Fragments et litanie : écrire selon Jacques Dupin

Note : ce texte reprend l’introduction de Dominique Viart à un colloque Dupin organisé à Lille III, avec André du Bouchet, Jean-Michel Maulpoix, Yves Bonnefoy, Claude Esteban, Valéry Hugotte et quelques autre ... dont Jacques Dupin. Ces textes ont été repris dans L’Injonction silencieuse (La Table ronde, 1995), avec une illustration de Bacon et une de Giacometti, "pas mal, non ?" FB.

Image : Stan Gaz, "WTC4, Ash Series, 2004"


La poésie de Jacques Dupin paraît lorsque s’épuise "le reflux des ultimes fleurs harassées du surréalisme" et rompt avec un certain engagement épique du poème, "cavalcade et débordement de la rose et du réséda" . Les "reliefs d’un festin ancien" ont alors perdu de leur apprêt et l’écriture s’en détourne, comme d’un temps révolu. L’esthétique de Breton, militante sans appel, cesse de régner sur les élans des jeunes poètes. Et les réserves de Dupin à son égard confinent parfois à quelques formules définitives, dans les textes sur Giacometti ou sur Mirò . Ouvrir une recherche en filiation supposerait de remonter plus en amont : l’œuvre de Jacques Dupin puise son encre au mouvement issu de Rimbaud, "expérience de la totalité, fondée dans le futur, expiée dans le présent" et de Mallarmé, tels qu’eux-mêmes sont volontiers relus depuis René Char. Le texte d’où sont extraites ces formules, donné au Débat à la faveur d’une enquête sur "l’absence de la poésie", rappelle ces "fortes personnalités, venues de loin, [qui] perçaient le brouillard et trouvaient une éparse notoriété. Char, retour du maquis, Artaud, retour de Rodez, Michaux, émergeant du “lointain intérieur“, Ponge engagé dans son “parti pris“". Avec eux, la réflexion sur l’écriture se construit selon d’autres exigences que celles du surréalisme, d’autres désaccords avec la langue.

Le propos n’est pas ici de confirmer ou de récuser de tels rassemblements, ni de dessiner à grands traits les lignées ou les rencontres d’une improbable famille de poètes. Mais de lire dans l’œuvre ce qui témoigne d’une réflexion sur l’élan qui lui donne lieu. L’écrivain qui prend alors la parole, dans un champ littéraire encore saturé des manifestes du premier demi-siècle, s’interroge dès ses premiers mots sur l’émergence de son écriture. "Comment dire ?" s’intitule le premier texte de Jacques Dupin publié en revue . L’interrogation depuis semble s’être déplacée. Ce ne sont plus les formes ni le mode de l’écriture qu’il s’agit d’éclairer, mais l’écriture elle-même dans son geste sans cesse repris. L’œuvre de Jacques Dupin n’offre pas cependant d’essai qui viendrait délimiter le flot ou commenter le cours de la parole. Elle ne se donne pas non plus dans l’immédiateté irréfléchie de sa venue. Mais, au fil des textes, se marque l’irrépressible conscience d’un mouvement d’écriture où s’imprime l’être. C’est dans le cours même de son texte en effet que le poète interroge son acte et le met en scène. L’écriture se redouble ainsi d’une sollicitation critique dont elle fait parfois sa matière sans toutefois l’organiser comme telle. L’oscillation demeure souvent dans un suspens des mots qui disent à la fois l’être au monde et son acte d’écrire sans que la lecture puisse décider d’un partage bien tranché.

