Guy Régis Jr | Les mots sont seuls au monde
Il suffit de rassembler quelques vocables, singuliers ou nullement singuliers, de bien les figer dans leur esseulement pour comprendre que traduire est un handicap majeur. Pis même, avant de les traduire, s’essayer à les définir, leur donner un sens strict, certain, cela peut être parjure à la forêt tortueuse de l’esprit, qui les sous-tend à ses exercices de compréhension, les sous-évalue, les jugent, qu’ils disent moins, qu’ils disent plus.
Le créole haïtien vers lequel je traduis Proust est une langue seule. Elle ne s’est établie que grâce à une résistance séculaire. C’est-à-dire, sans régime formel, institué. Une orthographe précise, une grammaire, un lexique organisé, tout ceci viendra plus tard, plus précisément vers les années 80. Pas très loin de nous, quelques siècles après la pratique de la langue même, si on se base sur les premiers écrits trouvés, et qui datent du XVIIe. Ce qui est le propre de toute langue c’est qu’elle dure avant d’en être une de fait. On commence d’abord par la pratiquer avant qu’elle soit instituée en tant que telle.
Comment donc tracer la naissance de celle-ci ? On veut croire avec félicité que la langue créole que nous parlons aujourd’hui a été le témoin extraordinaire de tous les locataires de l’île coloniale de Saint-Domingue : des Français, des Africains, des Amérindiens, des Espagnols, des Américains... Et surtout pendant toutes les années de balbutiement de cette langue originale, le travail des intellectuels, en tout premier lieu les poètes, qui ont fait de celle-ci le conduit par lequel ils se sont exprimés dès qu’il s’agissait de parler de leur pays.
L’acte de l’indépendance d’Haïti a été rédigé le 1er janvier 1804 [1], mais le créole a précédé à l’existence de cette nouvelle nation libre après deux siècles d’esclavage. La langue était déjà l’outil d’émancipation de l’île coloniale la plus prospère de l’époque. Cohabitant au français comme langue de représentation, disons plus élégamment officielle, elle est celle qui permettait aux habitants de l’île d’origines diverses d’échanger entre eux.
Certes, en nos temps, le créole a eu le temps de devenir langue officielle aussi, après le départ de la sanglante dictature des Duvalier, et lors d’une nouvelle proposition de refondation de ce pays. Force est de constater qu’étant tout de même réhabilitée, elle ne jouit toutefois pas entièrement de ce privilège. Elle n’est écrite que très approximativement, et ces outils, ouvrages de référence, se font rares. Parfois quand ils existent ils sont peu fiables. La langue française reste la langue d’apprentissage, et les ouvrages sont dans cette deuxième langue officielle, elle aussi en perte de vitesse, à cause de son enseignement qui laisse de plus en plus à désirer.
Vient maintenant l’anglais qui a pris du terrain ces dernières années, comme partout ailleurs dans le monde, et à forte raison en Haïti. Miami, appelée « Ville Passage des Amériques ou Porte des Amériques », compte le créole haïtien comme troisième langue officielle. Aujourd’hui, le français et le créole sont dans un pathétique corps à corps face à l’anglais, qui se renforce par le truchement d’un nombre important de ressortissants haïtiens vivant à l’étranger, avec une forte concentration aux États-Unis d’Amérique. Entre ces deux langues le créole malgré tout semble la plus vivace.
En dehors du fait que cette langue est majoritairement parlée par une population maladroitement instruite elle a toujours été la langue des us et coutumes de tout un chacun, et pour cause demeure le véhicule privilégié des éléments de la culture, des valeurs sociales, historiques, politiques, et de tout le vécu ordinaire d’un peuple.
Et ceci, depuis des lustres. Imaginons un monde esclavagiste où le maitre, l’esclave s’entendent dans les mêmes vocables face à la métropole. Pour ainsi dire : ayons notre langue, pendant que eux la leur. Il en est ainsi pour chaque mot, chaque vocable. Il en est ainsi aussi pour la langue. Elle vient s’ériger en opposition à d’autres, ou simplement les remplace. Pour s’installer finalement elle devra gagner sa place.
