Février : L’homme soviétique (2/2)

Une chronique mensuelle de Frédéric Lefebvre en hommage à Pierre Pachet.


 

6.
Tout est imbriqué, dans le rapport de Pachet à l’URSS : politique, sociologie, histoire, littérature… Imbriqué aussi au sens où, dans ce rapport, il est question de Pachet lui-même : sa famille, son passé, sa jeunesse. « Mes parents, nés dans des pays aujourd’hui inclus entre les frontières de l’URSS (la Bessarabie, la Lituanie), ont émigré en France, où je suis né », explique-t-il dans La Violence du temps. En d’autres termes : « Question absurde, intime : que serais-je devenu si… si mon père n’avait pas quitté la Russie […] ? [1] »
Peu après la publication du livre, il revient sur les années 1950, sur ce qu’il appelle sa période d’« incarcération » mentale. Il raconte comment, en 1956, après l’insurrection hongroise et la répression soviétique, il répète « les arguments communistes » contre les insurgés : « J’étais [...] devenu, en cette occasion et en cent autres, une des bouches aptes à répéter les slogans d’une propagande sur la "contre-révolution hongroise". » Lors d’une discussion avec son père, à Vichy (Pachet a presque vingt ans, il est de retour pour Noël), il dénonce les actions des insurgés hongrois, les « violences commises […] contre des innocents, des hommes de gauche, des juifs… Si on les avait laissés faire, on imagine le type de régime qui se serait installé ! » Son père lui répond calmement : « C’est une révolution. […] Dans une révolution, des choses de ce genre se produisent toujours. » C’est une leçon de réalisme, de fidélité aux faits : « La révolution n’était pas, ou pas seulement, une solution que l’on imaginait, que l’on prévoyait en lui assignant des modèles, des normes, des tâches. Une révolution était aussi, et surtout, un imprévisible événement, le déchaînement de forces, de désirs, de rencontres. Un moment, ou une suite de moments, qui peut-être échappait plus que tout autre à une description véridique [2]. »
Pachet retient sa propre soumission aux idées, au pouvoir de « l’idéologie ». Il ne parvenait pas à « opiner », à juger par lui-même :

Les insurgés hongrois, de toutes leurs forces, indiquaient le vrai : que la société avait été ébranlée, que l’État s’était affaibli, qu’occasion avait été donnée d’exprimer mille aspirations à la liberté. Les appels qu’ils lançaient me parvenaient ; ils n’allèrent pas jusqu’à me persuader de secouer les liens de salive, de pensée, qui me retenaient, que j’avais moi-même noués. […]
Face à ces grandes choses qu’étaient les mouvements sociaux, les opinions répandues, je me sentais souvent tomber dans une position bizarrement respectueuse. Pour ne pas avoir à les penser, je me suspendais à elles, me collais contre elles. J’ « adhérais » [3].

Pachet se souvient aussi d’avoir été impressionné, quelques années plus tôt, par Sartre, répliquant à un jeune intellectuel, Claude Lefort – un échange publié dans Les Temps Modernes, la revue que Pachet et un ami regardaient, « muets d’admiration, intimidés » : « Je crois bien y avoir lu la "Réponse à Claude Lefort", cette avalanche de phrases, ces interpellations […], ces insultes non déclarées […], cette pression exercée sur le lecteur, en le débordant, en ne le laissant pas en repos, pour qu’il accepte de se démettre, admette qu’il n’y avait rien à connaître de la classe ouvrière en-dehors du Parti communiste [4]. » Revenant sur cet épisode, Pachet souligne chez Sartre (et Simone de Beauvoir) la double négation des faits et de l’expérience – et le double pouvoir de l’idéologie et de ce que Milosz (l’écrivain polonais exilé) appelait au même moment la « logocratie », le « pouvoir de la parole » : « La réalité des camps soviétiques, des crimes des chefs soviétiques, des trahisons, des horreurs infligées et subies n’a pas de réalité comparée à l’idéologie, qui à leurs yeux est seule réelle » ; Sartre joue de sa « force dialectique », il ne résiste pas à « l’entraînement des paroles », il exerce par ce moyen une « autorité […] considérable » [5].


Après coup, le parcours de Lefort impressionne Pachet. Encore jeune (il est né en 1924), Lefort fait preuve de son « indocilité », de son « audace » intellectuelle. Il vient du trotskisme (sous l’Occupation), mais dès la fin des années 1940, il critique Trotski et sa conception du Parti, commence à « examiner la société bureaucratique et le projet totalitaire », fait confiance aux témoins (il s’appuie en particulier sur « des témoignages que les trotskistes n’aimaient pas beaucoup », à propos de la répression de la révolte de Cronstadt). Il conteste aussi, malgré l’amitié qui les lie, son ancien professeur de philosophie, Merleau-Ponty (pour Humanisme et terreur), « lui reprochant de ne pas prendre en compte l’histoire concrète de la révolution russe, et de prendre pour argent comptant ces grandes abstractions que sont "le Parti", "la classe ouvrière", sans se demander ce qu’elles recouvraient en 1937 ». Il prête attention au témoignage de Kravchenko sur l’État soviétique et sur le Goulag – « c’était très rare dans les rangs d’extrême-gauche ». Et très vite, Lefort réfléchit aux deux types de société qui s’affrontent : d’un côté, la société totalitaire, qui « nourrit […] un fantasme d’unité organique et de transparence absolue » ; de l’autre, la démocratie, qui « accueille en elle le conflit » (ce que Lefort appelle la « division ») [6]. Mais il n’y a pas un « attachement paresseux à la démocratie faute de mieux » chez Lefort (une sorte de ralliement par « déception sentimentale ») ; c’est « la même énigme » qu’il interroge « dans ces deux régimes opposés ». D’un côté – celui du Parti communiste et des « organisations » qui prétendent « avec les mêmes méthodes autoritaires » en prendre la place –, l’énigme que représente « le désir et même le fantasme d’occuper seul le lieu du pouvoir et du savoir » ; de l’autre – celui de la démocratie –, l’énigme d’une société qui place « en son centre l’incertitude » et refuse « de s’incarner en un chef ou en une doctrine » (Lefort s’intéressera à l’ethnologue Pierre Clastres, qui soutiendra que « si les sociétés sauvages ne connaissent ni l’État, ni la division entre dominants et dominés qui l’accompagne toujours, c’est parce qu’elles le refusent, se prémunissent contre lui, répriment toutes ses velléités d’émergence à partir de la personne du chef, du guerrier, du roi ») [7].
Pachet admire Lefort, ils se lieront d’amitié à partir de leur rencontre fin 1980 au retour du voyage de Pachet en Pologne. « J’aime chez Lefort l’individualité ombrageuse qui a rompu avec Sartre, l’effort presque athlétique pour penser par ses propres forces, pour reconnaître au domaine politique son existence propre », dit Pachet dans un entretien [8].