Ecrire, entre l’être et l’autre

La réflexion, suscitée par l’enquête de la revue Le débat mérite notre attention. Non pas tant pour les esquisses de définition qu’elle livre au lecteur en mal de théorie, car les réponses qui s’y proposent ont tôt fait de se reprendre et d’invalider la question même, "incongrue, inadéquate à la nature et au sens de la poésie", qui les suscite. Mais pour l’approche qu’elle appelle d’une autre question : celle "de l’être dans le monde, et de l’autre dans la langue". La formule est essentielle : elle tient à la fois les deux fils : présence au monde et présence dans la langue ; elle les rassemble dans la synthèse qu’elle dispose, et, d’un même coup, les sépare dans l’affirmation de cette altérité inscrite dans la langue. Si donc la poésie, dans son écriture quotidienne, est si consciente d’être poésie, au point d’y parler aussi d’elle-même, ce n’est pas simplement en quelque souci réflexif, rendu nécessaire par un air du temps tout imprégné de théories, mais bien parce que son expérience même mesure une distance et creuse un écart entre l’être et l’autre.

La poésie, écrit un peu plus loin Jacques Dupin, est ”l’absente de tout bouquet”. Insaisissable, en avant et en retrait, à l’état naissant, dans le tisonnement des foyers et des confins, elle ne répond pas aux questions, elle les pose, les déplace, les soulève, infiniment, plus loin.

Cette apparente revendication mallarméenne, laquelle semble permettre d’occuper un lieu dans le champ littéraire, ne recouvre qu’imparfaitement - on s’en convainc avec la phrase suivante -, la manière si particulière d’être dans la langue qui caractérise les textes de Jacques Dupin. C’est justement ce dont témoigne le mode de présence de l’écriture dans ses poèmes. Aussi est-il nécessaire de lire les références qui sont faites à l’écriture et leur retour obsédant, selon le mode de l’éclatement fragmentaire ou de la reprise litanique. Le recueil Echancré et, plus particulièrement, Fragmes paraissent ici très révélateurs, à la fois par leur insistance sur "écrire", ce verbe dont l’infinitif ouvre la plupart des textes, par la réactivation d’une préoccupation originelle dans la poésie de Jacques Dupin qui s’y inscrit, et par le déplacement d’une telle question dans l’espace de ce recueil .

La lecture montre d’abord que ce n’est pas pour éprouver ni constituer un savoir de l’écriture que le poète interroge ainsi son mouvement d’écrire. Jacques Dupin ne prétend pas tenir de discours sur la poétique. Et cependant sa poésie revient sans relâche sur l’écriture qu’elle nomme et met en demeure. Le poète n’y théorise cependant aucune présence, ne soutient aucune esthétique de la figuration ni de l’image. Ce n’est que dans les perspectives les plus hâtivement cavalières que son œuvre s’est trouvée placée parmi les pratiques poétiques autotéliques et autoréférentielles. "Ecrire en se gardant du spéculaire" lit-on dans Echancré. Le poète ne cherchait alors qu’à nommer la pression souterraine et puissante d’où lui vient sa compulsion d’écrire. Car il s’agit bien d’une poésie aux prises avec son élan, avec "l’impromptu, l’intempestif", avec ce qui gronde au dedans, mille fois reformulé et toujours innommable. Si l’écriture est ainsi sommée de comparaître, ce n’est pas en tant qu’objet de l’instruction, mais comme pièce à verser au dossier d’un manque à connaître du sujet. Réflexive sans doute dans l’étonnement inquiet avec lequel elle se considère, la poésie n’est pas cependant l’objet de la poésie. Installé au cœur due ce paradoxe, dans ces moments où elle parle le plus d’elle même, il devient possible d’en manifester la preuve.