Le mot est une traduction de l’esprit. Telle une couleur ou telle une note de musique, le mot essaie d’exprimer une sensation du vécu, de porter un éclairage sur l’intérieur de la pensée, sur une chose, une idée. Le dessin. Tout signe aussi. À la seule différence qu’au mot on confère une priorité importante, presque indispensable. Qu’il traduise en vrai, sans fausser. Il doit pouvoir tout dire, tout exprimer, du banal au plus pointilleux. Sinon, on ment.
Et même pour mentir on a besoin de traduire en mieux encore. Surtout pour mentir. Car le mot ne ment pas. Le mot pour mentir met en évidence les jeux dont est capable le sens, les acrobaties que peut se permettre l’esprit. Mais, au-delà de tous les jeux possibles, la parole reste l’action par laquelle on se voue au monde. On peut bien mentir mais le mot pour dire reste un mot vrai dans son sens propre. C’est par et pour l’esprit que l’on ment. Non, par le mot. Ne dit-on pas, pour permettre de plaider sa cause devant l’auditoire : vous avez la parole. On aurait pu tout aussi dire : vous avez les mots maintenant. Là toujours commencent les problèmes. Quel mot pour se défendre ?!
On le sait bien, les mots voyagent dans le temps, dans les langues, dans les lieux, les espaces ils voyagent aussi. Alors d’un mot à l’autre, d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre, d’une vision du monde à l’autre, quelle frontière indépassable.
À la question soutenue de nombreux curieux se questionnant sur comment traduire, traduire « l’impossible » Proust, je pourrais répondre : en puisant dans l’opacité des mots. Celle des cultures forgées par l’homme de par la flexibilité de son esprit, son jeu vague dans l’existence qu’il mène et voudrait définir. Les mots meurent, mais est-ce qu’un mot s’arrête de mouvoir étant vivant ou même étant mort ? Même mort il se réincarne, laisse des traces.
Ne serait-ce pas cela en réalité qui rendrait souveraine l’existence d’une langue ? Ne serait-elle pas concoctée par une communauté dans le but de se définir vis-à-vis du monde qui l’entoure ? Et de ce point de vue même, traduire, élucider un propos exact d’une langue à une autre est affaire trouble, presque perdue d’avance. Cette affirmation répond à quelque chose de fondamental et en cela très simple. Pourquoi existerait-il une autre langue, autre façon de nommer, de définir les choses, si elle apportait la même signification ?
Pourquoi la co-existence du créole au français ? Pourquoi tant de langues mitoyennes ? Pourquoi chercher à s’expliquer autrement que dans la langue opposée ? Pourquoi l’esprit a-t-il tant besoin de diversifier, de contraster, se dissembler ? Pourquoi y aurait-il aujourd’hui encore, malgré le prosélytisme de l’anglais, autant de langues si peu populaires à lui tenir compagnie, lui résister ?
Il nous suffirait de pratiquer, pour être à même de communiquer avec la grande majorité des locuteurs de la Terre, pas moins d’une vingtaine de langues : l’anglais (entre 800 millions et 1,8 milliard), le chinois (1,3 milliard de locuteurs), l’hindi (800 millions), l’arabe (530), l’espagnol (350 millions), le russe (278 millions), l’ourdou (180 millions), le français (175 millions), l’indonésien (250 millions), l’allemand (185 millions), le japonais (130 millions), le turc (63 millions), et le swahili (50 millions) [2].
Donc, c’est bien que le mot qui m’appartient, me définit, me rend souverain. Mon mot et moi, ensemble nous sommes seuls au monde. Je parle donc je suis. Car nous puisons ensemble dans la même réalité. Nous dépendons du même climat, de la même atmosphère. Mon mot dit ma soif, ma peur, ma raison, ma déraison. Mon mot témoigne de mon histoire, de tout mon parcours. A chaque mot que je dis dans ma langue il témoigne de son évolution, son histoire, son parcours.
