Jean-Louis Giovannoni | Là où les mots s’inscrivent

Ce texte a été écrit à l’occasion de la Journée d’étude « Traces, Mémoire et Transmission, les apprentissages au risque de la dématérialisation », à l’initiative de l’Unité de Psychopathologie de l’Enfant et de l’Adolescent (UPPEA) et du Centre Référent pour les Troubles du Langage et des Apprentissages
30 mars 2017, Centre hospitalier Sainte-Anne

Qu’est-ce qui nous préoccupe tant dans « dématérialisation » des supports traditionnels de l’écriture, des traces écrites en général ? La disparition d’une forme de mémoire, la crainte que les savoirs ne se transmettent plus ? Ou bien que dans ces nouvelles techniques, nous sommes confrontés au fait que tout support écrit, visuel ne se maintienne pas réellement dans le « ici-même », mais dans une virtualité, un « ailleurs » indéfini, insituable.

Même si nous pouvons, à tout instant, convoquer des textes par le biais de ces machines et de leurs dispositifs, ce que nous lisons alors, nous le savons, disparaîtra, en tant que texte dès que nous aurons fermé la « session ».

« L’impression papier » que nous effectuons souvent pour conserver un texte, montre bien combien la disparition du texte, du document que nous avions précédemment sous les yeux, cette disparition nous affecte au point que nous ressentons le besoin d’en garder une trace.

La « dématérialisation » a pourtant pour objet de nous donner la possibilité de consulter des documents, des données, quand on veut et cela où l’on veut. Cette révolution nous est présentée comme un diktat, comme un progrès indispensable. Ce qui s’impose comme une nécessité absolue s’appuie, en fait, sur une exigence politico-économique (tout autant idéologique) qui prône comme mode d’organisation sociale la libre circulation du capital, des investissements financiers, des marchandises et des personnes, afin de pouvoir créer des espaces de libre échange, sans frontière et sans aucune contrainte de régulation. L’unification des modèles sociaux dans ce sens, c’est évidemment ce que recherche ce système.

Les informations, les textes, tout ce qui peut être lu doit donc circuler, se transporter à grande vitesse pour servir la nécessité des échanges économiques ; le transport des documents doit être instantané, presque en temps-réel. Il ne faut pas perdre de temps. Il est nécessaire, pour cela, de raccourcir à la fois le temps de transport des documents écrits et visuels, pour le remplacer par un instantané des échanges mais aussi de raccourcir les distances à parcourir.

Le web permet à la fois cette réduction de temps et d’espace. On peut même dire que le web nie le temps et l’espace, les abolit pour les remplacer par des notions telles que : l’immédiat et l’illimité avec la nécessité d’un flux sans discontinuité, sans pause aucune. L’exemple le plus criant en est « l’information en continu » donnée sur certaines chaines de télévision. Un événement chassant l’autre, ne permettant aux téléspectateurs aucune distanciation pour qu’ils puissent analyser et avoir une quelconque réflexion.

Je souligne la disparition du temps et de l’espace, mais aussi celui du temps nécessaire à la réalisation, au parcours, qui lui aussi, doit, dans ce processus, disparaître, ainsi que les tâtonnements, les erreurs et les hésitations. L’efficacité recherchée par ces nouveaux dispositifs, a besoin de réduction physique, de « dématérialisation » pour gagner de la vitesse. Les corps, la physicalité des choses, sont des obstacles à l’imposition d’une circulation d’informations en temps-réel.

Ce qui s’écrit et se transmet alors ne doit pas s’attarder mais être bref, ne relever quasiment que du signe. Ce contenu simplifié se traduit par une écriture écourtée, abrégée, sur le mode des SMS. Cette nécessité d’écriture rapide demande de sortir de la syntaxe ordinaire, de la structuration de la langue écrite, pour ne privilégier que l’effet immédiat du message.

Ce travail de réduction, de simplification à outrance, fait surtout subir à la langue écrite une désubstantialisation qui se répercute aussi, bien évidemment, sur la langue parlée. En s’attaquant à la matière même de notre langue, à son organisation, à sa graphie, cette simplification s’attaque, plus profondément, aux processus même qui nous permettent de penser et qui nous structurent en tant qu’être pensant et parlant.

Mais ce phénomène d’appauvrissement est-il dû seulement à la « dématérialisation » des supports écrits ?

Penser, voir, sentir ne font-ils pas l’objet aussi, dans notre psychisme, d’une sorte de « dématérialisation » ? Penser, n’est-ce pas, avant tout, réduire la matérialité de l’objet qui nous occupe, en une « matière » compatible avec notre intérieur psychique ?