Délaissons, pour y revenir, les Fragmes vers lesquels toute cette question nous attire, et accomplissons le "retour-amont" qui place le lecteur au seuil d’une œuvre, déjà consciente de ce qui se joue en elle. Le poème liminaire de Gravir, dans l’édition blanche, "Chemin frugal", atteste dès l’origine d’une présence distante de l’écriture :

"blanche écriture tendue
Au-dessus d’un abîme approximatif"

Ce type de formulation qui désigne l’écriture sans en revendiquer l’appropriation scande véritablement toute l’œuvre. Au point que, dès l’origine, le poète semble entretenir un rapport d’étrangeté avec sa propre écriture perçue comme émanence indépendante de soi. Roland Barthes a cru pouvoir dater la naissance d’un tel phénomène :

"depuis Mallarmé sans doute [...] il n’y a plus ni poètes ni romanciers : il n’y a plus qu’une écriture" . De fait, les poèmes de Dupin disent bien, à l’envi, qu’il y a une écriture. Les formules qui en convoquent la présence sont majoritairement impersonnelles. L’écriture est ainsi figurée dans l’autonomie d’une inscription dont le sujet est tout au plus le témoin . Ou, pour le dire autrement, le sujet de l’énonciation n’assume pas l’énoncé qu’il désigne. L’autre est déjà dans la langue. Ce sont alors choses d’elles mêmes venant au poème : "chevelure de silence où s’inscrit l’illisible forfait" (Gravir, p. 13) ; "le sentier s’écrivant" (Une apparence de soupirail, p. 72).

Il y va ainsi d’une écriture autonome, que la phrase elle-même place souvent en position de sujet syntaxique : "l’écriture se gorge des parfums qui la décomposent" (Une apparence de soupirail, p. 54). Il s’agit d’"une écriture érémitique et nomade à la fois" (Une apparence de soupirail, p. 81) dont le sujet n’est pas le lieu. Sans jamais se fixer sinon dans l’être-là du poème, elle est comme tenue à distance, dans un rapport d’exterritorialité. Le poète parle bien de son écriture, mais c’est d’une écriture qu’il paraît avoir du mal à reconnaître comme sienne. Elle ne lui est pas plus immédiatement intime que ne l’est le réel dans les poèmes de Reverdy. L’écriture lui paraît aussi anonyme et impersonnelle. La syntaxe même où se met en œuvre l’évocation de l’écriture emprunte souvent aux formules de Plupart du temps leur goût pour l’indéfini et l’inassignable. "L’être au monde" de cette écriture apparaît bien comme cet "autre dans la langue", selon un phénomène qui n’est pas sans rappeler Rimbaud, auquel Une Apparence de soupirail, où se répète une telle conscience, emprunte son titre.

Mais ce n’est pas, comme dans les lettres dites "du voyant", dans une perspective expérimentale qui voudrait cultiver l’étrangeté qui nous habite. Il y va semble-t-il plutôt d’un constat que d’une expérimentation de soi. Le sujet donne ainsi l’impression d’être absent à se qui s’écrit indépendamment de lui, et qu’il exhibe comme produit d’une sorte de génération spontanée. Il se perçoit comme coupé d’une écriture dont il mesure la radicale altérité. Et pourtant, il sait bien que c’est de lui qu’il s’agit dans ce texte-autre que le poème déploie sous ses mains. Car il en est bien, en dernière instance et au-delà de la mise en scène fantasmatique qui se joue dans le texte, l’unique auteur, l’acteur irrécusable. C’est dire que l’écriture selon Jacques Dupin est un acte qui sépare de soi. "Souverain trait de rupture", comme on le lit dans quelques textes parmi les plus anciens, le fait d’écrire détache de ce qui s’écrit dans un acte dont le sujet ne se perçoit plus comme l’acteur. C’est "l’acte d’écrire comme rupture" que décrit Moraines. Un acte de désappropriation, qui pose "l’absence de sujet" (Une apparence de soupirail, p. 14). L’écriture dépossède le sujet de son acte ou, envers d’une même médaille, désincarne l’acte qui la produit.

