Fanny Garin | Petit Jean de la Grange

Fanny Garin, née en 1988, écrit de la poésie, du théâtre et des récits. Elle a mis en scène plusieurs spectacles, dont Voix de Jo dans sa cabane, texte de son écriture, en 2014. A travaillé en 2015 sur des textes théâtraux à partir de réflexions sur la guerre d’Algérie. Elle se consacre actuellement au récit et à la poésie, notamment par la création prochaine d’une revue de poésie, Territoires Sauriens, avec Julia Lepère.


 

[2008 / 1956]

 

Il porte beau, un peu violet et le visage grave, allongé au milieu de la salle. Une petite vieille, vêtue de vert, à la tresse très longue et très blanche, arrive en retard. Elle se mord les doigts, s’écroule en criant. Les infirmiers la ramassent. Les proches regardent sans comprendre la petite femme ridée, elle arrache à certains un triste sourire. L’amoureuse.

Il se souvient toujours très bien du nom des fleurs. Il se promène dans le parc, enlève quelques cailloux qui étouffent la terre, transpire à cause de l’effort. Il a fait chaud cet hiver. Son corps lui chuchote qu’il s’échappera bientôt du grand bâtiment, piétinera les limites du parc. Il fait chaud, c’est l’été, le corps le sait. Et l’été, on monte là-haut, on se coupe de la ville.

Une semaine d’allées et venues des enfants dans la chambre blanche. Chaque jour, il entend que sa femme est morte, chaque jour il a mal, chaque soir, il oublie. Elle viendra le chercher. Elle lui a juré, un jour, de ne pas le laisser seul. Jamais. Elle n’est pas morte. Elle est juste malade, elle est forte, elle a déjà survécu, une fois. Elle voyage, elle est allée faire des courses.

Quand on tremble, on ne perd pas toujours la mémoire. La mémoire ne s’enfuit pas si vite. Il y a là quelque chose d’étrange. Mais. Peut-être que. Parfois, la mémoire se raye d’elle même pour ne plus trop se rouler-bouler sur elle-même. Sans rapport avec le tremblement. Il perd le nord, il éclate en morceaux, il oublie un instant ce qu’il est venu faire, oublie qu’il a oublié. Puis, repart se perdre un peu plus loin. Il erre dans des rond-points de souvenirs dont les routes se scellent peu à peu. On n’y pense plus, la terre s’efface, comme si ça n’avait jamais existé.

La femme devient la mère, la fille devient la femme, puis la mère à son tour.

Sur le mouchou, il coupe du bois à n’en plus finir. Maigres branches pour allumer le feu.
On n’aura pas froid cet hiver.
Ils ne restent pas là l’hiver. Ils sont en ville et l’appartement chauffé.
Il coupe encore du bois, il perd parfois sa destranou, il la retrouve ensuite. Et le bois s’accumule. Il y en a des montagnes, bûchettes bien rangées, dans toute la remise. Il construit un mur.
Elle a peur qu’il se coupe un doigt, elle a peur que la remise prenne feu.
Plus tard, quand lui et elle seront bien aux vers dans leurs cercueils, ceux qui restent riront en voyant tout ce bois, partout, dans tous les coins. Le travail de titan jamais achevé, réduire tous les sagattes de la montagne en petites branches. C’est drôle et c’est triste.

Au milieu des terres en pente, il se retrouve. Il ne se perd jamais pour longtemps. En bas, en ville, il tourne à droite, au lieu de prendre le chemin de gauche. Elle le surveille par la fenêtre, elle court après lui. Elle s’épuise. Au milieu des terres, il retrouve son chemin. Son corps connaît par cœur la terre, les pierres, les trous du sol.

La femme est devenue mère. Il est petit enfant.

Les instants sont flous, sans avant, sans arrière. Il ne se souvient pas du chemin emprunté pour se retrouver là. Il ne sait pas pourquoi il est venu là. Le passé et le présent proches, collés à l’instant, n’existent pas. Il n’y a plus que des perceptions hallucinées de soi au monde. Je suis moi au milieu de la route. Je suis moi sans hachette à la main devant ma remise. Où est ma hachette ? Maman. Mon destranou. Je suis moi au milieu de gens que je ne connais pas. Je ne te connais pas. Ton visage me dit quelque chose. Je sais qui tu es.

Il fait silencieux dans l’appartement.

Ses yeux changent. La pupille s’éloigne parfois tout au fond de l’œil. Il se perd on ne sait où, un monde un peu en décalé. Sa pupille s’élargit, il est là, de nouveau. Il raconte des souvenirs à n’en plus finir. Il connaît toutes les dates, il se souvient de ce qu’on mangeait, du bruit de la radio, du jour où passait le facteur…il se souvient d’une corde. Pourquoi une corde ? Pourquoi pas un fusil.
Le corps soulage le souvenir à la mémoire. L’esprit apaisé, il respire l’herbe, les sapins, à plein poumons. Heureux dans l’errance.
Et le corps ne tient plus.