Toute langue est seule. Tout mot est souverain. Aucune langue n’est solidaire. Au contraire elles tendent à s’ériger en adversaires, comme les humains. La langue est creuset de résistance. On crée sa langue, sa propre langue, afin de pouvoir s’opposer à l’ennemi. Lui faire face. Et s’il arrive que dans la guerre qui en oppose deux l’une sorte vaincue, alors la gagnante comme premier acte ne fera qu’imposer sa langue à celle-ci. Aux fins suprêmes et strictes qu’elle devienne comme elle, s’approprie ses mots. Le créole haïtien a pu passer plus de deux siècles à s’imposer comme langue de la majorité. Seul au monde face au français et éliminant ou ralliant toute autre forme langagière.
Ainsi, les mots ne s’apparent-ils donc pas à l’être dans sa solitude ? Est-ce qu’au prime abord une langue inventée de force en opposition à d’autres comme le créole, ne nait pas pour rendre nécessaire l’acte de traduire ? Afin que j’invite à essayer de me comprendre au plus profond de mon être, toucher à ma compréhension du monde dans mon unicité, aider à cerner mon autre vision de ce qu’il nous est donné à voir, moi, toi de l’autre côté, il faut ma langue, celle qui m’explique au mieux dans ma singularité. Je veux en parlant autrement devenir autre.
C’est ce qui arrive aux courants, aux groupements les plus réfractaires, dans les régions, les cités urbaines, etc. Pour mieux s’affirmer, ils affirment leurs propres mots. Ils se confirment en utilisant leur Langage-Sésame, leur langue passeport. Ils inventent une langue comme passe-droit. Puis fiers d’eux-mêmes ils la propagent. Il n’y a pas plus prosélytes, plus envahissants que les mots. De quelle belle manière ! La langue ne s’impose pas. Elle agit par séduction, par courtoisie. Tiens, le mot Please par exemple, le mot Ciao, les mots Je t’aime.
Questionner le pourquoi de ce dépassement, questionner cet état litigieux où la philosophie et la linguistique se rejoignent, voilà qui fera le lit de notre première réflexion tout au long de ce feuilleton. Partant de ce constat, il est indéniable de puiser dans l’une à l’autre culture pour pouvoir répondre à ce labeur ingrat, celui de traduire. La culture de la langue d’arrivée et celle de départ, de la langue source et celle cible. Car il s’agit bien de mondes et de cultures.
Que m’importe de traduire si je ne m’émeus guère des sensibilités, des particularités de la passation qu’il me sera donné d’entreprendre ? La passation, oui. Bien de cela qu’il est question. Traduire Proust aujourd’hui est un acte de passation presque féroce en soit, dans la langue même d’origine, le français. Et quel français ? Celui châtié du début du siècle dernier, face à celui communicatif d’aujourd’hui ? Celui d’un Gide, ou d’un Pierre Loti ? Si on veut juste reculer encore, aller plus loin, ou simplement citer un écrivain qui aurait un tant soit peu intéressé l’auteur de la Recherche ? Le roman d’un enfant de ce dernier, à lire par qui veut pour attester de cette approche, la référence n’est nullement de trop.
Proust à comprendre dans le français d’aujourd’hui, certes. Mais Proust traduit dans une langue jeune parente du français, le créole. Et que sais-je moi-même de cette langue cible ? Si ce n’est qu’elle est mienne parlée, mais écrite rarement, très rarement. Je traduis Proust à la lueur d’une langue plus parlée qu’écrite. Pourtant Proust, lui, écrivait à la lueur d’une langue qu’il voulait plus qu’écrire.