L’absence comme figure

Il a beaucoup été dit de cette absence, depuis Mallarmé et Valéry, jusqu’à Maurice Blanchot et Michel Deguy, qui déclare dans Figurations : "Ecrire c’est disparaître en quelque manière" . Jacques Dupin lui-même a offert sa propre contribution à ce topos : "La vérité de l’œuvre rend nécessaire l’effacement du poète" écrit-il dans sa présentation de René Char. Il s’agissait alors de refuser l’exhibition de la personne derrière, a fortiori devant, ou dans son texte. Mais méfions-nous des proximités aveuglantes. L’insistance avec laquelle le sujet s’absente de son écriture est, pour Jacques Dupin, d’une autre teneur. Il faut mesurer la précision apportée par la préface donnée à Reverdy :

L’auteur lui-même, non le poète, est une tentation tôt consumée. Il se sait en excès et se retire. Le "je" est banni ou neutralisé. Personne ici ne parle, ne se découvre. Et moins que quiconque l’homme de passion, de rires, et de fureurs que nous avons aimé. Il est absent. Retiré jusqu’à l’invisibilité derrière la poésie la plus dépouillée, la plus nue, la plus silencieuse.

L’auteur, non le poète : c’est-à-dire l’autorité qui se donnerait comme caution d’un texte, non celui que le texte appelle et postule par le seul jeu de sa mise en forme poétique.

Or l’absence qui bruit dans les textes de Jaques Dupin est une image du poète. Jacques Dupin construit une figure du poète parlant depuis la mort : "écriture par le crible de la mort" (Une apparence de soupirail, p. 90). C’est ainsi qu’on peut lire, me semble-t-il, l’exergue d’Une apparence de soupirail : "Je ne puis bien dire que je ne commençai de vivre que quand je me regardai, comme un homme mort". Ce que Dupin emprunte ici à Rousseau est surtout un procès de dé-socialisation, non le refus d’une inscription du sujet. Se dire mort - "j’écris, moi, [...] à la condition d’être mort" (Echancré, p. 48) -, est une façon de dire son absence au monde. Preuve en est que la mort est figure : il s’agit tout aussi bien d’une non-naissance, d’un ne pas exister : "Ecrire comme si je n’étais pas né" (Une apparence de soupirail, p. 22) ne dit pas autre chose qu’écrire par-delà la mort dans une position fantasmée de non-présence. Jacques Dupin ne signifie donc pas ici, comme Mallarmé ou Valéry, que l’auteur doit s’absenter dans son œuvre. Mais il manifeste un mode de présence à l’œuvre qui est absence, ce dont le poème de Rimbaud auquel est emprunté le titre "une apparence du soupirail" dit très clairement le désir, celui de ne pas naître, de "naître/n’être pas". Le poème met en scène un sujet "instruisant sa disparition"(Une apparence de soupirail, p. 38). Dès lors, le poème est ce par quoi "on obtient, justement, de n’être rien" . "Tout texte participe de cette absence dont il est hanté" déclare Georges Raillard.

L’entreprise paraît proche, dans sa formulation, de celle que décrit Maurice Blanchot, mais elle signe en fait une position du sujet écrivant très différente. Si l’on en croit Contumace dont le titre dit le jugement par défaut de présence, "l’extrême écriture de la nudité de la mort" serait la "transparence" . L’écriture de la mort est sans artifice, elle dit ce qui est à dire sans l’emphase des poses subjectives. Pure production d’images latentes sans rémunération possible : le poème ne se monnaie pas. Poésie depuis la mort donc, à condition de comprendre la mort comme figure du poète, ainsi me semble-t-il, du Théâtre de la Mort de Tadeusz Kantor, où la mort est cette position qui assume et leste le fantasme et sa scénographie dramatique. Kantor, on le sait, marquait de sa présence immobile le coin gauche de la scène sur laquelle se déployait la représentation de ses pièces, autre façon, assise et silencieuse, de signer son absence : "Ecrire à l’écart" lit-on dans "Une écharde" (Echancré, pp.103-125). Jacques Dupin se tient dans l’échancrure du bord, dans l’embrasure, sur le morfil de ces lieux extrêmes que son œuvre décline volontiers.