Autre personnalité notable : la journaliste et romancière Hélène Parmelin. Elle dirige le service culturel de L’Humanité au début des années 1950. Elle y travaille « sous les ordres directs du dirigeant légendaire André Marty, "le mutin de la mer Noire" de 1919 » (qui est ensuite « agent soviétique » pendant la guerre d’Espagne et laisse « le souvenir d’un homme sans pitié ni scrupules »). Elle travaille dans ce que Pachet appelle « l’esprit Münzenberg », du nom d’un agent allemand du Komintern (l’Internationale communiste) actif en France dans les années 1930. L’URSS, cherchant à briser son isolement diplomatique, faisait des efforts pour mobiliser des intellectuels ; Münzenberg, « organisateur de grand talent », « pourvu d’un sens des relations humaines », parvenait à « mobiliser des personnalités respectables du monde libéral autour de tel ou tel thème […]. Journalistes connus, avocats, médecins, intellectuels, écrivains se réunissaient ainsi dans des comités dont l’orientation politique se trouvait régulièrement définie et réorientée par l’Internationale communiste. » S’élaborait ainsi dans les milieux communistes « une réflexion profonde sur la nature de l’action politique dans le monde moderne : les moyens de peser sur l’opinion, l’accession aux médias, la mise en avant des personnalités » ; Pachet parle d’une « doctrine de subordination », qu’il résume ainsi : « le succès d’une cause ne peut être obtenu qu’en soumettant les qualités et les singularités individuelles à une orientation décidée ailleurs ». Les personnalités qui participaient à ces comités n’étaient pas conscientes de leur « sujétion » (au Komintern, c’est-à-dire à l’URSS) ou étaient « finalement contentes de disposer […] de moyens d’agir », ne cherchant « pas trop à savoir qui décidait quoi » [9].
Hélène Parmelin travaille dans cet esprit. Elle joue un rôle en particulier dans l’affaire Henri Martin, ce marin opposé à la guerre d’Indochine, condamné à cinq ans de prison. Le Parti communiste lance une campagne de soutien, Sartre publie L’Affaire Henri Martin (1953), et Hélène Parmelin doit rédiger un billet dans L’Humanité (quotidien ou hebdomadaire, Pachet n’est pas précis sur ce point) en suivant les consignes de Marty. Pachet explique plus tard : « Selon une conception classique dans le communisme, son rôle, qu’elle avait accepté volontiers et dont elle était même fière, était de mettre son talent d’écriture, son imagination, sa verve, au service d’une cause déjà entendue (qui évidemment lui paraissait juste, mais qu’elle n’avait pas à examiner sur le fond) [10]. »


La Violence du temps, le livre de Pachet, vient aussi de là. Car Hélène Parmelin, au tournant des années 1970 et 1980, participe au « Comité Kouznetsov » avec Pachet et quelques autres personnes d’origine juive russe (ou liées à la Russie par leur conjoint, comme l’helléniste Jean-Pierre Vernant, dont la femme est d’origine russe).
Hélène Parmelin a pris ses distances avec la direction du Parti communiste dès 1956 (elle quitte le Parti en 1980). Mais elle conserve ses habitudes prises à L’Humanité. Elle a un remarquable carnet d’adresses de « personnalités des arts ou du spectacle favorables aux idées avancées » ; elle raisonne ainsi : « Nous allons utiliser le talent ou le nom de telle personnalité : pour la bonne cause, je la connais, elle acceptera volontiers d’aller dans le sens que nous souhaitons. » De fait, le comité réunit dans un premier temps, pour défendre Kouznetsov et les autres condamnés, « des centaines de noms d’écrivains et d’artistes de tous les pays : Simone de Beauvoir, Samuel Beckett, Saul Bellow, Heinrich Böll, Joan Miro, Victor Vasarely… [11] »
Mais Pachet, éloigné entre-temps du communisme et du trotskisme, se rapprochant de Lefort, avec sa propre expérience de militant (pendant la guerre d’Algérie), refuse cet « esprit de manipulation », cette sorte de « coopération volontaire liant manipulateurs et manipulés » ; il souhaiterait, au contraire, « que l’orientation politique soit fixée par ceux qui s’engagent effectivement, et par personne d’autre ». Il est soutenu — avec discrétion — par Vernant. Ancien responsable dans la Résistance, intellectuel communiste ayant eu « à se soumettre à des directives », Vernant défend lui aussi un principe « démocratique », un « égalitarisme ». Comme dira Pachet plus tard, Vernant n’était « aucunement préparé à se considérer comme un rouage, fût-il décisif, ni non plus à utiliser les autres, fût-ce pour la bonne cause » : ayant accepté de se consacrer « à un projet de nature politique, il se reconnaissait à lui-même (et par conséquent à ses égaux du moment) le droit d’en déterminer l’orientation, d’en choisir les moyens et de les soumettre à l’examen au fur et à mesure » [12].
Certes, la réflexion de Pachet dépasse le cas d’Hélène Parmelin, elle dépasse aussi le cas du « Comité Kouznetsov », s’appuie sur des expériences ultérieures (Pachet soutiendra Salman Rushdie au début des années 1990 ; il soutiendra les accords d’Oslo et le processus de paix entre Israéliens et Palestiniens). Mais la démarche finalement suivie, le tâtonnement au sein du « Comité Kouznetsov », manifestent une rupture avec les années 1950, la mise en place de nouveaux « acteurs », pour un nouveau « jeu » : un comité d’action ne convoque plus « des masses révoltées ou en instance de révolte » en leur indiquant « le bien, la vérité », mais il « s’affirme sur la scène publique […] comme un partenaire » se rapportant à d’autres « partenaires » (responsables politiques, fonctionnaires, médias) ; il ne s’agit plus « d’un engagement au sens presque métaphysique, […] mais d’une action susceptible de donner des résultats limités à condition d’accepter un certain jeu de la représentation et de la parole ». Les médias eux-mêmes ont changé, les journaux ne veulent plus seulement des « vedettes », des « Simone Signoret et Yves Montand » ; on ne peut plus se contenter de leur envoyer une « prose indigeste » rédigée « à la va-vite », il faut « des informations inédites, des récits d’événements, des articles bien écrits, des choses nouvelles, piquantes » ; il s’agit de réfléchir « à la façon de mêler notre intérêt au leur », c’est une « négociation ». Dans La Violence du temps, Pachet souligne ce point : « si nous voulons alerter la presse et l’opinion française, il nous faut des nouvelles récentes, des informations de dernière heure, des événements » ; évidemment « des informations documentées, des témoignages sûrs ». L’article de Liouba Mourjenko publié dans La Pensée russe en 1980 ne suffit pas. Pour « relancer la campagne de libération », il faut faire autre chose qu’une campagne de signatures, une pétition ; il faut aller en URSS, recueillir des témoignages, « prêter une voix, donner un visage » à ceux qui souffrent [13].