Le corps ne tient plus, les petits nerfs du cerveau font des nœuds. Il a une passoire dans la tête.

Des moments précis seulement. Il se souvient de moments précis.
Je vais avoir un enfant, dit l’homme en courant vers ses amis. Une jeune femme très jolie aux yeux marines le rattrape. Elle sourit si fort.

Quand on tremble, on finit par perdre la mémoire, parce que tout est toujours en mouvement à l’intérieur du crâne.

Le corps part à gauche, le corps s’arrêtera un jour. Maman, c’est toi ? J’ai faim, il n’y a rien à manger ? Un homme ne doit pas pleurer. Le corps part à droite. Il se souvient de moments précis, il mélange femme et mère, mais il se souvient de moments précis avec l’une, avec l’autre.

Depuis longtemps déjà, elle tient sa cuillère. Il boit à l’aide d’une paille, du vin et de l’eau. Il sauce son assiette en tremblant. Elle place de minuscules médicaments sur le rebord de son assiette. Il ne peut pas les saisir, ils sont trop petits et roulent à terre. Elle lui donne, elle lui donne ces petites graines comme à un oiseau.

Il est testaru. Il remue avec fracas sa cuillère sur l’assiette. Il tremble de colère.
Tout est trop bruyant, les cris des petits-enfants lui rentrent dans les oreilles. Il ne supporte pas le crissement de la fourchette sur le verre.

Il voudrait qu’il fasse silencieux dans la maison. Comme avant.

Les pas de sa femme, sa main dans la sienne. Le silence autour d’eux. Un homme ne doit pas pleurer, un homme doit taire sa souffrance. Un homme ne doit pas être lâche et se laisser aller.

Les petits-enfants se balancent sur le banc. Il empoigne son verre et boit avec colère. Les siens n’étaient pas bruyants, les siens étaient bien élevés. Il faut être fort, montrer l’exemple, être un bon père. Là pour ses enfants, mais ferme. Il ne faut pas abandonner. Ne pas être lâche, ne pas se laisser aller. Un homme doit taire sa souffrance.

Il fait silencieux dans la maison, on ne rit pas beaucoup. On n’a jamais beaucoup ri, surtout là-haut.

Il se lève le matin, boit du thé dans un bol marron-jaune transparent. Il trempe des tartines de pain déjà dur dedans. Il tient l’une de ses mains avec l’autre pour ne pas trop trembler.

C’est familial, la tante tremble aussi un peu. Mais moins. Le fils a peur de trembler, les enfants des enfants craindront de trembler. Ainsi de suite, ainsi de suite.

A quarante ans, il ne peut déjà plus écrire mais il ne déteste pas la ville, il ne déteste pas trier des lettres à la PTT. Elle travaille avec lui. Il aime savoir quel jour on est, il aime que la semaine et le week-end soit découpés bien nettement. Il aime arriver à l’heure avec elle. Personne n’arrive en retard dans sa maison. Il aime arriver à l’heure et partir cinq minutes en retard.

Il est sévère avec ses enfants, mais c’est ainsi qu’on élève, c’est ainsi qu’on transmet des valeurs.

Il regarde son fils qui s’en va. Il pense : je ne t’abandonnerai pas.
Elle le regarde suivre la silhouette du fils sur la gare. Pense : il en reste deux. Ensuite : je ne t’abandonnerai pas.

Présente. Petits pas silencieux. Toujours là.
Si jolie à son bras. Je vais être papa, crie-t-il à ceux qui aiment entendre de belles histoires. Si jolie à son bras.
A ses côtés. Il prend sa douche le matin. Il a recommencé à chanter quand l’eau lui tombe dessus et inonde son dos. Il est triste encore, toujours. Mais elle est là, elle murmure très fort dans sa tête : je ne t’abandonnerai pas. Tu peux être fort, tu peux être faible, tu peux casser toutes les assiettes que tu voudras, je serai là.

L’enfant est né.

 

[Autour des années 1940-50, et quelques]

 

Le temps est long. Il fait silence tout le long du temps. Il fait silencieux dans la maison. Et froid aussi. Froid dans la maison.

Les pas de la femme sont obsédants, très sourds dans l’oreille. Ça tape sur le sol dans la pièce carrée.
Les pas de la femme vers la fenêtre. Elle recule, elle avance encore. Elle bouge les lèvres et aucun son ne sort.
Tu fais du bruit quand tu mâches. On ne sait pas qui dit ça à qui.
Tout est lent, et le fils court trop vite dans la maison. Le père le saisit par le bras puis le lâche aussi soudainement. Les yeux du fils se plissent de curiosité, pas peur du père. Il est amusé, curieux. Il ne comprend pas l’homme devant lui, parfois les yeux vides des heures, une phrase, il crie, se rassoit.
Le père se sent brutal, se sent lâche, se sent mou, se sent vieux. Le temps s’embourbe et les pieds se clouent à même la terre.