C’est de cette réserve, tôt pressentie comme nocturne par Maurice Blanchot , mais tout aussi bien position limite et pour tout dire intenable, que sourd la question d’écrire :

Ecrire les yeux fermés [...]
Ecrire sans recul, dans le noir. dans la doublure, dans la duplicité, du noir..." (Echancré, p. 25).

Dans cette nuit grandissante en effet émerge un mouvement : "j’écris dans la nuit" , "j’écris sans la lumière" répète le poète dans Rien encore tout déjà. La véritable interrogation sur l’écriture, non point celle, incrédule et latente, qui constate ce qui s’écrit, mais l’interrogation active qui en formule le désir et se marque dans la syntaxe par l’infinitif en modalité interrogative, apparaît dès 1968 dans L’Ephémère : il s’agit de la suite de poèmes intitulés "Moraines", reprise depuis dans L’Embrasure. Le premier texte commence ainsi :

Ecrire, est-ce un sommeil plus mobile et qui s’entoure de comparses ? Ou le mouvement excessif d’une veille qui pulvérise ce qui la supporte, en nous jetant au centre immensément ouvert de sa pupille envenimée ? (L’Embrasure, p. 61).

La première réflexion sur ce mouvement dont le poète est le "non lieu et le non-objet" se met en œuvre. A l’écoute des gravitations intérieures, depuis longtemps sondées, s’ajoute la rencontre enfin plus intime de "l’être au monde" et de "l’autre dans la langue". Mais ce ne sont encore que juxtapositions : "car l’écriture ne nous rend rien" (L’Embrasure, p. 63). Le "dire" du poème ne peut encore s’y déployer que sous les espèces de l’illusion, "illumination fixe de quelques mots inespérément accordés" à laquelle le poète déclare "avoir cru" (L’Embrasure, p. 64). Mais écrire s’y conjugue comme marcher ou respirer : les termes sont mis en stricte équivalence. L’écriture alors n’est pas plus étrange, ni étrangère, que la marche ou que le souffle, et pas moins non plus. Ecrire dessine un mouvement dont le sujet est inséparable. Prisonnier du souffle, même quand celui-ci se perd, il l’est aussi du livre, en même mesure :

"Tu ne m’échapperas pas dit le livre. Tu m’ouvres et me refermes, et tu te crois dehors, mais tu es incapable de sortir car il n’y a pas de dedans. Tu es d’autant moins libre de t’échapper que le piège est ouvert" (L’Embrasure, p. 70).

Le livre est donc le sujet même. À son absence évoquée plus haut répond ici une consubstantialité : c’est Montaigne contre Mallarmé.

Ou, plutôt, c’est Montaigne avec Mallarmé, car il faut penser à la fois l’altérité et l’identité : écrire est un acte schizophrène où se mesurent les contradictions, miroir égarant qui rassemble les éclats et défie les ressemblances. On ne s’étonnera pas, dès lors, des alternances pronominales, de la première et de la troisième personnes :

J’ânonne, il s’élance. Il oublie que je suis second, en retrait, en recul. Il ignore surtout que je n’existe pas, que je bave et transpire d’inexistence dans l’ébranlement de la trace (L’Embrasure, p. 91).

Cette alternance, le poème "Un récit" la met en œuvre avec une insistance significative :

Je - dont la configuration se déplace et disparaït, au-dessus de nous, - ultime ou fumée...
Je, trahi, chassé, reconduit à la frontière, absorbé par le récit, ou dissous dans son espace...Il se penche une dernière fois sur les feuilles jaunies, flétries, d’un cahier d’écolier, d’une liasse de préhistoire [...] (Dehors, p. 97).