Et de même, au moment d’écrire le livre – « Pierre est écrivain, il lui faut des détails », dit l’hôtesse à Liouba, le jour de la rencontre à Moscou –, Pachet a des modèles récents, innovants [14].
L’écrivain américain Norman Mailer, auteur d’un livre sur le criminel Gary Gilmore, exécuté en 1977, et sur la « bataille juridique » qui a précédé (Le Chant du bourreau), intervient dans un dispositif complexe : les avocats (les seuls autorisés à rencontrer Gilmore en prison) ; un journaliste qui achète l’histoire aux avocats et fixe les questions à poser au condamné ; une équipe autour du journaliste, qui l’aide à exploiter les conversations, les documents, à rédiger « des articles et des interviews » ; enfin Mailer lui-même, approché par le journaliste, qui raconte l’histoire « en recherchant la plus grande authenticité possible » (sans avoir rencontré Gilmore ni avoir échangé avec lui). Pachet souligne la redéfinition du rôle : « Acceptant la proposition […] d’écrire cette histoire d’un criminel, Mailer change pour lui et pour ses lecteurs le sens du travail de l’écrivain : loin d’être un centre de décision mystérieusement retranché dans la solitude, il est un chaînon professionnel dans une entreprise concertée. Il doit en l’occurrence permettre au message (savoir, la vérité d’une vie) d’atteindre un large public. » De la même manière, dans une autre affaire américaine récente, « l’affaire Manson », Pachet souligne la qualité d’un livre écrit en collaboration par un juge (prosecutor) et un « journaliste spécialisé dans la rédaction de ce genre de dossiers à l’usage du grand public » [15].
Et dans le contexte français, Pachet admire le travail de l’historien et activiste Pierre Vidal-Naquet, qui reprend et perfectionne une certaine « tradition voltairienne » (Voltaire demandant la réouverture du procès de Calas ; Jaurès prenant la défense de Dreyfus). Pachet retrouve dans L’Affaire Audin – Vidal-Naquet dénonçant la mort de Maurice Audin à Alger sous la torture – le « rythme même » de l’enquête, avec ses « deux moments […] de tonalité toute différente », faisant appel à deux facultés de l’esprit, de « l’intellect » : d’une part, « enregistrer sans en être submergé tous les éléments d’un dossier » ; d’autre part, « le moment venu, décider ». Un livre « novateur », dira plus tard Pachet ; mais aussi intemporel, le travail de Vidal-Naquet reposant sur une « éloquence […] classique jusque dans l’ampleur de ses gestes » (comme dans tel article dont la « péroraison » oppose deux affaires, deux « cas », dont « l’affaire Patrick Henry » de 1977, illustrant son « sens de la formule », sa rapidité dans les « mises en relation » et les « oppositions »). Une éloquence « qui vise à faire agir dans le présent » : il s’agit de ressusciter dans le lecteur « un homme libre, qui verra la vérité, s’indignera, exigera la justice ». Quelque chose qui ressemble au travail d’un avocat, comme Robert Badinter dans la même affaire, au procès de Patrick Henry, sachant « employer l’art de convaincre », « émouvoir et faire réfléchir » à la fois (et Pachet a pu assister à une séance de ce procès, à Troyes en 1977, il a vu agir Badinter, « en homme passionné, calculateur, intelligent ») [16].


La Violence du temps n’est pas un livre de Pachet comme les autres. C’est un livre dont l’initiative n’est pas individuelle mais commune à un groupe ; et qui s’inscrit dans un dispositif complexe : le « Comité Kouznetsov » et la proposition faite à Pachet de se rendre en URSS ; la rencontre avec les deux femmes, Liouba et Pelagia, le récit de leurs visites dans les deux camps, le portrait qu’elles font des deux prisonniers, les propos qu’elles tiennent sur leur propre lutte ; les documents confiés à Pachet et le texte déjà publié dans La Pensée russe ; les impressions, les émotions, les choses vues à Moscou.
C’est un livre qui vise à faire agir. Les lecteurs sont appelés à écrire aux deux prisonniers, à l’adresse du camp : le camp n° 389/36, « Permskaya Oblast », « Chussovskoi Rayon », etc. Il faut écrire. Tant pis si les deux hommes ne reçoivent pas les lettres auxquelles ils ont droit : « il faut néanmoins […] écrire de l’étranger, en lettres recommandées, et écrire à Liouba […], et protester auprès de la poste, et demander pourquoi les lettres n’arrivent pas : les autorités soviétiques sont sensibles à ces pressions, elles ne peuvent pas, quelle que soit leur envie, se retirer de l’Union postale internationale » [17].
Le dernier chapitre, bref, après les récits et les portraits : une plaidoirie, une péroraison. De l’émotion, de l’éloquence. De la rhétorique.
Un argument de proximité, d’implication, de singularité : il ne s’agit pas, « à propos des personnages de cette histoire, de ressusciter quelque débat sur la nature de l’URSS », mais « d’affirmer l’existence d’une relation humaine, entre ces contemporains de langue russe et nous » [18].
Et au contraire – dans une objection anticipée – un argument de principe, de généralité. Objection : « Pourquoi eux deux seulement ? Il y en a d’autres », etc. Réponse : « toute atténuation de souffrance est bonne à prendre, toute libération d’un innocent » [19].
Un effet de contraste, d’opposition : « Quand nous vivons, ils attendent [20]. »
Et un effet de rapprochement, de familiarité, en citant une phrase russe : « "Ne les oubliez pas !" Niè zabyvaïtié ikh ! demandent les deux femmes » [21].

 

7.
L’homme soviétique.
L’URSS est un « désastre », dit Pachet : des « millions d’hommes qui vivent dans la malhonnêteté, la pénurie, la surveillance » [22].
Une « dégradation morale » qui se voit sur les visages : « La méfiance, bien sûr, la duplicité de tous ces visages, tantôt fermés, tantôt expansifs jusqu’à l’hystérie ; mais aussi la bêtise qui vient du manque d’informations, de l’étroitesse du marché aux opinions, de l’influence exercée malgré tout par la presse, l’éducation, les inévitables slogans » [23].
Pachet a eu l’occasion d’évoquer la théorie de la « double contrainte » (double bind) de Gregory Bateson, sur l’origine de la schizophrénie (plusieurs injonctions contradictoires, à des niveaux d’abstraction différents, placent la victime dans une situation sans issue). Sans y faire explicitement référence, il semble s’en approcher :

Dégradation morale que tout, là-bas, veut et impose : chaque geste y est pris entre des objectifs contradictoires. Il faut maintenir et respecter les consignes de l’État (remplir la norme, se conformer aux règles hiérarchiques et administratives […]) et il faut en même temps survivre, poursuivre son petit chemin d’individu, se débrouiller.
Or tous ceux que nous avons observés et écoutés témoignent qu’il est impossible de se débrouiller sans contrevenir aux règlements, sans recourir au marché noir, aux protections, aux trafics, aux pourboires [24].