Prenons l’exemple d’une montagne devant laquelle nous nous trouvons. Il est évident que la vue, les sensations que j’éprouve, en voyant cette montagne, sont une conversion « dématérialisée » de cette montagne. Je ne peux faire entrer cette montagne en moi. C’est la vue que j’ai de cette montagne qui, elle, s’intériorise en moi. Ce travail d’introjection est en fait une véritable transmutation de matière car, à ce moment-là, je transforme du concret en une matière mentalisée.

C’est un changement de substance qui opère par le biais d’images mentales et, dans ce travail de transformation, c’est tout l’appareillage de la langue, mots, verbes, sujets, adjectifs, compléments… et surtout ma capacité à symboliser tout cela, qui entre en action qui transforme, traduit – pourrait-on dire – ce qui se tient là, dans le réel, pour en faire un objet tout à fait autre : un objet mental.

Ce travail de traduction, dont nous n’avons pas conscience, est permanent en nous. Nous passons notre vie à cela. Nous traduisons le monde qui se présente à nous comme nous respirons l’air. Nous traduisons non seulement tout ce que nos sens recueillent, mais aussi tout ce qui requiert en nous l’intervention de notre psychisme. Tout ce travail de transformation, de traduction, se fait à travers des condensations, des déplacements, des réductions, qui forment en nous une sorte de tissu interne qui a pour rôle de nous protéger de l’incursion du réel ; de ce réel brut qui n’a pas encore trouvé de mots et d’images mentales pour pouvoir s’intérioriser. 

Cette transmutation a besoin pour cela d’une structure organisatrice et c’est la langue qui la lui fournit en transformant tous les flux externes en récits, en histoires dicibles. Notre mémoire contient un nombre incalculable de microrécits, de fragments de sensations, d’images mentales, et tout cela soigneusement plié dans nos mots, leur épaisseur, leur chair.

Tout ce que l’on voit, entend, sent, peut être matière à écriture et a besoin, pour cela, de la rétention qu’offrent les mots, les phrases afin de les inscrire en nous. Dès que l’on vit, ressent la moindre des choses, aussitôt notre langue, nos mots entrent en action pour traiter, organiser ce qui se manifeste à nous.

En fait, on voit, entend, sent, essentiellement à travers sa langue, et c’est cette langue qui structure ce que l’on voit, entend et sent.

Une image mentale appartient aussi à la langue, à une langue condensée ; une langue lyophilisée qui attendrait qu’on lui redonne corps pour revivre en nous et se réhydrater.

Le besoin d’écrire vient de la nécessité que nous éprouvons de faire apparaître notre contenu mental et de le fixer, de lui donner lieu dans des traces. Ce que nous avons vécu et la façon dont nous l’avons ressenti, doit être alors transposé en mots, en phrases, en images mentales pour apparaître et surtout ne pas disparaître. Pour convoquer le passé, il faut des éléments d’appel, des éléments déclencheurs. C’est la fonction des mots d’appeler et de faire apparaître.

La langue est en perpétuel mouvement, elle déplace en permanence ces paysages, d’où l’importance de fixer ces traces, de les mémoriser dans l’écriture, les images, tout support visuel.

Mais où ces mots se tiennent-ils vraiment ? Où s’appuient-ils en nous ?

Pour lire et écrire, entendre ce que les mots portent en eux, ont à nous dire, cela ne dépend pas uniquement du support sur lesquels ils sont fixés. Le support, qu’il soit physique ou virtuel, ne donne pas pour autant aux traces écrites de force supplémentaire ni une capacité plus grande d’éveiller en nous pensées, réflexions et émotions.

Un texte inscrit dans un livre ou sur un écran restera « lettre morte » si le lecteur ne se l’approprie pas. Sans cette action d’intériorisation, les mots glissent sur nous, perdent alors toute leur charge, leur épaisseur, leur consistance.

Ils ne nous disent plus rien.

La « dématérialisation » ne serait alors qu’un épiphénomène de ce qui menace, en nous, toute trace écrite, toute parole prononcée, en les réduisant à des échanges vidés de sens entre personnes.

Essayons de voir ce qui se joue dans cette nécessité de faire sien, d’intérioriser ce qui est lu, vu et entendu, et comment nous habitons les mots que nous inscrivons que ce soit sur une feuille de papier ou sur l’écran d’un ordinateur.

