Trois lois pour définir Facebook_ nocturne #6

(17 juillet 2020)

Je découvre ce matin la nouvelle version de l’application sur l’ordinateur, qui me propose de passer à la version sombre pour le confort des yeux, ce que j’accepte aussitôt.

Dans cette nouvelle mouture, nettement différente (sur l’ordinateur s’entend), je constate, encore une fois, que nos interfaces sont toujours plus remaniées pour se rapprocher de l’esthétique et de l’ergonomie du téléphone portable : ce petit écran, où chaque image a les coins arrondis, où le texte devient bulle et se « pop up » au fil des pages, saupoudré de confettis de couleurs – internet gazeux ? – l’immense majorité des connexions se faisant à présent depuis un smartphone. Est-ce que les concepteurs envisagent que les informations et les images, parce qu’elles atterrissent au creux de nos mains, se doivent d’être rondes et polies comme un caillou de rivière (sans jamais en avoir la matérialité) ? Ou tout doit-il prioritairement être amené sur un mode ludique ? Et notre expérience utilisateur se cantonner dans le champ du jeu ? Du mignon et du joyeux ? Polis, polis et sages ?

Ce qui nous questionne autant que nous le questionnons, et que l’on essaye de qualifier plus précisément ici, Laurent et moi, dans le cadre de ces articles, c’est l’appauvrissement de nos interactions. Cette sourde déclivité, cette pente sournoise, m’exaspère : à être réduite, induite, sur plusieurs années, je finis par sentir comme la boite devient chaque fois plus étroite.

Par exemple, j’aimerais enregistrer le nom des gens qui m’intéressent, les mettre dans un carnet d’adresse intelligent, pour pouvoir les nommer, m’en rappeler, pour ensuite les lire et suivre leurs publications. C’est ce que j’ai longtemps cru faire. Justement. Mais le système, pourtant très finement calibré pour ça, me les soustrait au fur et à mesure, après qu’il les a lui-même portés à ma connaissance. Dans une sorte d’auto-incendie, une politique de terre brûlée, absurde seulement au regard des relations que j’aimerais avoir, mais encore une fois parfaitement logique du point de vue macroscopique du réseau lui-même et de son expansion.

J’aimerais que Facebook puisse être régi comme le sont les robots dans les fictions, par les trois lois de la robotique, imaginées par Isaac Asimov (et John Wood Campbell) en 1942. Ces lois ont une sorte de perfection logique quasi géométrique – ce qui fait leur force et leur beauté. Trois lois pour définir le but initial et le cadre, et pour juger des évolutions au regard de l’objectif initial, qui devrait être de ne pas nuire [1]. Comme Isaac Asimov l’a fait lui-même remarquer, les trois lois sont pratiquement celles que l’on applique, objectivement, à la conception d’un outil pour qu’il fonctionne.

1 - Un robot ne peut porter atteinte à un être humain, ni, en restant passif, permettre qu’un être humain soit exposé au danger ;
2 - Un robot doit obéir aux ordres qui lui sont donnés par un être humain, sauf si de tels ordres entrent en conflit avec la première loi ;
3 - Un robot doit protéger son existence tant que cette protection n’entre pas en conflit avec la première ou la deuxième loi.
4 - (il existe une quatrième loi, nommée loi zéro : Un robot ne peut pas porter atteinte à l’humanité, ni, par son inaction, permettre que l’humanité soit exposée au danger – publiée par Isaac Asimov en 1985)
(extrait de la page dédiée, sur wikipedia.org)

Je peste en tant qu’utilisatrice, sur mes possibilités d’usages modifiées (et réduites), alors que le risque majeur nous échappe totalement. Le risque que représente la captation et la vente et la revente à l’infini de nos data, celui de la puissance de décryptage et de prédictions et d’influence sur nos goûts, nos couleurs, politiques et autres, sur nos actes en ligne et absolument toutes, toutes nos relations et nos interactions, même non commerciales, à des fins d’enrichissement.
Nous le savons confusément, et pourtant.
Je le sais, partiellement, et je suis là, à publier ici même.

Depuis plus d’un mois que nous réfléchissons concrètement (en écrivant) à ces questions, je n’ai fait que réduire, pour une part très variable suivant les jours, mon usage de Facebook. Et réduire ce n’est que faire moins, jamais autrement ni mieux. C’est exactement pareil, par moments tout aussi frustrant, la durée indécente en moins.
Et ça me remplit de colère. Contre moi-même.

J’aimerais pouvoir agir avec le réseau comme il m’arrive de faire avec les objets réels. D’une tape fermer un tiroir, d’un coup de pied sec rabattre la porte d’un placard, d’une impulsion du genou, entre jonglage et dosage, fermer la porte du réfrigérateur, ou tirer sur la bête – l’aspirateur indocile – qui vient de se retourner toutes roulettes en l’air. Les objets sont récalcitrants et les humains sont parfois très ignorants, maladroits et impatients.

Autant une chaise cassée ou une voiture défectueuse peut nous laisser impuissants – on comprend pourtant plus ou moins où se situe le problème – autant les objets immatériels, algorithmes, serveurs, plateformes, à l’image de la toute-puissance qui leur est allouée par l’organisation même de notre quotidien, sont à désespérer, et à subir. Grace à leurs hautes performances, ils se substituent aux services, aux relations, aux humains et nous signifient sans ménagement, le cas échéant notre non-conformité au formulaire.

Alors ?

Je n’ai pas fini de tourner ces questions en spirale.
Un point puis un point et encore un autre.
La spirale, qui permet de couvrir un territoire, si on reste sur une surface plane, ou qui progresse, dans les trois dimensions de l’espace ou du matériau, à l’image du foret d’une perceuse, ou d’une vis, d’une vis sans fin qui tourne sans se déplacer mais qui fait avancer la matière et qui alimente une machine, une chaudière, une structure industrielle.

Entre progression et sur-place.
Entre alimentation et gavage.
Entre colère et indécision.


nocturne #6© * public averti, pauline sauveur et laurent herrou, 2020

Pour lire tous les articles de la série :

Facebook, ou la distanciation numérique_nocturne #1
Facebook est une illusion — se défaire des réseaux sociaux_nocturne #2
Un monde (virtuel)_(Facebook) Dans la ligne de mire_nocturne #3
Facebook / promettre et compromettre_nocturne #4
Facebook, « acceptifs » et désintox_nocturne #5
Facebook : pilule bleue ou pilule rouge ?_nocturne #7
Facebook : dormez mieux, détendez-vous_ nocturne# 8
Offacebook : éloge de la trahison_nocturne #9
Vivre ou ne pas vivre sans Facebook_nocturne #10

* l’astérisque fait partie intégrante du nom du collectif.

31 juillet 2020
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[1Une proposition de loi en ce sens a été déposée à l’Assemblée nationale, en janvier de cette année, intitulée « Charte de l’intelligence artificielle et des algorithmes », présentée par Pierre-Alain Raphan.