Pachet emploie alors les mots « soviétisation », « soviétisé ». Il s’interroge. Par exemple, quelques années plus tard en Roumanie (après la fin de l’URSS), évoquant la Moldavie voisine, qu’un de ses interlocuteurs juge « trop soviétisée » : « "Soviétisée" ? J’essaie de comprendre le mot, de le flairer. » Analyse :

« Soviétisée » veut dire […] soumise à un processus radical, qui atteint les populations au cœur de leurs comportements, qui les modifie d’une façon peut-être irrémédiable, en tout cas très en profondeur. Qui rend peut-être les gens inaptes à la vie démocratique, dans la mesure où la figure tutélaire et sévère de l’État fait partie aussi intégrante de leur paysage intérieur et de la structure profonde de leur âme que le sur-moi selon la théorie freudienne : cela signifie qu’ils ne peuvent s’empêcher d’attendre l’essentiel de l’État (quand bien même, dans leurs discours quotidiens, ils le maudissent et le brocardent) plutôt que de leurs propres efforts. Et qu’inversement, ils sont prêts à se servir (en clous, en pièces détachées, en fromage, en pneus) aux dépens de l’usine, de la collectivité, de la société, comme ils ont appris à le faire pendant des décennies, sournoisement mais sans trop se cacher, et surtout sans en éprouver de culpabilité [25].

Pachet rapporte aussi (et explique) les propos d’une amie d’origine russe, émigrée en France, qui voyage régulièrement en URSS :

Là-bas, il faut « donner » [graisser la patte]. […] J’ai une cousine, médecin à la retraite. Elle donne encore des consultations. « Je ne cherche pas à profiter de mes clients, de mon statut de médecin. Quand un client me demande à être reçu plus vite, à avoir un médicament, je ne lui demande rien en échange. Mais quand on me donne, je prends. »
La corruption est normale, pour eux c’est naturel [26].



L’écrivain soviétique — au sens de « profondément soviétique », soviétisé [27].
Ni Boulgakov, ni Chalamov, ni Platonov ne sont soviétisés, pris dans « les catégories de pensée soviétiques » [28]. Mais Vassili Grossman ? L’auteur de Vie et destin ?
La première partie du livre, Pour une juste cause, est publiée dans la revue Novy Mir en 1952, puis en volume en 1954. Titre « stalinien », dit Pachet, pour un roman « typiquement soviétique » (sur la guerre et en particulier le début de la bataille de Stalingrad). Mais Grossman subit l’antisémitisme de la fin du règne de Staline, évolue. Il complète son livre, poursuit son récit de la guerre, inclut le début d’une histoire du Goulag, un « pamphlet », et le manuscrit de Vie et destin, considéré comme « antisoviétique », est refusé par la censure, confisqué par le KGB en 1961 [29].
Ce que retient Pachet, avec humeur, en opposition à la critique française « presque unanime » (en 1984), c’est que le roman lui semble « mauvais », « éminemment lisible et extrêmement mauvais ». Il est question d’un texte généralement « pâteux, ampoulé, verbeux, prévisible ». Un livre presque paradoxal : « C’est un roman de la liberté, puisque la liberté y est longuement exaltée – mais dont tous les éléments ne cessent d’être asservis à la volonté de prouver, de contrôler, de circonscrire sans reste. » Pachet insiste sur deux points qui lui tiennent à cœur : le traitement littéraire de la multiplicité et de la simultanéité. Grossman semble considérer les « énumérations » comme le comble du littéraire ; elles sont présentes presque à chaque page du roman ; mais Pachet n’y voit qu’un « indigeste entassement » : chacune est comme un « tableau artificiellement dosé », où « tout est pesé » (comme dans la « poésie engagée » : « on y passe en revue, on équilibre par des quotas plus que par la métrique »). Et pour dire « la coexistence et la simultanéité absurdes » des choses, l’« inconciliable », l’« incontrôlable », Grossman semble souvent reculer, « intimidé devant ce qu’il allait laisser exister » : comme s’il ne pouvait s’empêcher de « redoubler », de « commenter ». Ainsi, Pachet voit dans la littérature de Grossman l’effet d’une autre « censure » – non pas la censure qui empêche les livres d’exister, mais celle qui parvient à « asservir » l’imagination : « C’est d’elle que l’État veut disposer ; et il la veut libre dans son asservissement, comme on peut vouloir un ennemi vivant, un esclave souriant. » L’imagination devrait être « puissance de liberté, de fantaisie », dit Pachet. Mais, alors même que Grossman conteste de plus en plus « les dogmes soviétiques » à travers ses personnages et leur destin, il conserve son « sérieux » initial, sa « bonne volonté », sa « vocation pédagogique » – « à l’époque même où, rédigeant Vie et destin, il savait qu’il passait les bornes » [30].


Le courrier des lecteurs soviétique.
Pas de presse libre. Les fonctions de la presse qui ne sont pas remplies : « informer, donner à la société un reflet d’elle-même, organiser des débats, laisser apparaître la divergence, voire l’incompatibilité entre les destins ». Dans un journal soviétique, « les seuls événements, au sens que ce mot a pour nous, sont dans la rubrique "Étranger" » [31].
Une tradition de la presse soviétique : le courrier des lecteurs. Comme le dit Pachet (en 1990), en URSS les lecteurs « se prêtaient ouvertement aux désirs du pouvoir central, ou des divers pouvoirs en compétition » : « Lire le courrier des lecteurs d’un journal important, c’était […] souvent anticiper sur des changements politiques ou sur des limogeages [32]. »
Après la nomination de Gorbatchev à la tête de l’URSS en 1985, « une nouvelle et relative liberté d’expression » (et de publication : Tchevengour de Platonov devient disponible). L’hebdomadaire Ogoniok, fondé dans les années 1920, parmi les plus « conformistes » autrefois, change de ligne politique, devient « une publication de pointe de la "nouvelle pensée" ». Il publie des lettres de lecteurs (mais pas toutes : rien sur la catastrophe de Tchernobyl, et « il n’est pas question d’attaquer Gorbatchev sans restriction ») [33].
Pachet intéressé : « Depuis que le citoyen soviétique a compris, non seulement qu’il pouvait se plaindre de tout, mais que le secrétaire général du Parti lui-même ne demandait que cela, les récriminations atteignent […] des hauteurs pyramidales. » Voilà un « tableau, accablant mais qui donne à penser », de l’état de l’URSS (« jusqu’à l’été 1989 ») [34].
Pachet intéressé mais perplexe : « Les faits exposés, dont se plaignent les lecteurs, ne m’ont pas paru très individuels, ni les opinions exprimées très singulières. On dirait que chacun, en prenant la plume, s’est mis à la place d’un groupe, sinon du peuple tout entier, s’est socialisé d’avance, comme s’il n’était pas sûr d’avoir le droit de vivre ou de penser quelque chose de singulier. Dès lors, on se demande jusqu’à quel point ces lecteurs se sentent libres de juger le monde où ils vivent [35]. »
De là, « l’impression d’une consternante uniformité, d’un étouffant conformisme ». Et Pachet retient une référence qui revient dans ces lettres, qu’il a déjà rencontrée dans Vie et destin de Grossman : Tchekhov. Chez Grossman, le « modèle littéraire de la "démocratie" tchekhovienne », avec ses personnages « d’une diversité incontrôlable » (ce que Grossman vise mais n’atteint pas) ; ici, un idéal d’émancipation qui semble hors de portée : « Beaucoup de ces lecteurs parlent de façon pompeuse de "tuer l’esclave qui est en nous, comme le disait Tchekhov". La chose semble difficile à réaliser [36]. »
Pachet ne voudrait pas « paraître prendre ces lettres de haut ». Ce qui le préoccupe, en 1990, peu de temps après « la chute du Mur » (de Berlin), c’est l’inertie : « les mauvaises habitudes ne se perdent pas aisément ». C’est de savoir « ce qui reste de sain dans la nation russe » (et le mot « russe » revient, s’impose déjà) [37].