Ce n’est nullement un écueil si on ne partage pas l’opposition entre l’oralité et l’écrit. J’éviterais tant soit peu de m’ériger en détracteur de l’une, en défenseur de l’autre, mais plutôt je m’évertuerai à puiser dans cet écart. Bien souvent, au lieu de faire de l’ombre, celle-là viendrait à mon sens éclairer certaines formules malhabiles instituées par la grammaire, des règles désuètes, par trop rigides de celui-ci.
Se dire que cette langue pétrie de sa charge culturelle, d’une vision du monde qui lui est propre, parlera Proust, révélera son œuvre en la traduisant. Voilà le défi qu’il m’est offert. Il n’est nullement question d’adapter l’œuvre connue de tous. Il est plutôt question de la rendre accessible à des locuteurs le plus fidèlement possible, telle que Proust l’aurait lui-même écrite dans cette autre langue si toutefois elle avait été sienne.
C’est précisément ce défi insoupçonné que se donne tout traducteur dont le but n’est pas de s’inscrire soi-même mais d’inscrire une œuvre vers une autre plage, un autre kaléidoscope, d’autres références linguistiques, n’étant lui-même pas l’auteur du texte à transcrire dans la langue cible. La gageure est de taille, mais tout de même passionnante. Car le créole est ce formidable réceptacle des autres langues : français, espagnol, langues amérindiennes et africaines, et plus récemment et avec bonheur l’anglais – l’influence de celui-ci étant si forte qu’un mot comme Clean a fini par quasiment remplacer le verbe Netwaye dans la pratique quotidienne de la langue…
Traduire Proust en créole c’est donc le traduire dans une langue multiple, dans des langues donc. La signification même du mot créole vient de l’espagnol criollo qui désigne un petit cheval de plusieurs races. À l’origine langue du planteur pour « échanger » avec son esclave, il devient au fur et à mesure de son évolution la langue vernaculaire des colonies, celle maternelle de la population née dans cette cinglante réalité. Il provient en général d’une transformation du français, de l’anglais, voire d’autres langues de l’époque. L’évolution de la langue créole procède comme étant un processus socio-ethnique dans une région, ou un pays donné. Pour son développement il faut en premier lieu une langue dominante, et à côté d’elle plusieurs autres langues de moindre importance, ou langues de substrat pratiquées cependant par la majorité.
Le créole, langue mélange, singulièrement hybride, presque bâtarde, née d’un besoin de communicabilité fortement désirée voire même entichée est une langue Babel. Quel autre choix a-t-il, tout colon planteur qu’il soit figé dans sa réalité humaine ? Il faut qu’il communique. Avec l’esclave, comment trouver un meilleur canal par lequel faire passer ses informations ? Impossible de parler à ceux-ci dans leurs langues. D’où la perte des autres langues parlées par ces locuteurs auparavant. Peu à peu ces autres langues minimisées par ce violent contrat social, finiront par disparaître au profit de ce créole dominant certes, mais celui-ci ne peut s’empêcher de rassembler dans son processus d’extermination des autres, bien des influences.
Aujourd’hui, et fort merveilleusement, le créole haïtien bien que constitué majoritairement du français s’éloigne de plus en plus de cette langue source. Le temps a fini par forger des vocables, expressions, qui n’ont presque plus rien à voir avec la langue de Claude Simon. La syntaxe aussi se tord au bénéfice d’un parler contemporain formidablement coloré et succulent. Autant de manifestations qui font de cette pratique langagière l’une des plus étonnantes. Mais, s’agit-il d’éloignement à proprement parler ? Ou simplement de résistance persistante ? Les langues ne naissent-elles pas de cela ? De ce combat incessant de l’esprit voulant pour s’élucider, se faire comprendre, forger, forger encore, encore, et encore. Jusqu’à l’infini.
[1] L’acte de l’Indépendance trouvé : http://www.ameriquelatine.msh-paris.fr/IMG/pdf/Le_Matin-Original_Acte_Independance_Haiti.pdf
[2] Translation is global news, Susan Bassnett et Esperanza Bielsa, Londres, 2009