Je la revois (me regarder)
L’université m’informe qu’il y a assez d’inscrits à mon cours sur la biométrie. Ça va donc ouvrir en novembre. Il y sera beaucoup question d’empreintes digitales : le côté clair, et le côté obscur.
Le côté clair, ce sont les belles équations qui expliquent comment la peau de l’embryon se ride, au 10e jour de développement, pour former ces délicates lignes en labyrinthe, qu’on n’appelle pas du tout des empreintes digitales, mais des dermatoglyphes. L’empreinte digitale, c’est la trace sébacée que vous laissez sur le manche du couteau avec lequel vous vous apprêtez à tuer quelqu’un. Quelques physiciens et mathématiciens se sont intéressés au phénomène, à sa modélisation. On peut aujourd’hui reproduire des empreintes digitales artificiellement, en invoquant les équations de von Karman et toutes sortes d’algorithmes non-linéaires bien trapus qui produisent dynamiquement des dermatoglyphes assez ressemblants.
Le côté obscur, c’est la porosité historique entre la science empirique des empreintes digitales telle qu’on l’utilise en police scientifique (ce qu’on appelle la dactyloscopie) et ce qu’il y a de plus sombre dans l’humain. La science des empreintes digitales naît au XIXe siècle avec l’anthropométrie. Avec le progrès de la science, on s’avise alors de mesurer l’homme sous toutes ses coutures. Il y a du bon dans cette démarche, comme l’établissement des courbes de croissance des enfants, qui permettent d’anticiper des carences ou de révéler des maladies. Et du mauvais : jusque dans les années 60, les Tsiganes étaient obligés, en France, de se déplacer avec un carnet anthropométrique comportant leurs empreintes digitales, et de le faire signer par la police à chaque fois qu’ils voulaient changer de lieu de résidence.
Cette obsession de vouloir mesurer, ficher tout le monde, pour finalement se retrouver à stériliser les « déviants » comme en Suède jusque dans les années 70, remonte à l’origine de l’anthropométrie scientifique.
Le « père » de l’utilisation des empreintes digitales est Francis Galton, neveu de Darwin.
Très favorable aux thèses évolutionnistes, il est sensible au rôle joué par le hasard dans l’évolution. Si les modifications de l’anatomie ont lieu par le hasard, alors la science du corps doit relever de la statistique, science par excellence des aléas. C’est pourquoi il pratique la mesure scientifique des corps humains notamment au travers de la revue « biometrika » dont il est le créateur.
En parallèle, il développe le système d’identification par les empreintes digitales, qui sera adopté en France peu après l’introduction par Bertillon de l’anthropométrie et de la police scientifique .
L’emploi de l’anthropométrie connaît ses premiers succès dans notre pays. C’est grâce à son système anthropométrique, le « Bertillonage », qu’Alphonse Bertillon fait arrêter l’anarchiste Ravachol en 1892, ce qui contribuera à sa gloire et à la généralisation de l’anthropométrie
Mais le recours aux empreintes digitales pour l’identification s’impose à partir de 1894 et rend obsolète le Bertillonage, à tel point que vingt ans plus tard, les anarchistes de la bande à Bonnot authentifieront leurs courriers à la presse en y apposant leurs empreintes.
Bizarrement, les anarchistes se revendiquent d’une lignée de penseurs positivistes qui remonte à Saint-Simon et son newtonisme social, tout comme les partisans de l’anthropométrie, dont les outils découlent directement du scientisme des Lumières, lequel a pour origine Newton, également. Anarchistes et police scientifique sont en fait les deux faces du même progrès.
Mais tandis que je collecte mes notes, et mets en ordre quelques considérations d’un humanisme convenu sur la proximité entre l’anthropométrie et l’eugénisme (c’est le même Francis Galton qui préconisa la stérilisation des individus « inférieurs »), soudain, je la revois.
C’était il y a dix ans, j’avais été contacté par France 5 pour faire un film sur les empreintes digitales. A l’époque je m’intéressais à la génétique des empreintes et à ce qu’on appelle la convergence évolutive : il existe des espèces d’animaux qui, comme nous, ont des « empreintes digitales » sans nous être apparentés génétiquement, comme les koalas et certaines loutres. Dans la lignée des primates, quelques singes, comme les chimpanzés, ont aussi des « empreintes digitales », et même pour certains, des empreintes digitales caudales –cherchez l’erreur. J’avais donc demandé à Benjamin Batard, cinéaste dans l’équipe de Michel Cymes, de nous trouver un chimpanzé pour commenter sur le vif l’embryologie des vertébrés.
Et c’est ainsi que nous étions allés un après-midi au cirque Zavatta rencontrer Mimitte et son dresseur. Dans une ambiance de cinéma des années 50, je m’étais retrouvé sous les lumières des projecteurs, au centre de la piste, debout devant un gros tabouret scintillant, sur lequel était assise Mimitte, surveillée par son dresseur. J’étais alors parti dans un discours très préparé et même répété, sur la mophogénèse des empreintes digitales, pontifiant sur le mécanisme de pli ayant lieu vers la dixième semaine de développement, lequel est commun aux chimpanzés et aux hommes, et blab bla bla, racontais-je, tout en montrant à la caméra la main de Mimitte, sur laquelle je pointais les dermatoglyphes.
Nous aurions pu en rester là, et repartir vers la table de montage avec le bobino de chimpanzé qui nous arrangeait pour finaliser notre documentaire.
Seulement voilà. C’était Mimitte, et Mimitte est une star du cirque, pas un cobaye de laboratoire. Après que les cinéastes eurent fini de me filmer glosant savamment sur ses empreintes, Mimitte commença à nous regarder d’un air intrigué. Elle s’approcha de moi et me prit la main, ouvrit ma paume comme je l’avais fait avec la sienne et commença à pointer sur ma main les lignes de mes doigts, comme je l’avais fait avec les siennes, en me regardant d’un air très interrogatif. Son dresseur nous dit : « vous savez qu’elle sait écrire », et l’on vit Mimitte prendre un carnet et un stylo, et commencer à écrire quelques lignes indéchiffrables sous le regard amusé de son dresseur qui semblait l’aimer comme une personne. Que voulait-elle me dire ? Je ne le saurai jamais.
Et aujourd’hui que je rédige mon cours sur le risque de dérive policière dans l’usage de la biométrie, je réalise qu’il y a dix ans, mû par mon seul intérêt, j’ai moi aussi traité cette personne comme une chose, ne m’intéressant à ses empreintes que pour les besoins de mon film, sans avoir cherché à faire vraiment connaissance avec elle, alors qu’elle semblait davantage curieuse de nous, que nous d’elle. Et je me demande si les policiers, qui aujourd’hui prennent les empreintes digitales dans les commissariats ou les postes frontières, ne se comportent pas avec les êtres humains, aussi mal que je me suis comporté avec Mimitte.