 

8.
En Pologne (en 1980), Pachet constate le dévoiement du mot « populaire » (ludowa), venu s’ajouter au nom traditionnel de la Pologne depuis le XVIIIe siècle (République de Pologne). Le mot a pris un « sens… disons slave » : « aujourd’hui, […] on sait de quoi ou plutôt de qui on parle quand on dit "Polska ludowa", la Pologne populaire ». En d’autres termes, comme le dit un de ses interlocuteurs : « Ceux qui tiennent le gouvernement, ce sont des gangsters. » Commentaire de Pachet (qui voyage en Pologne quelques semaines après la création du syndicat libre « Solidarité ») : « de façon visible […], la société s’est regroupée autour d’autre chose, et marque ainsi qu’elle n’est pas l’État, que l’État n’est pas elle mais une société secrète d’usurpateurs ». C’est tout le « vocabulaire démocratique », maintenu « comme une façade » et « discrédité », dévoyé depuis l’après-guerre et l’instauration du régime voulu par Staline, qu’il faut réhabiliter – et mettre en action, appliquer, comme le fait Witold, ce militant de « Solidarité » qui donne tout son temps au syndicat, « pour rédiger ses bulletins, préparer des statuts, aider les assemblées ouvrières à réinventer des règles de fonctionnement démocratiques : voter, élire un bureau, donner des moyens d’expression aux positions divergentes, négocier avec les autorités sans se compromettre avec elles » [38].
Mais il y a aussi une forme de « résistance » moins visible, plus individuelle. Dans un appartement de Wroclaw, hébergé par deux femmes, la mère et la fille, Pachet observe longuement une dizaine de flacons vides, en verre ou en plastique, conservés dans la salle de bains. Flacons de shampooing, de crème pour le corps ou le visage, de bain moussant ; certains viennent de Pologne, d’autres de RDA (l’Allemagne de l’Est), d’autres encore de l’Occident : France, Italie. On dirait un « trésor d’enfants » (les enfants « collectionnent les flacons, les bouteilles », etc.). Pachet médite sur ce geste, qui peut paraître « absurde » : conserver des flacons vides. Des flacons qui s’opposent doublement au système économique voulu par l’État. Ils sont la variété, le choix, là où l’État veut imposer l’uniformité : « il y a un bon shampooing, une bonne crème pour le visage, un bon dentifrice, un bon détergent, et non pas cent produits différents » (autre exemple, dont Pachet se souviendra plus tard : la « radio des hôtels des pays de l’Est », qui n’autorisait « qu’à entendre la fréquence choisie par la direction ou à baisser le son au minimum »). Et ces flacons sont la qualité, là où l’État a « mis hors la loi le goût de l’excellence ». Peut-être sont-ils « abondance et luxe », manifestation d’un comportement de classe – et ces deux femmes des « bourgeoises », des « représentantes de l’ancien régime » ? Pachet y voit plutôt de la « dignité » [39].
Et surtout un singulier pouvoir individuel, celui de transcender les catégories, d’atteindre l’universel : « en dehors de tout mot d’ordre, de toute concertation collective », c’est « un comportement civique qui a fait conserver ces emballages de shampooing », dit Pachet. Conserver ces flacons « que les ordures se proposaient déjà d’emporter », c’est « exercer une responsabilité collective » ; c’est manifester son opposition à « l’État populaire », qui participe à la « même dévastation » que « les ordures » et « l’oubli » [40].
En Pologne, Pachet voyage avec le livre d’Aristote, Politique. Il relève, selon la leçon de son ami et collègue Patrick Hochart, deux points essentiels : « l’essence de la politique se situe et se risque » dans un certain mot grec qui signifie « contestation, controverse, divergences » ; et l’État (selon Aristote) est « une réponse à l’aspiration au "bien-vivre", et pas simplement au "vivre" ou au "survivre" » [41].


En Pologne, un élan brisé fin 1981 : « le général Jaruzelski proclame l’état de guerre ». Un des interlocuteurs de Pachet lui avait dit : « Un jour ou l’autre, vous verrez, les Russes reprendront le contrôle de tout, ici. Mais ça ne fait rien. Ensuite, il y aura à nouveau une libéralisation, et la vie sera acceptable [42]. »
Il parlait aussi du sommeil, une métaphore : « Le socialisme, c’est comme le sommeil : on avance, on agit, on se querelle, et pendant ce temps-là tout reste immobile. Simplement on vieillit, la barbe continue à pousser, la vessie se remplit. On habite de plus en plus son corps, et lui vous fait sentir de plus en plus son pouvoir. C’est peut-être ainsi qu’on chemine le plus sagement vers la mort [43]. »


Après 1985, en URSS, certaines choses changent. Les membres du « Comité Kouznetsov » s’en rendent compte. Ils le constatent sur la question « du droit à l’expression des minorités nationales et religieuses » et même « du droit à l’émigration » : « Avec l’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev au pouvoir, nous avons […] fini par rencontrer des conseillers qui se disaient d’accord avec nous ! [44] » Fiodorov et Mourjenko sont libérés, émigrent là où ils le souhaitent.
Un lecteur d’Ogoniok, dans une lettre refusée en URSS mais publiée dans le recueil en français, fait cette proposition : permettre aux « gens de talent » d’émigrer tout en les encourageant à rapatrier leurs gains et à créer des entreprises compétitives en URSS. « Sens pratique » et « élément de farce », dit Pachet, qui résume et cite à la fois : « Si les bons cerveaux émigrent, raisonne ce réformateur, "le bureaucrate sera privé de son arme la plus puissante : l’exécutant silencieux". D’ailleurs la fuite des cerveaux n’est pas à redouter : c’est de toute façon ce qui se passe en URSS où "le rendement de nos cerveaux est presque nul" [45]. »


