Féerie générale, de Emmanuelle Pireyre
« L’homme non schizoïde et non aliéné est la première chose qu’on perd de vue dans la gestion des affaires courantes. En tant qu’élu, on le perd par exemple de vue au premier matin, le lundi, lendemain des élections. On entre dans un bureau, on débute son mandat en s’asseyant au milieu des dossiers à étudier. On dit bonjour au chef de la première division, on se rappelle qu’il déteste le chef de la troisième division. C’est comme s’il y avait un appel d’air entre leurs bureaux, les dossiers sont aspirés et disparaissent, les gens ne reçoivent pas de réponse à leurs demandes, c’est comme si les dossiers n’étaient jamais arrivés ; et en même temps que les dossiers, est aspiré l’homme on schizoïde et non aliéné. Puis on se met à la gestion des affaires courantes, et bien souvent on fait les tâches en pensant qu’on devrait faire le contraire ; on prend des décisions en pensant que ce sont les décisions contraires qui sont les bonnes. La gestion des affaires courantes ressemble à ces gigots reconstitués à partir de viande et de thrombine, une espèce de colle qui permet la coagulation du sang et fait ressembler à de vrais gigots d’horribles collages de fragments animaux ; puis l’extrême droite danoise fait une campagne anti-U.E montrant sur ses affiches des gigots dégoulinant de colle contraires aux habitudes alimentaires danoises, car, pour l’extrême droite danoise, l’Europe est un gros gigot reconstitué avec plus de colle que de viande, etc., etc. Rien de tout cela n’est favorable à l’homme non schizoïde et non aliéné.
Certes, l’homme non schizoïde et non aliéné ne se jettera pas sur ce faux gigot qui serait vendu au prix du vrai, il consomme beaucoup de fromage et de fruits, mais il ne se focalisera pas non plus sur la question alimentaire. L’homme non schizoïde et non aliéné aura ce secret un peu magique qu’ont découvert quelques Coréens dans les derniers mois : il marchera à gauche, à contre-courant donc, et néanmoins se glissera comme un poisson fluide et lumineux à travers ses contemporains sans tomber ni les faire tomber. »
Montrer les choses, faire des rapports, par tous les moyens (de langue) nécessaires.
Emmanuelle Pireyre, dans Féerie générale, son premier livre depuis Comment faire disparaître la Terre en 2007, comme dans ses autres travaux (en résidence de théâtre, par exemple), nous montre les choses du monde. Pour ce faire, agit avec méthode, poser pour principe que le monde, c’est aussi du monde. Que du monde, c’est une multitude, des gens. Ces gens (nous vous eux), font des choses, qu’Emmanuelle Pireyre regarde, puis nous désigne, pointant, d’un doigt agile, choses et gens ensemble et séparément – tissant des liens, des rapports – puis s’en allant sitôt liens et rapports tissés, voir ailleurs (voir ailleurs, et nous montrer de ces choses et gens, etc.)
Charles Robinson, au sujet de ce livre, évoque passe-passe et prestigiditation et on lui donne raison : dans sa façon de faire, il y a de la passe et de la ruse, il y a du doigt désignant la lune pendant que l’autre main visse une ampoule, il y a une joyeuse habileté à faire voir à cour en même temps que cacher à jardin. C’est aussi cette habileté, cette polyvalence qu’a pointé Claro « Du coup, l’auteur fait plusieurs choses en même temps : elle raconte, elle commente, elle se souvient, elle essaie, elle doute, elle interroge, elle expose, et surtout : elle dispose.". Emmanuelle Pireyre elle-même – et de longue date –, répond à la rituelle question du statut (laquelle, on ne s’en étonne pas, lui est souvent posée : vous êtes : poète ? Artiste ? Fantaisiste ? Philosophe ? Chaperon rouge ?, lui demande-t-on, à quoi s’ajoutera dès cette rentrée un « Romancière ? » plus circonspect encore), par ce substantif fort et humble : elle est une raisonneuse, dit-elle. Elle ne cherche pas à résoudre, ni à guérir, elle regarde, déjà, elle regarde attentivement, c’est un sacré boulot. Elle est pourtant bien loin du cynisme ou d’un mode d’ironie surplombant : Emmanuelle Pireyre, c’est drôle, ne ricane pas (et c’est pourtant drôle, immensément drôle parfois). Elle observe souriante, note le front plissé, et observe ce qu’elle note, souriante : d’où découlent d’autres notes.)
Le précédent livre d’Emmanuelle Pireyre s’appelait Comment faire disparaître la Terre et déjà usait de (et retournait) cette forme textuelle omniprésente autour de nous, celle du guide pratique. Ce piratage en douceur est réitéré, ici. Le livre est divisé en sept chapitres : Comment laisser flotter les fillettes ? Comment habiter le paramilitaire ? Comment faire le lit de l’homme non schizoïde et non aliéné ? Le tourisme représente-t-il un danger pour nos filles faciles ? Frédéric Nietzsche est-il halal ? Comment planter sa fourchette ? Comment être là ce soir avec les couilles et le moral ?, dont l’énumération, à elle seule, entame notre appréhension ordinaire. Sans doute allons-nous rire (car c’est une autre conséquence de cette agilité évoquée plus haut : chez Emmanuelle Pireyre, on sourit et fonce le sourcil, en un court-circuit facial dont résulte une étincelle : un éclat de rire), sans doute rirons-nous, mais très souvent à contretemps, dans un certain flottement.
