacement de celles-ci où il finit ses jours. »

Balzac a toujours apprécié les statues (l’œuvre de Rodin le représentant fit scandale) : « Plus que personne, j’aime la statuaire, car je comprends le monde d’idées qui s’enfouit dans les travaux cachés qu’elle exige » (lettre au sculpteur Etex, 19 novembre 1842).

Le monument qui lui est dédié, commencé par Alexandre Falguière, terminé par Paul Dubois et inauguré en 1902, place Georges Guillaumin, est encerclé actuellement : la Direction de la Protection de l’Environnement de la Mairie de Paris a lancé des travaux le 25 octobre dernier. Objet : « Restructuration du lieu d’appel Guillaumin », précise textuellement le panneau d’information. Durée des opérations : sept mois.

Au fond, Balzac, sur son socle, semble dubitatif, mais il se réconforte, comme d’habitude : « Le café est un torréfiant intérieur ».

Dominique Hasselmann

18 décembre 2004
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