En 1989, Pachet est devant sa télévision. Il regarde, ému, captivé, les reportages : ce qui se passe entre la RDA, la Tchécoslovaquie et la Hongrie. La RDA fête ses quarante ans d’existence et en même temps s’effondre. La Hongrie laisse passer vers l’Autriche, ouvre sa frontière. Des milliers d’Allemands de l’Est partent en famille, en voiture : « on se précipite, on espère passer à l’Ouest avant qu’il soit trop tard ; on déguise […] en voyage de tourisme (on va passer quelques jours en Hongrie, un "pays frère") une émigration qui peut marquer votre vie » [46].
Ils roulent dans « une de ces fameuses Trabant », qu’ils ont obtenue après une longue attente. Ils l’abandonnent, « peut-être dans une rue de Prague » : « On la laisse presque sans hésiter, parce que si on ne passe pas à l’Ouest cette fois-ci, on ne connaîtra peut-être pas la prochaine fois [47]. »
Et quelques mois plus tard : « le mur de Berlin devenu inefficace, puis attaqué par les pioches » [48].


L’émigration, d’abord. Il s’agit bien d’un comportement individuel, intime (en famille). L’intimité de la Trabant sur une route de RDA vaut celle de la salle de bains des deux dames de Wroclaw – « les valises, la tendre matière intime des linges et des jouets d’enfant, les pilules, les objets choisis, chéris, convoités et acquis, et auxquels on fait courir le risque suprême, de les abandonner derrière soi » [49].
Mais un comportement individuel et intime qui a une portée collective, générale : « en agissant pour eux-mêmes, en famille (parents et enfants), en faisant leurs valises et en les emportant, des milliers d’Allemands ont agi politiquement » ; en « affirmant, face à eux-mêmes, ce qu’ils voulaient pour leur vie privée, […] ils ont bouleversé les données du problème » ; par leur départ, jugé par beaucoup comme une « désertion », « ils ont agi sur le pays qu’ils quittaient » [50].
Les journalistes emploient une « belle expression » : « voter avec ses pieds ». D’origine latine (Pachet cite Tite-Live : « pedibus ire in sententiam alicujus »). Explication :

Au sénat de Rome, l’habitude était, pour montrer que l’on se rangeait à l’avis exprimé par l’un des sénateurs, d’aller à ses côtés […]. On peut voter à main levée ; voter en se déplaçant est plus spectaculaire. On rend visible, physiquement, la solidarité de ceux qui défendent une certaine opinion ; on régresse, délibérément, dans la voie de l’évolution humaine, pour en revenir à des manifestations moins abstraites, plus corporelles […] [51].

Appliquer cette expression à l’émigration : voilà une extension de sens « spectaculaire, bien trouvée ». Elle vaut pour les pays où les citoyens « n’ont pas d’autre moyen de voter », d’exprimer leur opinion : « S’il y avait eu […] en RDA des élections libres, jamais on n’aurait parlé de "voter avec ses pieds" [52]. »


La révolution, ensuite. Ce sont vraiment des « journées de crise et de révolution », suivies à distance comme des « moments merveilleux » : « Chaque jour, journaux imprimés et télévisés apportaient de nouvelles images encore plus saisissantes, plus inespérées. » Une série d’événements caractérisée par sa « vitesse » : il faut « que ces événements aillent vite, que la liberté mette le pied dans la porte de manière irréversible, que ne s’installent pas des compromis pourris » [53].
Des événements attendus depuis longtemps : « On attendait, espérait que les gens se solidarisent avec tel ou tel résistant, dissident, avec telle victime. Et rien de visible ne se passait. » Le régime politique ne le permettait pas : « Il existe des pouvoirs […] dont l’emprise sur la société est telle qu’elle rend impensable un soulèvement collectif. On dirait même que ces régimes sont faits pour l’empêcher, pour en rendre impossibles la maturation, la préparation, les conditions. » Ces régimes qui « détachent les citoyens les uns des autres, les séparent en leur instillant une méfiance incessante, les rattachent à l’État par mille liens et institutions » [54].
Mais quelque chose se produit (que Pachet ne détaille pas, mais qui tient à l’effet négatif sur le régime du départ de ces gens qui sont souvent des cadres : ingénieurs, médecins, etc., et au fait que Gorbatchev a annoncé la neutralité de l’URSS). Des manifestations commencent à avoir lieu, des réformes sont exigées : « Sentant vaciller les interdits imposés par le régime, puis les institutions, puis le régime lui-même, les citoyens s’enhardissaient, devenaient plus exigeants, plus sincères : de plus en plus sincères à mesure qu’ils découvraient en eux-mêmes des sentiments nouveaux, inédits […]. Liberté d’émigrer, de revenir, liberté de voyager… liberté de voter. Devenues possibles, ces exigences accédaient à l’existence [55]. »
La référence qui vient à l’esprit de Pachet, c’est Joseph de Maistre (auquel il a consacré une étude). Pachet recourt à une image, pour approcher ce qui l’intéresse vraiment : ces moments « de révélation où ça bascule à la fois dans les rues, dans les allées du pouvoir, et dans le cœur de chacun ». Une métaphore physique : « Quand le bois craque et fait connaître qu’il peut céder, mais que ça dépend encore de la poussée de tous ceux qui veulent ; et avant le moment où de toute façon ça va tomber, et où il vaut mieux s’écarter que de faire semblant de pousser. » De Maistre a justement « beaucoup réfléchi sur la mécanique de ces forces et de ce moment dans une bataille », dit Pachet – et en effet il recourt à l’image du « plan incliné » sur lequel une armée va se mettre à glisser, image reprise après lui par Baudelaire (commentée par Pachet dans son premier livre, Le Premier venu). De Maistre réfléchit aussi à « la parole », qui est à la fois matérielle (les ondes, comme à la surface de l’eau, une image qui « permet de saisir la diffusion dans l’espace », dans l’air) et immatérielle (la « communication », le sens) [56].
Mais le mot qui s’impose à Pachet ne renvoie pas à la « dynamique des forces », à l’affrontement d’un « vainqueur » et d’un « vaincu » comme chez De Maistre ; ni au pouvoir individuel d’un « orateur » s’adressant à une « foule révolutionnaire », comme dans la situation décrite dans La Mort de Danton de Büchner (que Pachet étudie par ailleurs). C’est le mot « peuple », qui ne doit pas être pris ici dans son sens sociologique (une certaine catégorie, un groupe social), ni dans le sens dévoyé des régimes communistes (prétendument « populaires »). Le mot semble à Pachet le seul qui soit « assez vaste, accueillant, universel » :

Ce qu’on voudrait sentir et sentir encore, à l’occasion de ces journées tôt envolées, c’est […] le moment où « le peuple » existe, où l’on ne peut se passer de le nommer, de l’invoquer, parce qu’il n’est pas une somme de groupes sociaux, ou d’individus, ni une partie de la nation dressée contre une autre, mais la source même de toute parole légitime, une entité insurgée et libre que chacun, dans le concret de sa vie, contribue à faire exister, et à laquelle chacun puise pour penser et parler [57].

