Isabelle Bonat-Luciani | Track 4 : Noir Désir



Ce trottoir plus qu’un autre.

Pourtant il n’a rien de spécial.

Il est aussi mal foutu que d’autres

Pas tant parce qu’on a trop marché dessus, non

Il semblerait même que plus grand monde n’y passe.

Je ne sais pas où sont partis les gens.

Ils se sont peut être perdus.

Eux aussi.

Ce trottoir c’est un visage.

Ce trottoir c’est un ami.

Celui d’un secours.

Celui d’une femme aussi.
Perdue.

Il paraît qu’elle savait où elle devait aller, elle.

Elle aurait dû passer chez elle d’abord,

parce qu’il fallait bien faire quelque chose de ce corps

encore en vie.

Le mien.

Le mien quand j’ai 5 ans.

Le mien je ne m’en souviens plus.

Comme tout le reste.

Elle s’était mis en tête trop de choses je crois.

Elle s’était mis en tête qu’on serait bien

ensemble

au même endroit

pour toujours.

J’ai encore son cadeau.

Un disque qui parle d’oiseau

il faut lui ouvrir la cage

parce qu’il est prisonnier, parce qu’il y a une cage de la liberté qui existe quelque part.

Je l’ai encore intact. Mais pas chez moi.

Quelque part où il ne peut pas venir me prendre.

Un jour j’y tomberai dessus, forcément.

Elle voulait qu’on soit dans la même tombe.

On y serait bien.

On serait là où il faut parce qu’ici dans la vie c’était pas tenable

pour elle.

Je me souviens de ses genoux.

Je ne les aimais pas trop.

On leur avait dit pourtant à l’école.

On leur avait dit pour la lettre

à ma mère.

On leur avait dit qu’elle était bizarre sa lettre qui parlait d’amour

de trop.

Les bonnes sœurs elles ne doivent vouloir parler que d’un seul amour.

Le leur.

Le leur avec le sien pour elles toutes.

Celui de la lettre elles ne voulaient pas savoir.

Peut être on ne voulait pas s’embarrasser.

Il aurait fallu dire pourquoi on se sépare des gens.

Il aurait fallu parler de l’amour qu’on n’aime pas.

On a préféré laisser venir.

Elle est venue à moi, un matin de mai.

Comme tous les matins

Il n’avait rien de spécial.

Je ne sais pas pourquoi celui-ci.

Je sais qu’on est parties de l’école,

je sais que j’ai la nausée de ce trottoir,

je sais qu’il est arrivé à temps,

je sais que quand elle a mis du rouge dans sa tête juste après

on a trouvé la lettre

une autre

qui disait qu’on serait bien

elle et moi maintenant

à jamais.

Je sais ne plus rien savoir.

J’ai tout oublié.

J’ai tout oublié des mes 5 ans et de mes 6 et de mes 7 et de mes 8

Parfois, je fais les trottoirs

au cas où il reste quelque chose de moi

que je n’aurais pas vu avant

un détail

qui pourrait me dire

qui je suis quand je ne sais pas moi.

Parfois je fais l’inverse

Je passe à côté

parce que j’ai trop peur

de ce qu’il pourrait y avoir sur le trottoir.

Je sais son prénom.

Mireille.

Et ses cheveux gris.










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25 août 2014
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