Il dort mal. La femme ronfle. Le bruit de sa respiration lui emplit la tête. Il a envie de la balancer par la fenêtre, tirer la femme hors du lit, ouvrir grand la fenêtre et la balancer. A la place, il se tord dans un coin de lit, oreille sur traversin pour ne rien entendre. Il dort de travers, le lendemain, mal au dos.
Encore mal quelque part. Toujours te plaindre, putafigner. Toujours des mots.
L’enfant écoute de loin. Ne pas se plaindre, il répète. Il a le ventre creusé. On voit un petit os ressortir du poignet tout fin. Il avale sa salive comme de la nourriture, force extérieure. Il se met au défi, il mange de la neige très froide pour consolider ses joues, il court longtemps dans les prés en pente, pour s’endurcir, il court pieds nus. Dépasser la douleur, oublier l’épuisement, ne jamais s’arrêter, ou il y aura un malheur. Le souffle coupé, il s’arrête parfois, il crie alors, il craint le malheur convoqué. Ensuite, parce qu’il est un homme, parce qu’il est courageux, parce qu’il ne sera pas comme son père, il se rassure : ne sois pas superstitieux, pas de malheur à venir, ne sois pas un enfant. Il a dix ans.

Il fait silence tout le long du temps.

Tous les matins, se lever. Sentir le froid dehors. Le silence. Seul bruit de la faim : celui des ventres en creux. S’endormir le ventre vide, se lever le ventre encore plus vide et trimbaler le trou qu’on a au ventre toute la journée. On économise le bois, on économise la lumière. On se couche plus tôt, préfère ainsi, le temps passe plus vite quand on dort.

Le père est un arbre enraciné. Les plis de sa bouche sont l’écorce de ses lèvres. La bave, sève qui disparaît.

Le chien est maigre comme un clou. On aurait du le manger quand il était encore robuste. Aujourd’hui, on s’y casserait les dents.

Capable de rien.
Incapable.
Le trou des champs, le trou des tranchées. Les taupes comme les bombes meurtrissent la terre. Il ne voulait pas mourir à cette époque. Il crevait de rentrer chez lui, la peur au ventre, peur de mourir. Son fils sa femme.
Il crève d’être chez lui le ventre creusé.
Son fils sa femme. Maigres comme le chien.
Le temps s’embourbe. Le temps s’embourbe à la guerre, en montagne. Il fait long les journées.
Graver les jours qui passent sur la table. A petits traits. Chaque jour. Marquer les minutes, lacérer de secondes les meubles, la terre, le sable.
Il crevait de rentrer chez lui, la peur au ventre, mourir trop tôt. Effrayé par le mouvement dans son crâne, ce qu’on chuchote dans un trou, mourez tous si je peux vous survivre, la pensée qui tremble d’un point à l’autre, que ma femme et mon fils vivent en paix, je me fiche de mourir, tuez moi, personne ne veut me tuer, j’ai la trouille de mourir, laissez vous crever de faim si moi je peux manger, casser l’œuf par terre plutôt que vous le donner, c’est chacun pour sa gueule bientôt cassée. Lieutenant. C’est comment à la guerre. Était-il seulement lieutenant Général peut-être oui mon général chef de l’état français du régiment plutôt ça sonne moins faux mon petit soldat.

Le potager, les champs, les enfants, l’ennui. Ses bras froids. Même soldat moins que rien.

Il neige hivernal. Ça poussieu à la fenêtre. Se lever tous les matins pour enlever la neige, et tous les soirs observer les maigres flocons qui croulent encore. A quoi ça sert de balayer chaque jour, on ferait mieux de se laisser enfermer à l’intérieur. On ne pourrait plus sortir pendant des mois. Il faudrait faire des provisions. Amener les chèvres dans la salle à manger et les tuer, l’une après l’autre. Amener le vin, les trois œufs, les poules. Qu’on crève de faim pour de vrai après un véritable festin. Tu nous as fait une bachassée. Peut-être qu’on ne mourrait pas. Peut-être qu’on passerait l’hiver. Un jour, on verrait que toute la neige a fondu, on sortirait dehors, on verrait des brins d’herbes parmi les derniers blocs de neige. Peut-être qu’on mourrait sinon. Pas vraiment grave.

Le fils s’en va et rien ne s’arrête. Pendant deux jours, on croit manger mieux car une des bouches a disparu. Mais non, les terres ne donnent pas plus à manger, et les bras du fils manquent dans les prés.

