Isabelle Zribi | Une blondeur trompeuse
Née en 1974, Isabelle Zribi vit et travaille à Paris. Elle a publié MJ Faust (Comp’Act, 2003), Bienvenue à Bathory (Verticales, 2007), Tous les soirs de ma vie (Verticales, 2009), et Quand je meurs achète toi un régime de bananes (Qui Vive, Buchet Chastel, 2014).
On retrouve Isabelle Zribi sur remue.net.
Les personnages secondaires de chair et d’os en ont assez de vivre dans l’ombre des personnages principaux, privés de parole, d’indépendance, d’affection, ou tout simplement d’importance. « La revanche des personnages secondaires », en cours d’écriture, est le récit à plusieurs voix de leurs tourments et de leur insurrection. On retrouvera dans les semaines qui suivent d’autres personnages secondaires.
A mon retour, mon frère me demande comment je trouve Maurice. Je lui dis qu’il ne me plait pas. Il me répond qu’il a de l’avenir : il est le bras droit du directeur d’une petite entreprise de pompes funèbres et deviendra certainement directeur avant ses trente ans. En outre, il joue au foot et a failli passer professionnel, ce qui prouve, suggére-t-il, qu’il résistera aux années. Quand j’insiste sur l’absence totale d’amour que je me sens capable de lui porter dans le futur, il me dit que ça viendra. Il ajoute que les mariages arrangés font les couples les plus heureux. Je prends pour contre-exemple le mariage d’amour de notre sœur Yvonne. Il me répond que l’amour dans le mariage arrive une fois par siècle. Mon frère insiste pour que je revois Maurice. J’ai déjà refusé trois maris. Il est temps que je prenne mon envol. Depuis la mort de nos parents, je vis chez lui et j’ai déjà 22 ans. Je ne peux pas passer ma vie à m’amuser avec ma quinzaine de cousines. Les travaux bénévoles de comptabilité que je fais pour lui ne compensent plus la gêne que je procure à sa vie conjugale.
Je me marie à Maurice en 1947. Avant le mariage, je me teins les cheveux au henné en compagnie de mes cousines. Ca ne lui plait pas. Il répète « où est passée ma jolie blonde ? ». Je lui réponds que ça va repousser. J’ignore encore que ce ne sera pas le cas. Le soir de notre mariage, Maurice n’est pas suffisamment ivre pour oublier ses nouveaux droits. Il me conseille de lui griffer le dos si j’ai mal. J’ enfonce mes ongles dans son acné dorsal. Voyant que les draps ne se couvrent pas de sang, comme on le lui avait annoncé, il s’avoue déçu. J’essaye de me défendre, lui assurant que je n’ai jamais couché avec un autre garçon, mais il préfère ne pas me croire.
Je dois abandonner mes cousines, mes seules amies, et la joie de nos conversations et de nos déambulations au bord de l’océan pour Marrakech. Je sais que je n’y serai pas heureuse mais j’ignore encore de quoi sera faite ma tristesse. Je suis immédiatement enceinte. A 23 ans, ma vie amoureuse est terminée. Je n’aurai pas le courage de trahir mon mari et le divorce n’est pas envisageable. Je profite de mon état pour m’adonner en toute tranquillité à la boulimie. Tandis que je m’afflige de la pauvreté de ce que je peux encore espérer du futur, Maurice se concentre sur mes cheveux, qui ont foncé. Il fixe sans cesse mon crâne avec l’air de celui dont les rêves se sont éteints brutalement. Il attribue ce changement au mariage. Il répète « tu n’aurais pas du te mettre du henné… ».
J’accouche d’une fille, et un an après, d’un garçon. Je ne prends pas la peine de maigrir. Etre belle ne me conduirait qu’à ressentir une frustration accrue. Devant se résigner à ne pas être irradié au quotidien par une chevelure blonde, Maurice attend désormais de moi que je lui assure un confort maternel, pour lequel je n’ai aucune appétence. Il revient de son bureau de pompes funèbres le midi, s’attendant à ce que j’ai cuisiné pour lui et les enfants. Je demande des recettes à mes cousines – couscous, plat de daurade, œuf au thon et aux poivrons, briks, gâteaux au miel… – et les applique sans y prendre aucun goût. Maurice me les écrit à la main dans un carnet à mon nom. J’espère qu’il deviendra rapidement directeur et que nous pourrions bientôt embaucher une nounou, afin d’avoir le temps de développer une passion.
Mais avant même que ce pauvre rêve se réalise, Maurice est accusé par son directeur d’abus de biens sociaux. Il pleurniche dans mes bras, me jurant qu’il était innocent. Je préférerais qu’il se confie à quelqu’un de plus proche, qui sache le réconforter. A présent, il sera fiché où qu’il aille et il aura des difficultés à trouver un nouveau boulot. Je lui conseille de se défendre, de prendre un avocat, mais il refuse, craignant d’entacher encore son honneur en évoquant publiquement ce malentendu. Il préférait encore ne jamais retourner au boulot et se terrer chez lui. Je rage contre lui. Son brillant avenir, sa seule qualité, s’est dissout.
