Guénaël Boutouillet | Un livre, sa traîne

Je ne sais plus la fin, les fins.


Je dirai il, pour prendre place, poser les choses et me poser, moi, à quelque distance, à quelques pas. Je serai distant. Il racontera cette histoire mienne, pour opérer la juste mise au point. Je serai distant et puis il, lui, saura finir, me dis-je, moi je n’y arrive jamais. Finir je ne sais pas. Finir une histoire ne me va pas. Il annonce, il décrit. C’est une mansarde, accolée à une chambre d’amis (de famille plutôt que d’amis, dans les faits : en cette époque en ces lieux, où la maison fut érigée, on ne loge chez soi que de la famille, car les amis, en leur ensemble et (réelle) variété, vivent dans un rayon de dix kilomètres autour de la mansarde). Les volumes se perçoivent en parquet non cirés et tapisseries à motifs et reliefs, pièces enchâssées, le dédale minuscule des maisons d’après-guerre, celles de l’immédiat après-guerre, en zone dévastée, tout un bâti un peu vrac, remonté en grande hâte. La maison on n’y a plus accès, mais mentalement on y retourne, on entreprend l’ascension en volumes décroissant (dédale minuscule et amoindri, à mesure qu’on y monte les volumes s’amenuisent, s’étriquent, l’ascension n’est pas somptuaire, en ces rivages de peu d’attrait). L’air est captif, l’atmosphère est à la fois capiteuse et pauvre, cocon grenier, originaire. On retourne là où l’on fut, où l’on a laissé quelque chose. Quelque chose, c’est un livre, un livre et puis sa traîne, avec (ses périphériques, son réseau).


On y retourne et on y cherche y creuse on y reprend ses marques. Pose-t-il, ceci pour ne pas s’égarer, pour n’égarer ni soi ni rien d’autre en chemin : il y a (au moins) un livre, qui traîne, qu’on doit retrouver dans la mémoire, bien au fond, aux fins fonds de la réserve, là-bas les rayonnages anciens, ceux-là où nul ne s’aventure, rangements partiels, moutons de poussière réifiés, fugace crainte d’y trouver des fossiles.


On cherche, dit-il, accents volontairement sévères, froncés, on sera méthodique, on procédera, pause, en scientifique, syllabes bien détachées, on plongera en soi-même. Scientifique et équipé, sus à la trouvaille d’un soi qu’on tiendra à distance, en respect : panoramique et précis, on se jaugera pincé, regard travers presque du style de ceux qu’on destine à l’intrus mal fagoté, celui qui parle à tort et à travers au milieu de la boutique, ce type aux réglages hasardeux, à contretemps, deux tons trop haut, geste trop amples, lanceur de phrases jamais assorties aux contextes (jamais la bonne phrase qui jaillit, jamais dans les temps impartis). Ce type-là, l’échalas transitoire, qui serait, à mieux l’observer, un autre moment de soi-même, à une autre époque, ce type-là on tentera de ne pas le laisser recouvrir le moment choisi de soi-même, de ce soi-même plus jeune et comme intact, qu’on regarde, on l’a dit, insiste-t-il, avec une forme de : distance. Distance, un mot qui compte. Distance, pas comptés. Calculer l’adéquate distance, à quoi, se dit-on, l’antéposition maniérée du précédent adjectif (adéquate) aidera, qui matérialisera, qui formalisera la distance : se voir plus net de loin, recul du temps, se jauger en conscience, peser, doser, examiner. Se dit-il.


Ne pas se perdre. Ne pas s’y perdre, déjà que. Pose-t-il. On cherche le souvenir d’un livre et c’est, évidemment, autre chose qui se présente, en abondance, le langage va son chemin et les images le leur, autre. Les images nous reviennent par paquets, en un montage malhabile, in-crédible. De la caméra subjective à l’abord, la montée vers le grenier avec la toute petite peur toujours au ventre, excitation douce de l’enfant libéré enfin, aux environs du fromage, de l’étreinte de ces repas du dimanche qui nous semblent durer des années ; puis des inserts de contre-plongée, image de soi-même en enfant sage penché sur le livre, images trafiquées, impossibles : le narrateur est une fiction, ce chercheur, ce distant, qu’on invente pour cette énonciation-là qu’on désire élaborée nette, invente, lui-même. Il nous le prouve par ce montage impossible, il invente cet enfant mais le livre, l’invente-t-il ?


