Jacques Sicard | Kakemono à Kiarostami

 

 

 

Five (Plan 1). – Le lai gris de la mer – à cheval sur le bord extérieur de sa bande humide, un bout de bois flotté. Epave que le ressac finit par reprendre. Pourri, ce bois, à se fendre. En deux morceaux. L’un dérivant loin de l’autre. Jusqu’à disparaître. Pour quelques vagues plus tard reparaître. Il roule et tangue à distance, dans l’attente, comme le reste, du prochain changement, du tour nouveau que prendra le perpétuel façonnage.


La mer, de vagues changeantes indéfiniment modelée, est un élément plastique – mais qui adhère au rivage, aussi bien qu’à ses fonds, son ciel, ses algues, poissons et barques, comme par une matière visqueuse. Plasticité et viscosité qui sont des qualités sous lesquelles se manifeste l’informe. Que l’artifice du cadre fixe, tant qu’il dure, change en une forme ; entre autres, celles, heureuses, de la nature morte ou de l’agitation du bocal.</p

 

 

 

Five (Plan 2). – Cadre – avec promenade de bord de mer. Au premier plan, vont et viennent, comme sur les rails d’un stand de tir, promeneurs emmitouflés et pigeons picotant. Au second plan, un garde-fou coupe l’image en deux. Il s’ouvre, à gauche, sur un plan incliné, peut-être une volée de marches mais invisibles, qui conduit à la plage. Etroite bande de sable au-delà de laquelle la mer dispute au ciel l’arrière-plan. Le vent fort ajoute une surface à ce mille-feuilles hivernal.

Mais cette vivante variété n’est qu’une illusion. Les surfaces se marquent de pliures ; ce qui semble contenir un feuilleté de plans, renferme en vérité une sorte de cabinet de plis. C’est que l’insistante fixité du cadre appelle par affinité l’immobilité du pli, puisqu’il n’est pli que de la statuaire ; c’est que la clôture de ses bords accueille électivement ce qui se cache et se tait sous le pli de pierre sculptée. Et l’on se demande bientôt s’il reste une chose que la raideur cadavérique du cadre n’a pas dérobée sous son beau plissé.

 

 

 

Five (Plan 3). – Un cadre fixe – où bat la mer. Perpétuelle, silencieusement préhumaine, toute mémoire éteinte en des vagues inchangées, leur course n’allant parfois au-delà d’une laisse grise que pour quelque raz-de-marée dont l’exception ruineuse confirme la retenue de la règle.

L’abstrait trait de pinceau de la mer, abstraction sans évasion, entrecoupé de trois quatre grumeaux d’encre noire, comme une métaphysique maladresse, bavures où peu à peu se devine une bande de chiens errants qui dort sur le sable, crépuscule du matin.

L’une des bêtes se redresse, tourne en rond, puis se déplace lentement de droite à gauche, quelques mètres à peine, et se recouche pour un égal sommeil ; et chacune, l’une après l’autre, fait de même, qui recompose le petit tumulus charbonneux, crépuscule du soir.

Ce qui change dans ce qui ne change pas. Ce qui se refait de s’être défait dans ce qui est fait. L’impermanent dans le permanent et l’autre dans le même. Une histoire à ne pas conter. Dédiée à Ozu qui, comme ici Kiarostami, la rendit désirable de l’isoler dans un haiku.

 

 

 

Five (Plan 4). – La mer à boire – le long de quoi processionnent des canards. Par la fenêtre du cadre. Où, roulant sur leurs courtes pattes et criant, ils se multiplient comme faute d’en pouvoir sortir. Chaque fois qu’aux raides bords de son embrasure, ils cognent leurs becs jaunes, à défaut de s’épuiser ou se décimer, ils repartent dans l’autre sens plus nombreux. Mouvement du pendule et productivité de la pendule qui ne semblent avoir de fin.

Dans l’ignorance, qui n’est pas qu’animale, de ce qu’un cadre ne projette pas toujours l’étendue d’un espace, mais trace quelquefois la ligne d’un seuil. Etrange seuil. Pas celui de tous les passages. Celui d’aucun lieu. Utopique, donc. Mais quelle utopie ? Le seuil qui serait à la maison ce que la porte dérobée est au mur. Un seuil où se mettre au secret. Un canard l’a-t-il senti ? les autres disparaissant à sa suite, mer non bue.

 

 

 

Five (Plan 5). – Lune dans l’eau. – La lune s’est jetée dans l’eau glacé ou bien, surgie de l’obscurité noire, affleure-t-elle ? Pleine, elle se mire ou fleurit ? Insomniaque (la nuit pour le jour) ou somnambule (le jour pour la nuit) ? Faite de larmes ou de la première goutte de l’orage qui gronde ? Prélude à tout autre lumière, trou du cul sur la terre comme au ciel ou trace visuelle du cri des bêtes alentour ? Ou voile de la barque de Nosferatu sur la mer anuitée, avec ses cercueils et ses rats ?

Lune dans l’eau. – Il y a l’entêtement de la nature à tenir les choses emboîtées les unes dans les autres, non seulement rassemblées, et à ouvrir ce puzzle à tous les sens possibles. Une interprétation infinie. Et il y la peu naturelle géométrie du cadre fixe qui en peaufine l’architecture, en parfait l’emboîtement, en polit la signification. Autrement dit, y met un point final. Et glisse sur son orbite la lune d’eau dans le cadre aimable pour sa clôture.


 


Jacques Sicard. Résidence au bord de la Méditerranée. Publication dans diverses revues papier ou numériques, de cinéma ou de littérature/poésie : La Barque, Hippocampe, Verso, Rehauts, The Black Herald, Place de la Sorbonne, Népenthès, Diérèse, Mercure liquide, Résonance générale, Concerto pour marées et silence, Midi, Littérales, Gong, Thauma, Le Zaporogue, Dissonances, Beau monstre, Les Carnets d’Eucharis, Les Cahiers d’Adèle, Les Cahiers de Tinbad, Gare maritime, Testament, Passages à l’act, Festival permanent des mots, L’Arbre, Remue.net, Incertain regard, Ardemment résidence auteur, Cinématique, Temporel, Paysages écrits, Sans titres, Le Nouveau recueil, etc. ; Les Cahiers du Cinéma, La lettre du Cinéma, Stardust Memories. En 2008, édition d’un recueil chez Publie.net : Cinéma parlé ; en 2013, aux Éditions de La Barque, Films en prose ; en 2013, Manière Noire, livre d’art en collaboration avec le peintre/graveur Jean-Pierre Maltese ; en 2014, aux Éditions Peigneurs de comètes, Nature morte au Cinéma ; en 2014, Sources, livre d’art conçu avec la peintre/graveuse Jocelyne Jaquelin ; en 2014, aux Éditions de la Barque, Abécédaire ; en 2016, chez De l’Incidence Éditeur, Notes Monochromes, et coédité par le même éditeur et le Centre Pompidou, Sharunas Bartas ou Les Hautes Solitudes (ouvrage collectif).

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3 octobre 2016
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