Géométrie de Fort-de-France
Décollage le 03 août 2006 d’Orly pour Fort-de-France, vitesse immobile au-dessus des nuages, le temps du voyage est celui d’une méditation. Naguère je m’envolai ainsi pour le Japon, grande vitesse à peine sentie qui reculait la nuit vers l’est, rouge soleil aux hublots : je ne savais rien du monde que je rejoignais, je ne portais en moi que des livres traduits et des connaissances communes.
Fort-de-France au décollage, au contraire, je connais, j’y suis allée ces dernières années régulièrement, je reconnaîtrai les odeurs, la chaleur, les portes et les volets fermées dès que tombe la nuit, le bord de mer hostile est en travaux, peut-être cette fois-ci sera-t-il devenu une promenade, les rues du centre sont en damier,
la cathédrale et la bibliothèque Schoelcher sont disposées dans la même direction, la cathédrale en retrait de la bibliothèque de quelques rues est une réplique de la bibliothèque qui s’ouvre sur la Savane, grand rectangle de verdure tantôt joyeusement animé tantôt étrangement déserté au bout duquel on croit avoir quitté la ville.
Je songe à retourner à la bibliothèque, mieux la regarder, y demeurer une ou deux journées, et dans l’avion au-dessus des nuages se dessine la géométrie de Fort-de-France.
J’entre dans la bibliothèque, je sais sans avoir à le vérifier que dans mon dos sur La Savane se tient immobile la statue de Joséphine à laquelle on a coupé le cou.
Tant de mythes pour une Histoire, à commencer par celui de l’abolitionniste Victor Schoelcher qui dix ans avant sa mort fait don de 9534 ouvrages qu’on emballa dans 80 caisses – rien de tout cela, chiffres y compris, n’est faux, Schoelcher est l’abolitionniste qu’on connaît, et les statues célébrant son geste sont nombreuses, et la ville qui surplombe au nord Fort-de-France porte son nom, le lycée classique porte son nom, l’université porte son nom, et il a légué sa bibliothèque à l’île dont il a libéré les esclaves, 9534 ouvrages dans 80 caisses, donc : que se poursuive la libération physique par une libération intellectuelle, que cette libération ait, disons, un cadre concret, que se dresse pour elle un symbole, que dorénavant les écrits restent dans cette île là-bas où l’héritage culturel se transmet seulement oralement. On dit que la bibliothèque fut pensée et édifiée pour contenir ces ouvrages, on dit que l’architecte Henri Picq la construisit de verre et de métal à Paris pour l’Exposition Universelle de 1889 – « Quelle horreur ! » s’exclamerait la Paulette des Voyageurs de l’Impériale –, qu’elle y fut le pavillon de la Martinique, qu’elle fut ensuite démontée et expédiée à Fort-de-France, remontée donc ici même sur « un terrain couvert de vase et de bambous, et où pullulaient grenouilles et crapauds » ainsi que l’explique Siméon Petit, dans sa Monographie de la Bibliothèque Schoelcher. Conservateur de la bibliothèque de 1919 à 1936, Siméon Petit accrédite de toute bonne foi le beau mensonge. On sait aujourd’hui que le bâtiment de la bibliothèque fut édifié deux ans plus tôt, en 1887, et que sa structure de métal est antérieure à la Tour Eiffel qui suscite l’incipit du roman d’Aragon, le cri d’indignation du personnage féminin, Paulette au prénom ridicule.
La bibliothèque Schoelcher est à la fois une bibliothèque où l’on travaille, consulte et emprunte des livres et un monument que l’on visite. Ainsi la première salle est-elle aussi solennelle que l’intérieur de la cathédrale de Fort-de-France, même direction je l’ai dit, même plan rectangulaire, dôme, inscriptions sacrées ( ici les louanges à Dieu, là les noms des auteurs du Panthéon littéraire : J.B. Bossuet, Lamennais, Corneille, F. Rabelais, Voltaire, La Fontaine, Lamartine, La Bruyère, J. J. Rousseau, …) ;
les vitraux de l’une reflètent la lumière du Dieu des cantiques, ceux de l’autre la lumière du Savoir – va savoir ! L’architecte fin de siècle Henri Picq signe les deux monuments.
