Fabienne Swiatly : Je nous cherche
Fabienne Swiatly nous a déjà fait l’amitié d’un texte qui a paru dans la revue au Printemps 2005 : Gagner sa vie.
De Je nous cherche, elle écrit : « Je suis étonnée de la violence qui est en moi mais quelque chose m’inquiète... De ce qui semble vouloir se tramer dans une fausse complexité qui devrait nous garder à distance. On nous veut ignorants et je ne connais rien de plus dangereux. »
Je nous cherche
Il est un lieu cet été qui est revenu s’obstiner en moi et qui n’a pas voulu que je me repose de lui. Un lieu qui ne se détache plus et me rappelle que l’on n’entre pas impunément là où sont enfermés les hommes. De ces hommes que l’on relègue au silence comme si leurs erreurs n’avaient rien à raconter de nous. Pourtant leurs voix imprimées en moi qui résonnent en désordre. La voix de ceux enfermés dans la vieille prison de Lyon, la voix de ceux entassés entre les murs sales. La voix de ceux punis pour des crimes mais tellement pauvres de tout que l’on ne sait plus quoi donner. Et nous de janvier à juin étions venus lire aux hommes enfermés dans la prison ce que nous avions lu chez les écrivains. Lire des textes à ces hommes au visage double celui de l’atelier et celui de quand ça retourne en cellule. Et nous dans une tentative difficile de faire passer un souffle de vie extérieur là où les corps entassés. Et nous de donner des mots à ceux qui auraient besoin de bien d’autre chose mais qui prennent quand même.
Quand j’écris, je nous vois là-bas les laisser. Du souvenir d’eux sur le papier que je chuchote là où il faudrait crier. Je crispe mes mains alors qu’il faudrait ouvrir la bouche. Oser pousser le cri de ceux là-bas enfermés dans le si loin du juste à côté. Il faudrait que je. Il faudrait que ma bouche s’ouvre et fasse passer le cri des hommes. Mais je ne sais que raconter. J’ai perdu la voix des mots, adossée aux murs sales de la prison. Je nous ai perdu à ne pas savoir ce qu’il y aurait à en dire. J’ai pensé que nous serions plus courageux.
L’été j’ai tenté l’éloignement, mais cela ne se décrète pas surtout lorsqu’on passe devant. Les bâtiments jaunes le long du fleuve. Les grilles rajoutées aux grilles, parfois des mains agrippées. Drapeau français sur le devant que l’air chaud de l’été soulève à peine. Les familles qui attendent dessous en plein soleil, côté quai. Le bitume figé par la chaleur et le ciel absent. L’été cette grande parenthèse qui met les plus pauvres à distance. Soudain ici c’est loin à force de nous chercher dans les beaux paysages, les festivals et les maisons amies si douces à recevoir. Des lieux qui ne laissent pas entrer tout le monde. Il n’est pas toujours besoin de grilles pour empêcher l’accès. Il le faut bien, on ne peut recevoir le monde entier. Le malheur peut bien patienter un peu. Un été sans ancrage et des lectures difficiles. Trop de je là partout sur le papier et l’écran. Je qui ne parvient plus à dire qui nous sommes. Trop de vacance. Je me fatigue de ce je qui observe l’autre. Je qui regarde le monde et semble vivre ailleurs. Concernés nous ? Concerné je ?
Épuisée de ne pas être meilleure que ce nous recherché. Construire sur le papier de l’ici avec l’ailleurs. Les mains occupées qui me font baisser la tête devant un monde qui entre chez moi chaque jour. Est-ce moi qui l’y invite ? Le monde sur l’écran, sur les pages, sur les ondes. Le monde tente de me parler et je suis occupée à écrire. Et je nous cherche pour faire protection. J’avais besoin de repos et je me suis mise à l’abri du monde. J’ai tenté le silence.
J’ai plié les pages. J’ai éteint le poste. J’ai noirci l’écran. J’ai espéré quelque chose de l’été fuyant. Mais dans l’entreligne de mon ventre, le monde continuait à chercher une issue. C’était trop tard, on ne le congédie pas d’un simple geste. Et j’ai eu envie de boire à nouveau. Alors j’ai repris les journaux. C’était comme la fin de l’été et l’on parlait de la rentrée des écrivains. Et je n’arrivais pas à savoir ce qui dans cette masse pouvait m’aider à mieux comprendre ce que j’avais. A faire un peu de place dans mon corps envahi. Tant de mots qui s’écrivent et se publient. De quoi veulent-ils me parler. Tant de livres qui occupent la place dans les rayons des libraires. J’ai cherché Dante, j’ai cherché Beauvoir, j’avais besoin d’eux à ce moment-là, j’ai pas trouvé. Un écrivain au livre absent prenait encore plus de place que les autres. Tout ce dedans qui se voulait dehors. Recevez-moi et j’étais tétanisée. Je ne reconnaissais rien. .
Et j’ai eu peur de ma colère. Je nous en veux tellement. Quelque chose dont nous sommes responsables et que je voudrais écrire. De cette réalité qui m’effraie car elle pourrait nous désigner. Je suis confondue. Faut-il avoir honte de ne plus savoir vivre dans la légèreté ? J’ai peur de la folie. De la folie face à ceux qui reprennent du nous sur le poil de la bête. Ceux qui longtemps ont fait messe basse, mais hausse le temps, pas très fort encore, mais tout de même. Pas très distinctement, mais tout de même. Ces voix anciennes longtemps tues et qui se font entendre à nouveau. J’entends tout, c’est ça mon problème. J’entends la promesse d’un paradis propre et bien rangé. J’entends ceux qui portaient barbe jusqu’à présent et montre maintenant visage glabre et robe blanche. Ceux qui prennent le mystère du monde en otage. Ceux qui voudraient redevenir propriétaire du corps des femmes. Je les ai vus. Je les ai beaucoup entendus cet été. Et qu’ils se réunissaient en des lieux choisis loin de la prison. Mais peut-être faudra-t-il devenir folle. Ouvrir une bouche édentée, fatiguée, sortir de l’asile pour que puisse se redire que tout cela c’est de la cochonnerie.
Je vais nous asseoir dans nos canapés. Je vais nous regarder de près. Je vais bien devoir regarder cela de plus près. J’ai peur de trop bien me reconnaître parmi nous. J’ai ce sentiment-là. Un peu flou, un peu gênant que nous ne servons à rien qu’à faire parler de nous. Que l’on regarde le monde à travers des prismes flatteurs même s’ils sont opaques. Je nous déteste de me rendre si inutile.
Il va bien falloir écraser l’œuf dans lequel bouge le serpent. Il va falloir accepter que le film est devenu réalité. Je ne me vois plus où êtes-vous ? Quelque chose avance sans faire vraiment de bruit. Quelque chose se noue dans notre dos même si l’on se croit encore libre. Je nous ai perdus au milieu de la prison où l’on enferme le corps gênant des plus démunis. Où l’on rejette ce qui risque de salir nos rues, nos plages et nos rêves formatés. Je les ai vus. Enfermés, abandonnés loin, juste à côté. Je ne veux pas devenir fou d’eux. Je dois ouvrir la bouche et le crier. Je dois vouloir très fort ce nous possible en d’autres lieux. Je ne dois pas me désespérer alors je vous le demande : quand finira la dictature du je pour oser la révolte du nous ?
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