Pachet a déjà évoqué à plusieurs reprises le modèle de la « cité antique », qui est personnifiée, conçue non pas « comme un instrument de direction et d’oppression, mais comme une personne révérée » ; en grec, on dit « que la loi "parle" comme un être humain » (et d’ailleurs, « même en français, on ne se garde pas de l’anthropomorphisme », dit Pachet : on dit « que la loi "ordonne" », « qu’elle "prévoit" »). Puis au Moyen Âge on a élaboré la notion de « personne morale », indispensable, dit Pachet, « pour penser à l’État, à une société tout entière, à la continuité d’une nation, dans la mesure où État, société ou nation sont doués de continuité supra-individuelle » : en d’autres termes, « ces êtres nous lient à eux dans un rapport de personne à personne ». Dans la révolution qu’il observe et analyse, Pachet semble approcher de ces notions lorsqu’il retient le mot « peuple » (de même, lorsqu’il évoque la « nation russe » à propos du courrier des lecteurs d’Ogoniok) [58].


Mais parfois il y a choc, affrontement. Pas en RDA, ni dans les pays qui basculent bientôt (Tchécoslovaquie, Bulgarie), mais en Roumanie, où la révolution entraîne des violences et des victimes. Une scène frappante : un poète, un « favori du tyran », entouré par une foule partagée, dans les rues de Bucarest ; certains voudraient « le frapper », d’autres au contraire cherchent à « lui faire rempart de leurs corps » ; il trouve refuge à l’ambassade américaine. Et Ceausescu lui-même, le dictateur bientôt renversé : le voilà « face à ses séides révoltés contre lui et refusant de lui obéir », dans l’attitude typique de « l’impatient », « son coude à angle droit, ses sourcils froncés », manifestant son « mépris » [59].
Plus tard, voyageant en Roumanie, Pachet entendra deux versions contradictoires, non pas sur ce qui s’est passé à Bucarest (« il y a bien eu des morts à Bucarest, et en grand nombre ») mais à Iasi : y a-t-il eu ou non une manifestation, le 22 décembre 1989, des morts ? Les Roumains sont-ils « un peuple qui prétend avoir fait une révolution, et qui a conservé les mêmes dirigeants » [60] ?

 

9.
Dans les années 2000, Pachet retourne en Russie (il n’y a plus d’URSS). Il se rend même en Sibérie, pour une foire du livre. Sur les bords de l’Ienisseï, là où mène le Transsibérien.
La « bonhomie », la « détente de la vie quotidienne » : tout ce qui existait aussi mais était impossible à voir en 1982, dans la peur, la responsabilité, dans la « tonalité gris sombre » de la mission pour le « Comité Kouznetsov » [61].
« À Krasnoïarsk (près d’un million d’habitants), qui fut jadis un centre administratif du Goulag, les gens vivent, espèrent, désespèrent, font bonne figure [62]. »
Une envie de décrire : « Sur la neige durcie des trottoirs, les talons hauts des filles creusent de réjouissantes petites fosses géométriques. Malgré des températures de -20°, -30°, leur désir d’être élégantes et de plaire est vivace [63]. »
Et à Moscou, sur le trajet du retour en France. Dans le centre, « dans un café fréquenté par des intellectuels et des artistes » : « Quatre jeunes filles ravissantes […] interprètent des chansons des années 60. Une pianiste, cigarette aux lèvres, nous tourne le dos. Sur l’estrade une violoniste, une violoncelliste, une chanteuse qui fait des mines, danse autour de ses chansons, transformant chacune en une petite comédie à personnages. Deux enfants jouent silencieusement sous les tables, s’entraînent vers la cuisine en se tenant par la main [64]. »


Mais Pachet ne veut pas être dupe : « L’effondrement du communisme soviétique […] a laissé en place des États autoritaires et instables, mais surtout un peuple démoralisé, découragé, en très mauvais état sanitaire et démographique – belles femmes, hommes qui meurent jeunes, d’alcoolisme ou de violence –, un peuple qui n’a pas confiance en l’avenir ni en lui-même [65]. »
Et dans sa préface récente à la réédition du livre de Lefort sur Soljenitsyne : « Le projet d’emprise totalitaire sur la société n’est pas une chose du passé. Qu’on pense à la Chine ou à la Corée du Nord […]. Plus près de nous, certaines caractéristiques du totalitarisme soviétique sont […] encore en place dans la Russie d’aujourd’hui, car plus de soixante ans d’emprise ne s’effacent pas aisément, en particulier le rôle politique, économique aussi désormais, et idéologique (le communisme remplacé efficacement par un nationalisme de grande puissance) des services secrets, et le même désir de confisquer le pouvoir à tout prix [66]. »


Et en Chine, justement, où Pachet se rend en 2011 et 2012. La « passion politique » le saisit encore, le pousse à écrire un autre livre, où la comparaison avec le régime soviétique prend une place importante. En Chine, Lénine reconnaîtrait son modèle – et son vocabulaire (« organisation » devient « zu zhi », avec la même métaphore organique en chinois, la métaphore du corps, comme dans le projet totalitaire soviétique). Sans doute le Parti communiste chinois est-il différent (« sept hommes » à sa tête, « 70 millions de membres »), et le communisme lui-même prend « une forme nouvelle, étrange », allié « à l’élan de l’expansion capitaliste » [67].
Mais il faut lire les livres, les romans, voir les films, rencontrer les dissidents, les écrivains…

12 février 2017
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[1La Violence du temps, op. cit., p. 44, 10.

[2« La main d’Arthur Koestler », in J.-L. Faure, P. Pachet, Bêtise de l’intelligence, Éditions Joca Seria, 1995, p. 44 ; « Esprits faux », Le Temps de la réflexion, V, 1984, p. 291-292.

[3Ibid., p. 292.

[4« La main d’Arthur Koestler », op. cit., p. 43.

[5Préface à C. Lefort, Un homme en trop, Belin, 2015, p. 6 ; « La main d’Arthur Koestler », op. cit., p. 21, 43, 38 ; Contribution à un débat avec C. Lefort, in C. Lefort, Le Temps présent, Belin, 2007, p. 839.