L’enfant je l’invente, forcément je l’invente, et surtout si c’est moi. Admet-il. Admettons. J’ai passé des infinités de moments dans cette mansarde, à lire, feuilleter et relire les mêmes livres, jusque tard, quasi adolescent encore – les deux pièces, mansarde et chambre d’ami attenant, me font fondation, fondation en lecture, mais pas en littérature. Se dit-il. Ce qui s’y trouve, ce sont majoritairement des magazines et illustrés, car la plupart des livres dits sérieux, non illustrés, sont déjà rapatriés dans la maison familiale, ils y tiennent place, on les y lit – qu’en reste-t-il longtemps à cette distance ? Il reste du temps passé. Les bibliothèques rose, verte, et castors, on ne s’en souvient qu’en tant que temps, passé à. On s’en souvient, on les lisait - on ne se souvient de rien de ce qu’on y lisait.


Mais les images.


Les images, elles, reviennent. Les planches, uniques ou doubles, en regard, des bandes dessinées belges des années cinquante. Celles qui paraissaient en feuilleton dans l’hebdomadaire Tintin : Blake et Mortimer, le susdit Tintin, les moins connus Chlorophylle, Bob et Bobette, Professeur Lambique. Les garçons de la famille, à l’âge requis, en recevaient un recueil compilatoire, à Noël. Le dit recueil compilait dix ou quinze numéros successifs de l’hebdomadaire, l’équivalent d’un trimestre de parution. Les feuilletons y étaient publiés par épisodes de deux ou quatre pages, pour constituer des aventures de vingt-six ou quarante-huit pages, dont aucune n’était contenue intégralement dans un de ces recueils. Et les quelques recueils entassés dans la mansarde ne se suivaient pas : offerts à Noël, ils étaient espacés d’un an.


Les images, qui reviennent, sont éparses : une coupe verticale d’une base terroriste sous Londres, dans La Marque jaune (ou était-ce SOS météores ?) de Blake et Mortimer, une aventure de Bob et Bobette en pays approximativement inca (où le professeur Lambique prend un bain de lait réservé aux invités de marque, dans lequel il nage avec une énergie telle qu’il change le lait en beurre), Zig et Puce qui dénouent une intrigue en sous-sol près du hameau où ils résident. Nombre de tunnels, doubles fonds et passages secrets, comme l’imaginaire enfantin en dévore (se nicher au fond des greniers pour s’y engloutir dans des fictions emplies de cachettes et terriers : l’esprit de cabane gouverne décidément la lecture, enfant, note-t-il). Des épisodes de feuilletons, ce sont des cliffhangers (fins suspensives) à chaque dernière case de bas de page. Et en cas qui nous intéresse, qui nous concerne, se reprend-il, qui me concerne, avoue-il, car la distance n’est plus de mise, ni la troisième personne, les dénouements n’arrivent jamais. Les aventures ne sont jamais complètes, et donc jamais terminées, l’intrigue jamais dénouée, la fiction jamais close. J’ai lu, relu, avec un émerveillement toujours neuf, des années durant, des aventures jamais terminées - et pour nombre d’entre elles, jamais commencées à la date, car prises en cours de développement (pour les mêmes raisons de découpage, évoquées plus haut). Pas un livre, pas une histoire : un ensemble de fictions fragmentaires, jamais terminées, à jamais ouvertes. Un des recueils, qui avait souffert du passage de mains en mains années après années, se dilacérait, et je me souviens d’avoir, fort jeune, sans m’en rendre tout de suite compte, lu en boucle l’une de ces aventures, n’en distinguant pas clairement le déroulé, et ceci sans gêne. Je crois même y avoir pris goût (mais peut-être, sans doute, est-ce mon distant qui m’invente ce goût, ajoutant ce détail par esprit de suite).


Un spectre fictionnel, une myriade, des boucles narratives. Pas de littérature (Bob et Bobette, Zig et Puce, non, même la distance du temps ne les change pas en littérature). Pas tout à fait un livre, mais sa traîne : à-côtés, cheminements, pièces à monter.


Je ne sais plus la fin, dit-il, dis-je.


Je sais que je ne sais jamais la fin.


Trames et spectres. Un livre, sa traîne : où s’originent nombre de mes fibres, mais surtout, avant tout ?, un esprit de suite, mon goût des boucles, et cette incapacité de finir, qui me constitue lecteur, qui me constitue. Je ne sais plus la fin. Jamais. Des livres, livres qui traînent ou qui s’imposent, je ne me souviens que d’un centre et d’articulations, de motifs et saccades, ombres et lumières, où chercher, où creuser,


d’où reprendre.




22 juin 2013
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