Entre ces deux instances de soi, une tension s’établit. Car si le poème est nocturne, l’écriture est en puissance de lumière, qui menace toute cohérence subjective : "tant que ma parole est obscure, il respire"(L’Embrasure, p. 48). Ce que Dehors souligne d’une déclaration sans ambages : "écrire met en péril" (Dehors, p. 33) dit en effet le poète en proie au "trébuchet de la terreur d’écrire" (Dehors, p. 52). Mais ne pas écrire ne résoud rien, car "cesser d’écrire n’est pas disparaître. Et disparaître n’est pas finir" (Dehors, p. 32). Aussi s’agit-il tout uniment d’écrire, sans objet sinon celui qui s’écrit, ainsi de ces marches pour le seul mouvement régulier où le pas se perd sans dessiner de chemin : "Ne rien dire. Ne rien taire. Ecrire cela" (Une apparence de soupirail, p. 19). Ecrire n’est donc pas rapporté à un acte de communication ni même d’expression : il n’y a pas plus de lyrisme dans cette expérience de parole qu’il n’en peut y avoir dans la marche et le souffle, sauf à considérer le lyrisme comme l’expression même d’un élan aussi irrépressible que cet en avant que réitèrent le pas et la respiration. Ecrire ne signifie pas "dire". Ni expression ni dissimulation, écrire est acte pur, "geste d’encre" nommé par Jacques Dupin dans Matière du souffle . Il faudrait ici souligner, puisqu’aussi bien ce récent ouvrage se consacre à Tàpies, combien ce que le poète retient dès lors qu’il s’agit de regarder le tableau ou l’œuvre plastique est justement le geste de l’artiste et ce, dans la quasi totalité de ses écrits sur l’art. Le geste, plutôt que son produit.

La tension d’écrire

Or, il est une différence majeure entre le poème et le tableau. C’est que l’un précède l’acte d’écrire quand l’autre se donne à l’horizon de son avancée. La substitution progressive du verbe "écrire" au substantif "écriture" permet de marquer cette différence, et de spécifier ainsi les aspects irréductibles de la poésie telle que Jacques Dupin la met en œuvre. Cette présence de l’infinitif à l’ouverture des poèmes de Fragmes auxquels je reviens maintenant produit une sorte de diffraction. L’objet de l’écrire est en effet mis en perspective par la nomination même de l’acte d’écrire qui en assure la venue au papier. On se souvient encore de Mallarmé, dans L’Action restreinte :

écrire -
l’encrier cristal comme une conscience, avec sa goutte, au fond, d’obscurité relative à ce que quelque chose soit [...]

Même tension du geste qui fonde, à ceci près que la conscience n’est pas, chez Jacques Dupin, de matière si cristalline et que le "tirant d’obscurité du poème" (Gravir, p. 98) ne s’offre pas en instance de création. Mais l’infinitif, chez Dupin comme chez Mallarmé, place l’objet en devenir. Il se donne comme mise en scène d’un désir, d’un en avant qui oriente toute tension. C’est "l’inscription commençante d’une parole en avant de soi" selon la belle formule de Contumace (p. 100) qui signale, plus loin, l’inaccessibilité même de l’objet par le défaut de toute actualisation :

"parole qui revient, sans être venue,
et s’écrit, en avant de nous et de soi, pulvérisant la trajectoire qui l’occulte" (Contumace, p. 102).

L’infinitif, le plus souvent appelé sous la plume, désigne l’infini de son acte et l’irrésolution de toute tension vers. L’objet de l’infinitif - objet même du désir d’écrire -, n’est pas donné par la parole comme présence, mais comme un être-là inaccessible à la parole qui à la fois le dit et le retire. Le monde reste à produire et demeure dans la virtualité de son éclat. Il est ainsi moins donné chez Dupin que chez Bonnefoy ou Jaccottet. "Ecrire, explique Gilles Deleuze, est une affaire de devenir, toujours inachevé, toujours en train de se faire." Combien cela est-il encore plus vrai lorsque le poète en inscrit l’acte même par la présence répétée, litanique, de l’infinitif au bord du poème. Non pas, comme Mallarmé l’enseigne, que la chose soit absente à qui la nomme, mais elle disparaît dans l’acte qui cherche à l’atteindre, dès lors que cet acte est exprimé comme tel. L’écriture sépare le sujet du monde, non pas tant parce qu’elle n’en peut donner que la figure, le concept ou la "notion pure", mais parce que le monde se virtualise dans l’infini de sa présence différée. Jacques Dupin le dit lui-même dans Matière du souffle : le référent n’est que le désir ou l’ombre portée de la chose" (p. 17).