Notre langue n’est pas un « en-dehors » extérieur à nous, elle est en nous et nous occupe entièrement de la tête aux pieds. Nous bougeons, nous voyons, nous respirons quasiment à travers notre langue, et cela en permanence, sans même en avoir conscience.

Voir, entendre, c’est voir et entendre à travers sa langue. Notre langue c’est le sol sur lequel nous prenons appui psychiquement. Cette langue qui nous anime en permanence, n’est pas réductible à notre « langue maternelle », celle que nous pratiquons tous les jours. En fait, nous parlons, pensons, en utilisant une autre langue qui vit à l’intérieur de notre propre « langue maternelle » et qui en diffère sur certains points.

Chacun, en fait, s’exprime dans un « idiome » appartenant à sa langue première ; et c’est dans cette langue d’usage, construite sur mesure par chacun d’entre nous, que s’inscrivent nos repères, les sens, les acceptions de nos mots et l’emploi particulier que nous en faisons.

Cette langue « idiomatique » est notre demeure, notre habitacle, l’espace particulier, intime, dans lequel nous bougeons ordinairement. C’est par cette langue rien qu’à nous que nous parlons et sentons les choses. Cette langue parlée uniquement par soi, est un aménagement particulier de notre langue-mère, de cette langue première qui nous a été donnée à notre naissance et dans laquelle nous avons été élevés et avons grandi. La « langue première » constitue le socle de notre « langue seconde » qui va croître, fabriquer ses particularismes, ses propres acceptions, ses tonalités spécifiques.

Comme l’écrit le poète Henri Michaux, dans un poème Mouvement dans Face aux verrous :
« Signes pour retrouver le don des langues/la sienne au moins, qui, sinon soi, qui la parlera. »

Cette « langue qu’à soi » se nourrit de la langue maternelle autant qu’elle la nourrit. Ce va-et-vient, entre la langue idiomatique et la langue maternelle, c’est cela qui fonde la singularité de chacun d’entre nous.

Nous sommes les acteurs vivants de nos deux langues. Cet écart « idiomatique » entraîne, de fait, qu’aucun d’entre nous ne parle exactement la même langue que notre voisin né et vivant pourtant dans la même langue maternelle que la nôtre. Et pourtant, ces deux personnes se comprennent. Mais si on écoute plus attentivement les propos qui s’échangent, on peut saisir qu’en fait ces deux personnes ont des acceptions différentes, personnelles, des mots qu’ils emploient.

Les locuteurs d’une même langue seraient donc soumis, s’ils veulent s’entendre vraiment, se comprendre, à un travail incessant de traduction, de recherche d’équivalence entre leurs deux langues qu’ils emploient pour se parler. Pour me faire entendre, je suis aussi obligé de traduire « ma langue seconde », mon idiome, en langue d’échange (maternelle ou autre), la langue qui m’est commune avec l’autre. Mais dans cette traduction, qui essaye pourtant de se faire entendre, restent encore mêlées des traces de ma « langue seconde ». On ne quitte pas sa langue aussi simplement que ça. Elle est en tous nos mouvements psychiques et les compose. Cette « langue seconde » est notre intimité la plus profonde.

La nécessité de traduire nous confronte alors à « l’étranger de la langue » que l’autre articule et que nous-mêmes nous articulons avec notre propre langue. Cette part « d’étranger » donne vivacité à ce que j’ai à dire ou à écrire car elle m’oblige à être éveillé et à entendre ce qui se dit.

Plus une langue produit en elle d’idiomes, de particularismes, plus cette langue est vivante et riche. Une langue n’existe qu’à travers les échanges de ses locuteurs, qu’ils soient oraux ou écrits. C’est lorsqu’il n’y a plus de locuteur pour faire vivre une langue qu’elle ne se régénère plus et meurt.

Cette langue constitutive, si personnelle à chacun, encore faut-il qu’elle soit reconnue des autres et entendue. Mais aussi que celui qui la pratique s’autorise et se sente autorisé à la parler et à l’écrire.

Pour que « sa langue » ne soit pas assignée à une place inférieure, il faut que soit reconnu ce qui diffère en elle des acceptions communes, et qui constituent une richesse, une autre façon de concevoir le monde et autre façon d’être au monde.

Il faut faire une distinction entre la langue écrite et parlée. L’écriture, chez beaucoup d’entre nous, fait souvent l’objet d’autocensure, de jugements esthétiques sur « le bien écrire », souvent mêlé à des souvenirs scolaires plus ou moins heureux, qui nous font appréhender l’écriture plus que la langue parlée.

