Franz Innerhofer : Côté ombre, roman

On s’attirerait l’étonnement de l’apprenti ferronnier Franz Holl s’il nous entendait le qualifier de « héros », personnage principal » ou « protagoniste » de ce roman, lui qui raconte : « Une tige d’herbe sèche, une pierre, une latte de clôture cassée, je voulais être tout cela, sauf moi. Qu’on achève enfin de m’étrangler, me souhaitai-je, qu’on me laisse aller mon chemin, implorai-je. » Etonnement qui deviendrait de l’incompréhension s’il nous entendait le désigner comme fils « naturel », lui l’enfant illégitime d’un agriculteur qui ne l’a recueilli dès qu’il a été en âge de travailler que pour l’employer du matin au soir à faucher, s’occuper des bêtes chaque jour dimanche inclus, décrotter les bleus de travail. Jeune homme, il refuse de subir plus longtemps cette double exploitation, paternelle et patronale, et entre en apprentissage chez Joseph Bruckmann, à quelques kilomètres de là, afin d’apprendre un métier.

Prairies en fleurs, odorantes.
L’herbe haute, tout autour, faisait déjà à elle seule l’effet d’une accusation permanente. Et ces voyages en train, auxquels je n’étais pas habitué, des voyages en train juste avant les foins. Je ne voyais que l’herbe. Et les promenades. Les promenades me semblaient en elles-mêmes une chose folle, emmener ainsi mon corps faire un tour dans le coin, l’après-midi, sans la moindre utilité ? Mais des promenades sur les petits chemins, le long des herbages, sans faux à l’épaule, sans jeu de lames affûtées, sans râteau, sans fourche, juste comme ça, sans rien à porter ? Pas de bouteille pleine d’eau fraîche à la main ? En costume ? En chaussures basses ? Accompagné ? A chaque pas, j’avais l’impression de devoir fuir. Tout regimbait. Ce n’est pas pour moi, tout de même. Je n’y avais pas droit. Combien de fois ai-je maudit les touristes qui restaient là, à regarder, lorsque j’étais aux champs, me demandant au nom de quoi ils pouvaient se permettre de jouer les badauds pendant qu’on s’éreintait. Au cours de ces promenades en famille je voyais déjà les gens partout au travail. Ces sorties m’étaient désagréables. La nature, ça n’existait pas pour moi. La nature, je lui étais devenu étranger. Il n’y avait que le travail de la nature. Après onze ans de travail agricole, je ne pouvais évidemment pas manger du pain sans penser à rien.
Boire du lait sans penser à rien.

De même que devant les paysages il ne s’émerveille pas des beauté, paix ou innocence de la nature mais y décrypte les rouages de l’exploitation des ouvriers agricoles par les patrons propriétaires, il découvre au centre d’apprentissage puis à l’usine non les progrès de la modernité, de la démocratie et des acquis sociaux mais les modalités de l’exploitation des élèves par les chefs d’atelier, des ouvriers par les patrons d’industrie.
Maladroit, effaré, n’ayant que les besoins de son corps pour le tenir droit, jamais Franz Holl n’est en position de prendre du recul afin de contempler le monde, il peut seulement déduire de ce qu’il voit ceci : tout lieu est lieu d’exploitation, tout rapport est rapport de forces, que ce soit entre père et fils, entre apprentis, entre ouvriers, de ferme ou d’usine, qualifiés ou pas. Mieux vaudrait fuir ou mourir si ne se profilaient ici et là, traduites par des gestes, des regards, des attitudes, des possibilités inconnues jusqu’ici, qui ont pour noms bienveillance et solidarité. Encore doit-il apprendre à les percevoir puis à les accepter. De ces brutales apories sur les impasses affectives, sociales et professionnelles de celui qui se sait exclu, va pourtant naître un itinéraire singulier, un acte de méditation à l’épreuve des sensations qui n’est pas sans évoquer l’inexorable Homme qui marche d’Alberto Giacometti.
C’est chez son maître d’apprentissage que Franz Holl commence à lire. Après avoir feuilleté l’atlas que lui a prêté Helene, la mère de Joseph Bruckmann, il lit successivement une histoire de paysans en Carinthie, une biographie de Napoléon, Les Misérables. Dans la biographie de Napoléon, ce qui l’intéresse ce n’est pas le destin de l’Empereur mais les allées et venues des domestiques, qui finissent toujours par « disparaître rapidement tandis que des gens aux gestes assurés entr(ai)ent en scène, s’adressant la parole avec politesse et se ménageant les uns les autres ». Il aimerait savoir comment vivent ces domestiques, combien ils sont payés (si seulement ils le sont !), s’ils connaissent la division entre jours de travail et jours de repos que lui-même ne connaît que depuis peu.
Lire n’est pas uniquement déchiffrer des mots, une histoire, c’est aussi conquérir du temps à soi sur la fatigue et le sommeil, vaincre son malaise à préférer rester lire dans sa chambre plutôt que rejoindre ses amis à l’auberge et boire de l’alcool jusqu’à oublier le peu qu’on est. La pratique de la lecture et de la pensée qui analyse, qu’il découvre en vivant chez les Bruckmann, se révèle un outil percutant, efficace de la prise de conscience de soi, de son existence, de sa liberté. Elle va lui permettre de s’arracher à la boue mutique de sa terre natale afin de tenter de vivre selon ses propres mots.

Telle la caméra de Robert Bresson derrière Mouchette, le romancier Franz Innerhofer se tient au plus près de Franz Holl. Il ne le lâche jamais, ne ménage au lecteur aucune pause ni échappatoire à la densité des scènes, images et descriptions que développe son monologue obsédant sur la difficulté à exister. Le cadre est saturé : l’Autriche rurale juste après la Seconde Guerre mondiale, quand les voisins allemands viennent y faire du tourisme parce que c’est le seul pays où ils ne se font pas traiter de nazis, quand les petites fermes disparaissent et que s’étendent celles qui pratiquent la culture extensive, quand s’enrichit une nouvelle classe d’entrepreneurs qui étalent avec ostentation les signes de leur réussite et méprisent ceux qui s’attardent, quand les jeunes gens se suicident tant ils n’imaginent pas que leur condition puisse évoluer, quand l’obéissance et le respect que professent l’Etat, les Syndicats, la Famille, l’Eglise et l’Ecole ne servent qu’à conforter le statu quo social, perpétuer le conformisme et l’injustice.

Franz Innerhofer, écrivain autrichien né en 1944 près de Salzbourg, qui s’est suicidé à Graz en 2002, s’est inspiré de sa propre vie pour écrire, dans les années 70, une trilogie romanesque critique dans la grande tradition des littératures autrichienne et allemande. Le premier tome, De si belles années, a paru en 1977 chez Gallimard. Le tome 2, dans une belle traduction et avec une postface d’Evelyne Jacquelin, a été publié cette année aux éditions Laurence Teper. Le tome 3, Les Grands Mots, est annoncé, chez le même éditeur, pour le premier trimestre 2005.

Lire la chronique littéraire de Jean-Claude Lebrun parue dans L’Humanité.

Dominique Dussidour

23 octobre 2004
T T+