Jakob Lenz : Le plus sentimental des romans, roman (pas sentimental)
Le genre littéraire affiché sur la première page d’un livre est parfois trompeur, et tout autant ce titre. Le plus sentimental des romans ne présente rien qu’on qualifiait de tel en 1780 (émois, gestes tendres, accessoires tels que mouchoir, courrier baigné de larmes, etc.), d’ailleurs est-ce un roman, on hésite, un tout est-il de même nature que les parties dont il se compose ? (un pack de six litres d’eau est-il toujours de l’eau ? sans doute, mais un tonneau de vin ?) une suite de contes constitue-t-elle un vaste conte ou, changeant de nature, le tout peut-il former un roman ? Le sous-titre en est : Lecture instructive et agréable pour les dames à quoi fait écho la dédicace à l’épouse : « Reçois ce roman d’un cœur égal à celui avec lequel il fut écrit, toi la seule femme que le Ciel façonna de telle sorte que pour chacun de mes défauts, elle trouva toujours en son cœur une excuse pleine d’amour. L’auteur. » Ca grince encore un peu plus avec la phrase d’exergue : « Uxorem ninquam irritamini, sed mente » de Cardanus à ses fils, soit (nous traduit une note en fin d’ouvrage) : « Ne soigne jamais ta femme avec un excitant, mais par la raison. » Girolamo Cardano, Jérôme Cardan (1501-1576), médecin et mathématicien italien, ajoute la note, livra la formule algébrique pour la solution des équations du troisième degré et eut deux fils. Le premier, Giovanni Battista, fut décapité en 1560 pour avoir empoisonné sa jeune femme (au lieu d’obéir à l’injonction paternelle ?).
Maintenant, l’histoire.
Le chapitre premier s’intitule : Le conte des Tortues. Deux tortues parties à pied de Danzig dans les années 1725 arrivent à Paris au terme d’un voyage de cinquante ans. Hélas leurs références, leur façon de se coiffer, de s’exprimer, qui ont pris cinquante ans de retard, sont l’objet de maints quolibets de la part des Parisiens pleins d’esprit et de force déconvenues. C’est pourquoi les tortues, après un tour rapide dans la capitale, décident de repartir illico, cette fois en diligence, en compagnie, découvrent-elles, d’un libraire français, d’une jeune fiancée qui part rejoindre son bien-aimé à Astrakhan et d’une souris qui discourt fort bien et narre aux voyageurs une série de contes chaotiques par leur contenu, ordonnés quant à leur déroulement :
Chapitre 2 : Le conte des Souris
Chapitre 3 : Le conte de la Femme et de la Tortue
Chapitre 4 : Le conte de la Femme et de la Souris
Chapitre 5 : Le conte de la Jeune Fille et de la Souris
Chapitre 6 : Le conte de la Jeune Fille et de la Tortue
Chapitre 7 : Le conte de la Femme de chambre et de la Souris
Chapitre 8 : Le conte de la Jeune Fille, de la Femme, de la Femme de chambre, de la Souris et de la Tortue. On croit lire les énoncés d’une des cosmogonies amérindiennes étudiées dans les Mythologiques de Claude Lévi-Strauss. Ils indiquent ici les métamorphoses que réclament ou renient, selon les situations amoureuses où ils se trouvent à un moment donné, les personnages humains et les personnages animaux tous soumis à la volonté ironique de la fée Aglaura. Pour ne pas se dérouler dans une villa florentine cernée par la peste en 1348 ni dans le château de Silling en proie à l’ivresse de l’extermination vers la fin du règne de Louis le Grand, une même frénésie rituelle anime pourtant les intrigues, brouille les identités, travestit sans cesse les désirs, l’autre n’est jamais celui qu’on imagine, soi-même pas davantage. Dans le dernier chapitre, Le conte du Confesseur, celui-ci, se félicitant de devoir, croit-il, établir la morale (avoir le mot de la fin), dans son excitation renverse sa tasse de chocolat sur « certaines parties délicates de la Tortue » (alias la Souris, alias le prince Torus) qui s’enfuit en hurlant.
Ces ultimes hurlements produisent leurs effets immédiats dans le réel de la fiction : sur la route la diligence bascule et les deux Tortues, le libraire, la jeune fiancée et la Souris tombent les uns sur les autres avec « le cri d’une nymphe désespérée assaillie par un faune », dénouement qui dissipe notre hésitation initiale : en effet quelle narration autre que le roman autorise-t-elle ces jeux et ces décrochements dans le récit qui, jamais otage de sa forme, conte, procès-verbal, lettre, journal ou reportage, choisit celle qui s’adapte le plus étroitement à l’histoire qu’elle veut raconter, dans quelle autre forme littéraire les hurlements d’une tortue peuvent-ils déclencher un accident dans les transports en commun d’une société de hasard ? Quant à nous, lecture achevée à regret, nous nous éloignons déjà de la diligence qui demeurera à jamais dans le fossé assailli par un faune, voyageurs nous fiant à nouveau aveuglément, sinon au titre, du moins au cocher de la fiction qui a repris les rênes.
Quelque part entre Le Songe d’une nuit d’été et Alice au pays des merveilles, ce court roman de Jakob Michael Reinhold Lenz se déploie à la façon d’une fugue musicale dans les séquences rigoureuses desquelles l’écrivain improvise avec brio et une urgence inexorable autour du thème de l’amour qui résonne avec ironie sur les pavés du désespoir.
Le plus sentimental des romans, traduction, notes et postface de Hugo Hengl, a paru aux éditions Grèges (14, rue Emile-Zola, 34000 Montpellier), dans la collection Lenz. Cette « petite bibliothèque de l’idéalisme allemand » se propose, explique l’éditeur, de « rassembler des textes produits dans la période qui va de 1771 (le poète Lenz arrive à Strasbourg) à 1835 (Büchner écrit la nouvelle Lenz). C’est, entre ces deux dates, un long printemps de l’esprit allemand ». Ont déjà paru : Chants de nuit de Hölderlin, Voyage en France de Schlegel, Pandaemonium Germanicum de Lenz, La Vie de Faust de Klinger.
Dominique Dussidour