Avec un tel poids sur ses épaules, il y a fort à parier que « sa langue », l’idiomatique, aura du mal à s’imposer d’emblée et que l’on écrira plus avec sa langue mère que dans sa langue idiomatique.

Les expériences d’écriture que j’ai pu mener dans divers « ateliers d’écriture » m’ont permis de découvrir l’importance que revêtait l’emploi de « sa langue » pour se réinvestir en tant que sujet de ses mots, de ses phrases.

Pour illustrer mes propos, je ferai référence aux « ateliers d’écriture » que j’ai animés auprès de collégiens, de personnes de différents âges ; malades mentaux dans le cadre d’un GEM, autistes d’un ESAT, personnes en situation de précarité ou personnes parlant à peine notre langue ; prisonniers de courtes peines ou de longues peines.

 

J’ai constaté, dans les premiers temps des ateliers, que les mots, les phrases que les participants écrivaient (à quelques exceptions près), ne semblaient pas leur appartenir en personne, comme s’ils étaient extérieurs à eux-mêmes ; ou qu’ils ne se sentaient pas autorisés à les employer.

Ce n’est qu’après la mise en place de techniques permettant de lever les postures d’auto-condamnation, d’autocensure, que peu à peu les participants s’autorisent à écrire dans leur langue « idiomatique ».

Pourquoi cette insistance à vouloir que les participants écrivent dans leur langue idiomatique ? Et comment peut-on la repérer ?

Chacun d’entre nous a un espace psychique propre et une écriture qui privilégie des tonalités, des ambiances, des inclinaisons que notre « langue propre » développe spontanément si on la laisse libre de ses mouvements.

Comme me l’avait fait remarquer une amie peintre et dessinatrice : «  Chaque personne a un trait, a sa façon propre de les tracer. Elle n’est pas forcément Vinci, Ingres ou Rembrandt, mais il n’empêche qu’elle a sa façon, tout à elle, de tracer des traits, et cette façon est reconnaissable au premier coup d’œil.  »

Il en va de même pour l’écriture. Chacun dessine avec ses mots, ses phrases, un espace qui a sens pour lui, dans lequel il se reconnaît plus particulièrement ; un espace qui lui convient et où spontanément ses mots le conduisent. C’est ce mouvement de découverte de son propre espace qu’il faut faire vivre aux participants à travers l’écriture. C’est en se saisissant de ce qui leur est propre qu’ils vont pouvoir écrire des textes avec des mots pleins, des mots qui les expriment vraiment.

L’étonnement est grand chez chacun des participants lorsqu’ils découvrent qu’ils ont en eux « un monde particulier » et que celui-ci va trouver le chemin de l’écriture, et qu’il sera non seulement découvert par eux mais aussi par les autres lorsqu’ils liront leurs textes à haute voix. C’est aussi à ce moment-là que les participants font l’expérience de la diversité des langues, des espaces que chacun occupe ; et c’est cette diversité d’espaces et de langues qui renforce aussi la singularité de chacun. Même si dans ces ateliers ce qui s’écrit n’est pas toujours parfait, les participants découvrent à la fois leur langue intime et celles des autres.

Il n’est pas facile d’accepter d’emblée sa singularité sans vouloir, aussitôt, y mettre bon ordre en la comparant aux normes apprises qui se mobilisent immédiatement lorsqu’on écrit le moindre mot.

« Sa langue » lorsqu’on la découvre, paraît bien frêle par rapport à la langue maternelle ; elle est, dans un premier temps, bien mince par rapport à l’immensité de la langue maternelle ou d’autre langue.

L’atelier d’écriture permet aussi aux participants de découvrir la singularité de leur langue et d’en être fiers ; d’en être fiers aussi pour les autres.

Je repense à un participant d’un atelier dans le Sud de la France. Il avait eu du mal à venir : « Je ne sais pas écrire. » Je lui ai alors demandé de me donner trois ou quatre mots et deux ou trois amorces de phrases, le tout sans réfléchir. Ce qu’il a fait non sans hésitation. Puis, je lui ai dit d’écrire, à partir de ces amorces, ce qui lui passait par la tête, surtout en ne réfléchissant pas à ce qu’il écrivait. Les autres participants ont fait de même en se plaignant qu’ils allaient alors écrire « n’importe quoi ».

Les résultats furent étonnants. Les versificateurs écrivirent en prose, ceux et celles qui avaient coutume d’écrire bref, virent leur texte s’allonger, se déployer. Quant à la personne qui pensait ne pas savoir écrire, elle avait écrit un texte d’allure baroque et plein d’humour qui l’étonnait au plus haut point. Après l’avoir écoutée lire, les autres participants l’ont félicitée chaleureusement.