A l’indépendance du Maroc, nous n’avons pas le choix d’y rester. J’ai toujours affirmé avec fierté que ma famille vient de Gibraltar et de Malte, que le français est ma langue maternelle et que mes cousins étaient anglais. Je n’avais pas assez d’un pays pour me définir. Mais en quittant le rivage en bateau, j’ai soudainement la sensation de m’éloigner de moi-même. Je regrette déjà l’arabe marocain, la violence de l’océan, qui a failli me tuer enfant. J’abandonne ma maison et les débris de mes parents. Des pierres et des insultes accompagnent notre départ. Le frère de Maurice, qui vit déjà en France, nous prête un studio. Il lui propose de vendre des tapis dans le 10e arrondissement.
Mais Maurice a aussi peu de talent pour le commerce des tapis que moi pour la cuisine ou la vie de famille. Dans les magasins où son frère le recommande, il ne tient pas la journée. Il est affecté de phobie sociale et refuse de vendre sa cordialité. Il ne comprend pas comment on peut même aimer les tapis, pièges à poussière et à croche-pattes, n’appréciant que les sols nus et impeccables. Il ne goûte, du travail en équipe, que l’heure de la boukha ou du repas. Il prétend gérer nos économies mais je vois bien qu’il n’a presque plus rien à me donner pour faire les courses. J’insiste pour qu’il tienne le coup ou qu’il cherche autre chose, mais il se laisse licencier, et revient pleurnicher dans mes bras, décriant le système, l’impossibilité de s’intégrer, avant d’allumer la radio.
A la fin du marché, je ramasse des légumes et des fruits et ce qu’on veut bien me donner. Il m’arrive de demander un peu de monnaie à des passants en me cachant le visage. Quand je rentre, je trouve Maurice, ramassé sur une chaise, à ricaner de gags d’humoristes. Je lui demande de quoi nous allions vivre. Il refuse que je travaille car ce serait un déshonneur pour lui. Je propose mes services de femme de ménage en cachette. Je parcoure Paris d’est en ouest, pour réunir un smic. Je travaille chez des gens aisés qui pensent que me saluer et demander de mes nouvelles est une illustration intense de leur humanisme.
Au bout de quelques années, Maurice finit par trouver un boulot de trieur à la poste. Il est finalement content que je double nos revenus mensuels. Je m’occupe également de nos enfants. Parfois, pris d’un désir soudain de participer à leur éducation, il sort sa ceinture et frappe son fils – ses principes lui interdisent de frapper une fille, fut-elle la sienne. Maurice est malheureux et ne se prive pas de me le montrer. Avant et après son travail, il enchaîne les petits noirs bien rouges au comptoir du café spirituellement dénommé « au bureau ». Il rentre vers 22 heures et vomit sur le sol du salon. Je nettoie les résidus de sa tristesse, aspergeant le lino d’eau de javel. Je ne me plains pas car la maison est déjà encombrée de ses lamentations.
A table, devant nos enfants, Maurice évoque notre rencontre. Il répète, avec bonhomie, que j’étais blonde et qu’après le mariage, mes cheveux ont changé de couleur. « Il y a eu tromperie sur la marchandise », aime-t-il plaisanter. Et le pire, c’est qu’il se pense spirituel. Quand nos petits-enfants ont l’âge de la comprendre, il leur raconte cette histoire avec une satisfaction toujours renouvelée. Maurice prend sa retraite. Il passe sa journée devant la télé à pester contre la vacuité des programmes. Je tiens à travailler le plus longtemps possible, afin de prolonger ma liberté d’aller et venir. Pour Maurice, une femme ne peut sortir seule que pour aller travailler ou faire des courses. A 68 ans, je dois lâcher mon boulot. Nos enfants me disent, attendris, que nous aurons désormais du temps en amoureux.
A force d’inertie, les muscles et la cervelle de Maurice se fatiguent. Il ne remue plus que pour prendre ses repas dans la cuisine au son grésillant de la radio. Il consent de temps à autres à m’accompagner dans un café, place de la République. J’y retrouve des juifs d’Afrique du nord et nous parlons du temps, qui était vieux, mais pas si bon, avant notre immigration. Je suis heureuse de parler à mes amies, qui me rappellent un peu mes cousines. Mais Maurice prétexte d’avoir mal au crâne ou d’être fatigué pour échapper à ces rendez-vous.
Son état empire. Il ne veut plus quitter le lit et la télé. Il m’appelle pour que je lui apporte des médicaments et des repas chauds. Pris d’un érotisme tardif, il m’appelle mamie et me demande de lui « donner mes nichons ». Je le laisse faire avec écoeurement. La nuit, je me réveille dans son urine. Je lui refuse seulement son café, invoquant la fragilité de son cœur. Nos enfants considèrent que mes services d’infirmière vont de soi.
J’exige de dormir sur le canapé et que des repas sans sel soient livrés à Maurice. J’obtiens de mes enfants une télé privative. Dans les séries, je vois des femmes déterminées : une américaine, tenir tête au chef de la CIA pour démanteler un réseau terroriste, une détective danoise poursuivre des criminels, une aristocrate anglaise épouser un valet. En me faisant une petite omelette à quatre heures du matin, je médite sur la liberté et la mienne en particulier. Le lendemain, je réunis mes enfants et leur expose mes difficultés à cohabiter avec Maurice. J’exige qu’une expertise médicale soit diligentée. Un médecin vient et conclut que Maurice est débile, aveugle et sourd. Je dis à mes enfants, médusés par mon cœur sec, que le temps est venu de le placer en maison de retraite. L’ambulance disparue, je vais prendre un café place des Vosges et fume ma première cigarette.
Isabelle Zribi