Le sujet se peuple de ces objets à écrire, de ces ombres qui le meuvent et dont il récite la litanie au fil du recueil. Si les choses ne sont pas en présence, elles sont en projet, et ce projet seul identifie le sujet. Car le sujet se projette dans ce qui est à dire, dans son vœu d’écrire. Loin d’habiter le monde dont il s’absente comme cela a été dit, il en est habité. S’il est un sujet lyrique dans la poésie de Dupin, du moins dans Fragmes, c’est surtout dans cet abandon de lui-même qu’il consent à une telle tension. Son identité composite rassemble les pièces ainsi énumérées. Certes le verbe demeuré infinitif n’est pas rapporté à une première personne à laquelle identifier le sujet. Mais le sujet n’en est pas moins présent dans ce qui l’habite, qu’il est en puissance de "tirer de soi" pour paraphraser le titre d’un recueil récent.

Aussi l’identité lyrique selon Jacques Dupin, est-elle centrifuge. Dire "je suis", c’est commencer à n’être plus, sinon dans la série plurielle des prédicats à venir : ténébreux, veuf, inconsolé ou Prince d’Aquitaine. Entre le "je suis l’autre" de Nerval où s’exprime le vertige d’une pluralité trop familière, déchirée de ne pouvoir s’accomplir dans la réconciliation de l’identité, et le cri de Rimbaud : "je est un autre", qui ouvre le champ des possibles, métamorphose du bois en violon et du cuivre en clairon, avènement pour tout dire du poète en l’homme, une place est à marquer pour Jacques Dupin qui participe des deux attitudes sans se réduire à aucune. Car dans son œuvre, cet autre composite, saisi dans la litanie des prédicats retenus, identifie cependant le thème. De même, la litanie des infinitifs, tous pourvus de leurs flexions, désigne un sujet absent, mais dont l’absence est imposée par la structure même de l’infinitif. Aussi faut-il penser le poète assis - comme Kantor -, au coin de la page. Alors la litanie fait sens, qui multiplie les fragments et les rassemble. "Litanie" est en effet ce qui fait varier la répétition, installe le thème dans l’anaphore et laisse proliférer les prédicats où le "je" absent trouve à se projeter. Plus que la métaphore qui lui est communément associée, la poésie serait cette flexion infinie du même, multiplication d’éclats et de fulgurances imparfaitement accordés que la litanie d’écrire prend en charge.

"Tiré de soi" ne procède pas autrement, qui multiplie les images et les fragments, tous entretissés par le fil d’une image féconde. Comprenons ici, dans ces bribes et fragments d’enfance que justement l’autobiographie n’est pas un récit. On sait combien le "récit" est mis à mal par les textes de Dupin qui pourtant le prennent souvent comme horizon improbable. Car le sujet y est celui dont tout récit est impossible . Il n’y a pas d’histoire qui le puisse résumer. Du sujet, la poésie ne livre que fragments et pulsions : "sporades d’un récit qui se perpétue" (L’Embrasure, p. 52) sans jamais advenir. En revanche, ces bribes et fragments - "j’avais juré ne chanter que bribes bavures et bourrasques " (Contumace, p. 68) -, sont éminemment constitutifs, ce que, du reste, nous apprennent aussi les grandes autobiographies contemporaines de Michel Leiris, de Nathalie Sarraute ou de Claude Simon : l’acte autobiographique est d’abord extraction de soi, production d’images intimes. Comme tel, et dans l’effort d’arrachement que cela suppose, l’acte autobiographique, qu’il soit poème ou non, ne présente que fragments, images isolées, désordres mêmes de nos tiroirs intérieurs. Les écrire signe une identité, vouloir les écrire dans l’infinitif qui les relègue identifie un désir. Dans le fouillis d’une présence obscure, Jacques Dupin tente sur lui-même l’effort d’une saisie, où le monde qu’il entreprend de dire n’est pas celui qui l’entoure mais celui qui le hante.

