Fictions beyrouthines et autres citadines (10)

X


Dalal le croise de temps en temps dans son quartier. Il ne la reconnaît pas. Elle se souvient qu’il n’avait posé les yeux sur aucun d’eux mais qu’elle, au contraire, n’avait pas cessé de le voir, le regarder et chercher un brin d’humanité, particulièrement au dernier moment quand il avait levé son arme, parce qu’elle avait eu besoin de tenir une main et des yeux avant de mourir, même ceux du bourreau.

Elle ne sait pas ce qu’elle ressent quand il marche sur le trottoir, le pas lourd, un peu vieilli, un rien d’arrogance encore dans le port de tête, et qu’il la dépasse pour filer elle ne sait où. Aucun mot ne lui vient pour qualifier cette rencontre, cette présence qu’elle sait désormais à quelques rues de chez elle. Elle est interdite. Elle sent quelque chose comme une salissure se réveillant à son passage et un flot de pensées désordonnées. Elle craint les souvenirs qu’elle oublie certains jours où la lumière baigne, langoureuse, et qu’il s’agit de rire avec Elias.

C’est la nuit que lui vient la fureur. C’est la nuit qu’elle prend les armes à son tour. C’est la nuit qu’elle l’enferme et lui crie de dire enfin tout ce qu’il a tué et brûlé, faire l’inventaire précis de chaque jour et compter le nombre de corps. Elle fait alors effort pour sortir de ces pensées, de son impuissance à demander justice. Elias qui dort près d’elle n’y peut rien. Tout l’amour du monde non plus. Elle s’endort à l’aube quand le jour s’annonce dans le brouhaha de la rue, un rappel du va et vient souriant d’une sorte de paix. Il faudrait renverser la tentation de la vengeance, se pencher vers la terre, y poser son front et lui reconnaître la même condition que soi, être en un lieu toujours, mobile et sans trouble.

Dans le matin enfin, Dalal reçoit les bourdonnements beyrouthins, la chaleur du printemps, les éclats de la mer sortie des tempêtes hivernales, et la rapidité des voitures tel un reste envahissant des combats ; elle entend tous ces bruits à la manière d’une vierge qui n’aurait rien connu du monde. Elle oublie sans oublier. Elle vit et se surprend à sourire et rêver, à sentir la brise venue du sud, à capter les grains de sable du ciel. Elle ira déjeuner à Manara avec Shérine. Puis les bras d’Elias finiront d’effacer la rage de la nuit.

Comment se tenir entre la blessure éternelle et la quiétude présente ?

Dalal compose sa vie, recompose, décompose. Une fois le trouble émaillé de tension qu’elle ressent quand la silhouette de l’homme paraît au détour d’une rue, des sensations entre l’humiliation et la rage la brûlent, mais très enfouies.
Il arrive, si elle décide de s’appliquer à faire une phrase en elle-même tout en marchant dans la poussière brillante, une phrase qui lui conviendra tant dans ce qu’elle dit de nouveau que ce qu’elle chante, que Dalal aborde la position adéquate où son corps comme son âme pourront se mouvoir, libres. La rue alors, comme la nuit, glissent vers des cliquetis presque joyeux.

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27 mars 2011
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