Ce même participant m’apprit qu’après cette séance d’atelier d’écriture, il avait osé écrire un texte pour fêter l’anniversaire de mariage de ses parents. Ses frères et sœurs étaient venus l’embrasser après qu’il avait lu à haute voix, pour lui dire combien ils avaient été touchés de ce qu’il avait écrit. Il avait ressenti, à cet instant, que quelque chose changeait en lui, mais aussi vis-à-vis des siens, il n’était plus le petit « canard boiteux » mais était devenu un peu le poète de la famille. Et tous lui demandèrent une copie de son texte.

Tout écrit s’adresse à quelqu’un et tient en lui son adresse. Tout écrit suppose un lecteur. Tout écrit est en attente de lecteur(s).

Un mot isolé est inconcevable, dès qu’un mot apparaît il appelle, appelle les autres.

Les mots ont une destination, un mouvement qui les anime vers un horizon qui est compris dans ce qui est écrit. Cet horizon est un lecteur potentiel, un lecteur à venir. Mais encore faut-il que ce lecteur, cette personne qui va réceptionner ce qui lui est destiné, soit présente d’une façon ou d’une autre dans notre psychisme ; soit en potentialité d’être, qu’elle réponde ou pas ce n’est pas cela qui est important ; mais il faut que cette adresse déclenche chez le scripteur un mouvement, une tension vers elle.

Lorsqu’on écrit, on institue un lecteur qui va se tenir au bout de notre texte. Tout Je suppose l’assise d’un Tu en lui. Ce qui s’institue dans cette tension qu’opère l’adresse d’un texte, c’est la présence de l’autre. Une « présence-absence », où mon Je se charge d’un Tu, conjugués ensemble et qui font que les mots surgissent, forment des phrases qui s’acheminent vers leur horizon. Par l’écriture je découvre la force attractive de l’adresse et ce qu’elle anime en moi. C’est dans cette tension vers que nos mots reprennent corps, deviennent autre chose que de simples signes. C’est dans cette adresse que les mots se repulpent, prennent consistance.

L’atelier d’écriture est aussi un atelier de lecture – écriture et lecture sont inséparables. Quand on écrit, on apprend à entendre ce que veulent dire les mots ; on découvre les paysages, les atmosphères, les tonalités que chacun porte en lui. Lire, c’est essayer sur soi ce que dit l’autre comme on enfilerait un vêtement ; c’est tenter d’éprouver les charges que contiennent ses mots, ses déplacements, la façon dont il organise ses phrases et par là même son espace mental.

Je me souviens aussi d’un jeune autiste qui avait réussi à écrire, pendant un atelier, une lettre pour sa mère. Sa lettre commençait ainsi : Chère mère, aujourd’hui j’ai trouvé un emploi… (il servait depuis peu à la cafétéria). C’était simple ce qu’il disait et d’une justesse infaillible. Oui, il avait trouvé un emploi parmi les autres et il était en relation avec eux. A présent, il pouvait l’écrire à sa mère.

J’ai ressenti, à cet instant, la puissance de ce qu’était une adresse.

Pour que les mots jouent leurs rôles, nous peuplent, il faut qu’ils soient soutenus, portés, non pas seulement par celui qui les écrit, les énonce, mais aussi par celui qui les entend, qui les accueille parce qu’ils s’adressent à lui.

L’écriture tricote et détricote mais cela suppose la mise en présence d’au moins deux personnes. Celle qui écrit, déplie ses phrases, et l’horizon qui génère ce mouvement d’écriture, dont les traces formeront ce chemin qui porte vers l’autre, le destinataire – celui qui lit (lie).

C’est peut-être de cela que souffriraient les écrits livrés à l’immensité, à l’inassignable que nous ouvre le sans fin de la « toile ». Ils perdraient ou ne sauraient plus vraiment situer l’adresse. La virtualité enlève, d’une certaine façon, l’adresse pour lui substituer de l’insitué, de l’insituable dont la nécessité de la libre circulation des marchandises a besoin.

L’adresse s’appuie, en fait, sur une construction psychique qui potentialise la présence de l’autre à l’horizon du texte. Il y a, dans toute écriture, un vis-à-vis fondateur, semblable à celui qui fonde notre Je par un Tu qui le soutient.

C’est dans cet écart, dans cette tension que ce qui s’écrit prend sens, corps et épaisseur.

28 septembre 2018
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