Mais "écrire" n’est pas seulement porteur d’objets différés. La flexion est aussi dans l’image, où la litanie des comparaisons ou des postures tente une élucidation de l’acte par l’écho qu’il suscite d’autres élans :

Ecrire au fond du trou, écrire sur le fil, en disloquant, en moissonnant, en délivrant l’éspace du vide vivant... (Echancré, p. 46).
écrire en creusant, en fouissant, en ajustant, en planant, comme fondre et ravir, l’épervier, à l’instant de vérité, improbable et foudroyant (Echancré, p. 62).

La tentation est grande de replier ces actes sur l’écriture et d’en faire les métaphores et les allégories de la fonction poétique. Dans la ferveur de l’oraison, ce sont les variations de la litanie qui en dessinent la richesse. Affectant de célébrer le divin, la parole oratoire nomme le divers : la litanie ouvre large l’éventail du monde, dont le nom de Dieu n’est plus que la raison ultime où se perd l’infinie chatoiement des espèces. Dans la "non-prière" de Jacques Dupin, le même phénomène rapporte à l’acte d’écrire la multiplicité des expériences du sujet. Dès lors le courant s’inverse : loin d’être le point central d’une préoccupation retournée sur elle-même, empêtrée d’elle-même, "écrire" n’est que la façonde rejouer ces expériences, d’en tirer de soi les images demeurées et demeurantes qui tissentlesujet.L’"autredansla langue" recompose les modes de l’"être au monde". Ecrire, c’est tout aussi bien marcher, respirer - équation de la parole et du souffle, en ce que marcher, respirer ne cessent pas d’écrire. Désancré de son être social, le poète est "écrivant, depuis toujours écrivant", qu’effectivement il écrive ou non. La "nuit grandissante", le parcours du "sentier de montagne" ou du carreau du Temple écrivent en lui ce qu’il tente ensuite de porter au papier. De cette parole perpétuée, les poèmes ne donnent jamais que des fragments, arrachés au mouvement litanique qui porte le poète en avant de lui-même. Arrachés au mouvement, mais accordés à sa pulsation. Si la figure du sujet absent, si obstinément reconduite a rendu impossible l’expression directe, immédiate, d’un "je suis", c’est l’infinitif "écrire" qui en reçoit la charge. Ecrire est médiation du réel, qui permet à qui se sent "autre" au monde d’être "dans la langue". L’écriture de fait n’a pas effacé le sujet, elle en a relégué la trace dans l’ombre de sa propre avancée. Témoin de cette latence, de cet "être toujours là" d’un sujet jamais irrévocablement estompé, l’affleurement de plus en plus net du "mal d’enfance" par René Char jadis évoqué et si présent dans les textes d’Echancré, ou plus violente sans doute, la permanence des Mères que l’écriture dépèce en vain "dans leur urine fabuleuse". Si métaphore il y a, c’est donc "écrire" qui l’est de "vivre" et non l’inverse ; et la question adressée à la poésie, c’est tout autant sinon d’abord, par l’exercice certes de l’écriture, une question adressée à l’existence. La litanie fonde le sujet dans le recueil qu’elle attise de ses fragments. Le "problème d’écrire" - pour reprendre à Gilles Deleuze la formule augurale de Critique et clinique -, n’est pas tant d’écrire, mais d’exister dans l’écriture. Or, pour Jacques Dupin cette existence est excessive, ce dont atteste l’horizon nombreux de ses textes. Ecrire, en quelque manière, a charge de nommer cet excès.

Dominique Viart
13 janvier 2004
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