Tu aurais dû donner ton premier et dernier fils à la nature en échange d’un peu de pain et d’un gibier abondant.

Le père boit le soir, plus en plus souvent. Il a peur du long soir qui se traîne avant de chuter. Il veut se coucher, peur de ne pas dormir. Il ne supporte plus la forme qui ronfle à côté de lui, maigre chien de fusil. Il boit alors, pour ronfler plus fort que la femme, dormir plus vite, s’avachir sur le lit. Il se réveille quelques heures plus tard, il a froid, il fait noir silencieux. Il se sent seul minuscule. Il pleure, honte de pleurer. Un homme ne pleure pas, plus un homme.

Longues années, saisons lancinantes qui traînent des pieds. Le temps s’embourbe et les jours s’entassent. Le visage de la femme vieillit de jour en jour, bouche plus tordue, elle étend ses toiles un peu partout.
Le fils revient. Je vais être père, heureux. Une jolie femme à la lèvre marine, aux yeux pleins s’accroche à son bras. Je vais être père.

Sois bon avec tes enfants, nourris les surtout, nourris les, c’est le rôle d’un père, dit la femme.

Il fait nuit silencieuse. Les paroles se découpent fort.

Rien à faire de tes dix doigts. Le rien ne pousse depuis ton retour, dix ans déjà. La terre est friable sous tes pas, la terre est sèche. Il fait moche silencieux, gris de froid de faim et les caves de poussière. Tes dix doigts, dans la vase embourbée. A même la peau, ta colère dans les os, tout près de la bouche qui s’ouvre grande. Crier, et les voix haïssables. Bon à rien faire, rien donner, tout foutre en l’air, lâche, à dormir tout le temps, la journée. La nuit les yeux au plafond et la faim au ventre. Tu portes malheur sur la terre en pente, la maison perd ses murs. Égoïste. Rat de placard se porte pâle et dévore à bout de souffle la denrée, loin de celle qui tisse le mur. La force de
Je dis. Rien. Maigre corps. Charnier des feuilles, de l’herbe, des clous. Le voile sur les yeux, certains jours je marche, je ne m’évanouis pas, je me demande juste, pourquoi, les jambes le matin, les rideaux, je crie sur ma femme, lâche, mon fils absent, je crie dessus, je le bats encore, dans la grange, je m’en veux, noir seul, plus un homme, tous les matins, plus un homme, plus moi, quel jour on est, un voile sur l’œil droit, lâche, attendre avide le bout de pain dans le bol, je me porte malade et mange les œufs que pond la seule poule en vie, je veux manger la poule dans un dernier festin, engouffrer la part de la femme qui tisse le mur, dévorer tout, tuer la poule la femme, dos tourné la nuit, plus un homme, elle dit, parce que j’ai froid, et faim et ne porte pas assez de bois, ne coupe pas assez d’herbes, de bois, l’homme doit couper le bois, scier les bûches qui s’entretassent, mon feu s’éteint trop vite, jamais été un homme, elle dit, je suis un bon à rien, tuer la poule, tuer la femme, anéantir la raideur du visage, il y a la messe, il y a le jeudi, il y a le soir, le pain pour tous jamais assez, la rendre muette, lâche, arracher les pousses de blés, je n’ai la force de, rien, froid, il fait silence dans la maison, les pas assourdissants, pas de bombardement, l’eau de vie bue, le temps s’embourbe, pas le droit de crever de faim quand on est homme. J’aime les journées courtes, le soir qui chute et le soleil sur les crêtes.

Il aurait enlevé sa première couverture, sa deuxième, sa troisième couverture. Il aurait regardé sa femme dormir. Il serait sorti. Il aurait marché longtemps, signe dans la brume, il aurait parcouru ses terres sur lesquelles rien ne pousse, ses terres en pente _malheureux hectares de terre mauvaise. Il aurait eu faim, il aurait volé un œuf quelque part. Il l’aurait mangé lentement, en savourant le jaune dégoulinant, le blanc dur, il y aurait eu du jaune sur ses vêtements. Il aurait tout laissé en vrac. Il aurait souri en pensant au visage que ferait sa femme à son réveil, voyant l’œuf éclaté, dévoré, les restes de coquille. Sa femme le maudissant : « Gourmand, il ne nous reste rien, nous n’avons rien et tu dévores tout ». Il aurait souri encore. Il se serait dirigé vers la grange. Souri encore. Il aurait pris un fusil de chasse. Il l’aurait pointé sur son crâne. Il aurait tiré. Mais rien ne se serait passé. Il aurait jeté le fusil au sol. Pas manger, pas cartouche. Les cordes auraient gémi sous le vent. Pas lâche. On l’aurait retrouvé pendu quelques heures plus tard, un peu de jaune d’œuf autour de la bouche.

Il n’aurait pas porté beau, allongé sur le sol.

30 juin 2015
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