[6Ibid., p. 837-838 ; « Le trajet singulier de Claude Lefort », La Quinzaine Littéraire, n° 595, 1992, p. 7 ; Contribution à un débat avec C. Lefort, op. cit., p. 837 ; Préface à C. Lefort, Un homme en trop, op. cit., p. 10 ; Contribution à un débat avec C. Lefort, op. cit., p. 838 ; « Le trajet singulier de Claude Lefort », op. cit., p. 7.

[7L’Âme bridée. Essai sur la Chine aujourd’hui, Le Bruit du temps, 2014, p. 9 ; « Le trajet singulier de Claude Lefort », op. cit., p. 7 ; L’Âme bridée, op. cit., p. 14, 9 ; « Les structures sociales fruit de l’inconscient collectif », La Quinzaine Littéraire, n° 338, 1980, p. 28.

[8Entretien avec J.-P. Salgas, La Quinzaine Littéraire, n° 570, 1991, p. 15.

[9« "Oui, c’est exactement ça" : du communisme de Vernant », op. cit., p. 109 ; « Les comités de défense, l’opinion et les médias », in M. Wieviorka (dir.), Raison et conviction : l’engagement, Textuel, 1998, p. 122, 118-119 ; « "Oui, c’est exactement ça" : du communisme de Vernant », op. cit., p. 110 ; « Les comités de défense, l’opinion et les médias », op. cit., p. 119.

[10« "Oui, c’est exactement ça" : du communisme de Vernant », op. cit., p. 109.

[11Ibid., p. 111 ; « Les comités de défense, l’opinion et les médias », op. cit., p. 122 ; La Violence du temps, op. cit., p. 13.

[12« Les comités de défense, l’opinion et les médias », op. cit., p. 122-123 ; « "Oui, c’est exactement ça" : du communisme de Vernant », op. cit., p. 111-112.

[13« Les comités de défense, l’opinion et les médias », op. cit., p. 124-126, 132-133 ; La Violence du temps, op. cit., p. 70, 14.

[14Ibid., p. 95.

[15Compte rendu de N. Mailer, The Executioner’s Song, op. cit., p. 132-133 ; « L’horrible logique de Charles Manson », La Quinzaine Littéraire, n° 262, 1977, p. 21.

[16« Pierre Vidal-Naquet : jeunesse et tradition », Critique, n° 418, 1982, p. 218, 215-216 ; « D’un style politique », in F. Hartog, P. Schmitt et A. Schnapp (dir.), Pierre Vidal-Naquet, un historien dans la cité, La Découverte, 1998, p. 72 ; « Pierre Vidal-Naquet : jeunesse et tradition », op. cit., p. 217 ; « La justice et le conflit des "opinions" », op. cit., p. 216 ; De quoi j’ai peur, op. cit., p. 118.

[17La Violence du temps, op. cit., p. 115, 87.

[18Ibid., p. 112-113.

[19Ibid., p. 113.

[20Ibid., p. 112.

[21Ibid., p. 114.

[22Ibid., p. 43.

[23Ibid., p. 38-39.

[24« Une mobilité essentielle », La Quinzaine Littéraire, n° 340, 1980, p. 23 ; La Violence du temps, op. cit., p. 39-40.

[25« Vassili Grossman ou la libération inachevée d’un romancier », Esprit, 1984/2 (Février), p. 180 ; Conversations à Jassy, op. cit., p. 49-51.

[26La Violence du temps, op. cit., p. 41.

[27« Vassili Grossman ou la libération inachevée d’un romancier », op. cit., p. 180.

[28Idem.

[29Ibid., p. 179-180.

[30Ibid., p. 180-183.

[31Ibid., p. 184 ; La Violence du temps, op. cit., p. 80.

[32« Lettres des profondeurs », La Quinzaine Littéraire, n° 549, 1990, p. 5.

[33Idem.

[34Idem.

[35Ibid., p. 6.

[36Idem ; « Vassili Grossman ou la libération inachevée d’un romancier », op. cit., p. 182 ; « Lettres des profondeurs », op. cit., p. 6.

[37Idem ; L’Âme bridée, op. cit., p. 17 ; « Lettres des profondeurs », op. cit., p. 6.

[38Le Voyageur d’Occident, op. cit., p. 79, 163-164, 111.

[39Ibid., p. 56-59, 62, 58 ; Un à un…, op. cit., p. 13 ; Le Voyageur d’Occident, op. cit., p. 65, 58.

[40Ibid., p. 61-62.

[41Ibid., p. 125.

[42Ibid., p. 11, 98.

[43Idem.

[44« Les comités de défense, l’opinion et les médias », op. cit., p. 128-129.

[45« Lettres des profondeurs », op. cit., p. 6.

[46« Voter avec ses pieds », Esprit, 1990/2 (Février), p. 58.

[47Ibid., p. 58-59.

[48Ibid., p. 63.

[49Ibid., p. 59.

[50Ibid., p. 58.

[51Ibid., p. 60.

[52Ibid., p. 60-61.

[53Ibid., p. 61-62.

[54Ibid., p. 61 ; Conversations à Jassy, op. cit., p. 171.

[55« Voter avec ses pieds », op. cit., p. 62.

[56Idem ; Le Premier venu. Baudelaire : solitude et complot, édition revue et augmentée, Denoël, 2009, p. 95 (1re édition 1976) ; « Le sang et l’action à distance selon Joseph de Maistre », Romantisme, n° 31, 1981, p. 16.

[57Le Premier venu, op. cit., p. 88 ; « Voter avec ses pieds », op. cit., p. 62 ; « Georg Büchner : Paroles dans le trouble », Passé Présent, n° 2, 1983, p. 98-99 ; « Voter avec ses pieds », op. cit., p. 62-63.

[58Compte rendu de A. Bodson, La Morale sociale des derniers Stoïciens, Sénèque, Épictète et Marc-Aurèle, Revue des Études grecques, n° 386-388, 1968, p. 622 ; « L’impératif stoïcien, in J. Brunschwig (dir.), Les Stoïciens et leur logique , Vrin, 1978, p. 371 ; « Une "sacralisation" qui vient du Moyen Âge », La Quinzaine Littéraire, n° 427, 1984, p. 23.

[59« Voter avec ses pieds », op. cit., p. 64 ; « Impatience », Nouvelle Revue de Psychanalyse, XLI, 1990, p. 119.

[60Conversations à Jassy, op. cit., p. 167-168.

[61La Violence du temps, op. cit., p. 17.

[62« Lettre de Krasnoïarsk », La Quinzaine Littéraire, n° 1004, 2009, p. 4.

[63Idem.

[64Idem.

[65L’Âme bridée, op. cit., p. 44.

[66Préface à C. Lefort, Un homme en trop, op. cit., p. 12-13.

[67L’Âme bridée, op. cit, p. 185, 177, 180, 13.