Des livres sont disposés dans des rayons de faible hauteur, un mètre environ, dans un corridor qui encadre le vaste espace central laissé à la lumière dans la grande salle ; ce sont des « nouveautés », beaucoup de titres à succès, à disposition et à nos pieds. Et là-haut, près de la coupole on devine dans les rayonnages surélevés les ouvrages de ceux dont on lit les noms encore une fois, auteurs du siècle classique et des Lumières – là-haut, à la hauteur des anges, présences surplombantes.
A l’orée de la deuxième salle, en trois langues, français, anglais, espagnol, une frontière : « salle strictement réservée à l’étude. Vous êtes priés de faire silence », c’est la salle de « REFERENCE », en lettres capitales, sans accent, sans pluriel.
Quatre tables de quatre places comme quatre rangées d’une salle de classe face au bureau du bibliothécaire, quatre hommes, deux femmes, deux jeunes hommes, six jeunes filles. Je m’assieds à la deuxième table, à ma droite un jeune homme qui lit des cours de maths manuscrits tirés d’une pochette étiquetée « cahier de réflexions », à ma gauche une jeune fille qui recopie au crayon à papier (et qui gomme aussi quelquefois) des corrigés d’exercices de maths elle aussi ; devant elle, un manuel scolaire de Terminale S. Devant moi, de gauche à droite, , une jeune femme chignon boucles d’oreille en or, lunettes, deux hommes au crâne rasé ( hauteur du crâne pour l’un, rondeur pour l’autre ; couleur cuivrée pour l’un, foncée pour l’autre ; le premier a de petites oreilles, la droite est percée, le second a des oreilles plus grandes et légèrement décollées, il tient dans sa main droite levée un crayon et occasionnellement de cette même main il se tire doucement l’oreille), enfin un homme qui se caresse le cou – côté droit – de son stylo. Derrière moi un rasta lit des BD, une jeune femme écrit sur des feuilles de couleur et il serait trop difficile de me retourner vers la troisième personne.
Sur le mur de droite un panneau : « Attention aux cyclones », c’est le titre en gros caractères sur une ligne courbe ; trois stades d’alerte : la préalerte, 24 à 36 heures avant le passage du phénomène, Préparez-vous ; l’alerte, 6 à 8 heures avant le phénomène, Tous aux abris ; confirmation de passage, juste avant le début des premiers effets, Ne sortez pas. Après le passage du phénomène Ne gêner pas les secours, vérifier l’état des aliments conservés dans les réfrigérateurs et congélateurs en cas de coupure prolongée du courant électrique, faire bouillir l’eau du robinet avant de la consommer.
Sur le mur de gauche, un autre panneau : « Tremblement de terre, les réflexes qui sauvent ». Avant, ayez en permanence eau, aliments, lampe, trousse de secours, piles. Pendant, à l’intérieur, chez vous vous mettre à l’abri sous une table solide, dans un coin, loin des baies vitrées, ne fuyez pas ; dans un lieu public, vous placer dans un angle, près d’un pilier, Ne vous précipitez pas vers les issues ; à l’extérieur, rejoignez une zone dégagée ; en voiture, restez dans le véhicule. Après, coupez gaz, électricité et eau ; si vous êtes sous les décombres, signalez votre présence ; n’allez pas chercher les enfants à l’école (on s’occupe d’eux) ; restez à l’écoute de la radio.
Dans l’avion qui me ramenait à Paris fin août, je songeais à la bibliothèque Schoelcher, haute dans Fort-de-France, en dépit des cyclones et des tremblements de terre, , tournée sur le damier des rues dans la même direction que la cathédrale, structure fin de siècle bâtie sur des marais à la gloire de nos écrivains classiques. Et je songeais aussi que le long de la plage du Diamant, à 6h30 le matin, je croisais presque nu l’auteur de Biblique des derniers gestes et de la Sentimenthèque d’ Ecrire en pays dominé : « J’appris à m’attarder là où le trouble germe, champignonne, inflige aux géométries le tremblement inannoncé d’une courbe, d’une spirale, d’un retour zig-zag ou d’un effondrement ». (page 292)