Comment faire disparaître la Terre déjà nous prévenait, à sa façon :
« C’est une question du même ordre qu’il faut poser au nouvel état de la vision extralucide : Chères autorités, est-ce pour s’intéresser à régler des problèmes pratiques, à calculer des doses de médicaments et des itinéraires routiers, est-ce dans ce but soporifique que nous devons veiller à rester aussi lucides ? Que nous devons être et que nous sommes d’une clairvoyance aiguë, d’une énergie immense et sobre ? Qu’allons-nous faire de toute cette vigueur ? C’est ce genre de questions qu’il nous faut maintenant poser, nous qui avons zéro virgule zéro gramme d’alcool dans le sang et les poumons nickel et qui sommes par conséquent légèrement à cran »
L’ambigüité du positionnement, du dispositif (et par conséquent de la position dans la quelle ce dispositif nous met) interroge l’ambigüité tutélaire, et cet apparence de clin d’œil n’est pas inoffensive.
Cette accumulation de question est aussi un détournement de la posture enfantine et de ses rafales de pourquoi, ici mués en comment, (mais comment cache pourquoi ?) ; c’est appliquer une grille logique, toujours logique, à une matière hétérodoxe et inadaptée. Puis jouer de cette inadaptation comme d’une arme.
Son travail, Emmanuelle Pireyre, c’est : faire voir que ça dépend. Car quand à voir les choses, il dépend d’où on les regarde ; et regarder dépend de comment et d’où l’on se tient. C’est ça dépend mais ce n’est pas à quoi bon. Au contraire :
« Dans des époques de servitude où le monde est clos, des époques de guerre, de camp, de dictature où presque rien ne peut bouger car le monde est encadré dans un tour en plastique blanc, dans ce genre de cas où on n’a pas envie de rire, il faut se souvenir de la méthode inspirée du petit jeu en plastique : trouver le coin où réside un espace vide, même minuscule, et commencer à faire translater le reste de la matière de la même façon qu’on creuse un tunnel pelletée après pelletée ; ainsi le trou se déplace chaque fois. On peut faire bouger énormément de choses en suivant pas à pas cette recette interminable, il suffit d’être patient, très secret, et très très très persévérant. »(in Comment faire disparaître la Terre)
Les chapitres de Féerie générale sont très denses, habités par beaucoup de monde, ça fourmille - et se voient enrichis d’une table des matière, comprenant un résumé en chapeau (manière de Si vous avez manqué le début subtilement tronqué, déformé), ainsi qu’un générique, exemple :
"Frédéric Nietzsche est-il halal ?
Avec
Batoule
Nadia et les filles
William Farrell
François
Spectatrice
Belle_de_nuit
Frédéric Nietzsche
Louis de Funès
Populations françaises et italiennes"
Ce méta-texte a statut double, il compte autant isolément que dans sa fonction d’entrée : il fait comptine, aussi, ritournelle, et cette ritournelle ouvre le jeu. Les résumés commencent tous par "Un jour" et/ou "il y avait", sur un mode de fable. De fable perturbée par le monde alentour et ses aspects les moins fabuleux : "Un jour en Europe, il y avait une petite fille qui détestait la finance". La petite fille en question, "insulaire et têtue", préfère peindre un cheval, toujours le même cheval, pendant que ses camarades de classe jouent en bourse : "Dans la cours de l’école, les conversations allaient bon train sur la spéculation financière, et là typiquement c’était un sujet dont cette petite fille ne voulait pas entendre parler" – c’est un résumé très partiel des deux premières pages, et le rythme ne faiblit jamais ensuite. Les images s’emboîtent, en un jeu de réversibilité efficace : les métaphores ne sont jamais unidirectionnelles, jamais filées linéairement : ces enfants qui jouent en bourse nous disent-ils que la finance est immature (irresponsable), que nous en sommes les jouets, que nos enfants grandissent trop vite à l’âge de l’accès ? Et la réponse de la professeure aux angoisses des enfants financiers :
« Maîtresse, le but des banquiers, c’est de ruiner tout le monde ou quoi ?
– Juste les petits comme toi, répondait la maîtresse. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Et eux, ils doivent faire de gros bénéfs. »
Ce flux vous tient vif et clair tout au long de ce livre, et rien ne se perd, en route (mais autre chose se crée). Et la finance nous revient, au bout du compte, finance oppressante que les gens ni le monde n’auront, finalement, oubliée :
« La plupart du temps, les traders ne pensent pas aux 7 milliards de personnes qui ne sont pas en train de devenir multimillionnaires. Mais parfois, après une mauvaise nuit, dans un moment de fatigue, ils y pensent et se mettent à créer mentalement ce petit film interminable où les peuples du monde entier sont 7 milliards de personnes avec des fourches. »
Féerie générale, Emmanuelle Pireyre, août 2012, L’olivier, ISBN 978-2823600032