Je n’ai pas d’identité, c’est une invention de la police
Entretien avec Georges-Arthur Goldschmidt, par Laurent Margantin
Georges-Arthur Goldschmidt est l’auteur de plusieurs œuvres autobiographiques en français et en allemand, ainsi que de nombreuses traductions : il a notamment retraduit Le Procès et Le Château de Franz Kafka, sur lequel il a beaucoup écrit (en particulier un essai intitulé Celui qu’on cherche habite juste à côté, paru aux éditions Verdier.) (Lire aussi cet entretien au Matricule des Anges.)
Laurent Margantin publie cet automne de nouvelles traductions de Kafka : À la Colonie pénitentiaire et Chacun porte une chambre en soi (aux éditions Publie.papier). Son site oeuvresouvertes.net.
Laurent Margantin : Vous datez votre découverte de Kafka d’août 1950. Avez-vous lu à l’époque tout Kafka ? Que connaissait-on de Kafka ?
Georges-Arthur Goldschmidt : De Kafka on ne savait pas grand chose, les premières traductions étaient plus ou moins introuvables et l’édition Schocken (Fischer) en allemand ne se trouvait qu’aux « Réserves » de la Bibliothèque de la Sorbonne, d’accès plus ou moins « réservé ».
L. M. : « Kafka parle du même côté que Heine, il est lui aussi assis du côté des accusés », écrivez-vous. Vous avez je crois commencé par traduire Nietzsche. Comment passe-t-on de Nietzsche à Kafka ?
G.-A. G. : Rien de plus simple, Christian Bourgois, mon premier éditeur m’avait demandé de traduire Bienvenue au Conseil d’administration, à la suite de quoi Bernard de Fallois m’a demandé de retraduire Zarathoustra pour le Livre de Poche.
Et je lui ai demandé si je ne pouvais pas retraduire Le Procès et Le Château, mais ces livres n’étaient pas encore dans le domaine public, dès qu’ils le furent, il eut l’amabilité de me rappeler, c’était, je crois en 1973 ; je traduisis alors ces deux livre pour Plon « Presse-Pocket ».
On passe bien à la lecture (nécessairement) de l’un à l’autre, pourquoi ne le ferait-on pas à la traduction ? C’est écrit dans la même langue. On ne passe pas de l’un à l’autre, il y a l’un et il y a l’autre, il n’y a pas nécessairement continuité.
L. M. : Vous écrivez « Joseph K., c’était moi ». Est-ce ce phénomène d’identification avec le personnage du Procès qui vous a conduit à la traduction ? Que s’est-il passé pour que vous ressentiez le besoin de traduire un jour Le Procès ? Lisant le texte en allemand, vous auriez pu vous arrêter là dans ce phénomène d’identification… Qu’est-ce qu’a ajouté la traduction à votre rapport avec Joseph K. ?
GAG : J’ai déjà raconté cela à plusieurs reprises : la première phrase du Procès, d’un coup vous plonge dans l’illégitimité de l’existence et cela me désignait parfaitement, faux juif (je suis d’une famille protestante depuis 1860) et resquilleur de vie, j’ai honteusement trompé les héros de la Wehrmacht venus m’arrêter en 1943 et ne pouvais que m’assimiler à Joseph K. Je suis moi aussi dans une situation d’instabilité, Geltungsjude, je ne suis juif que du fait de Hitler, comme je l’ai souvent raconté, j’ignorais presque tout de mes origines jusqu’à l’âge de quinze ans en 1943. Je suis illégitime à tous égards et ravi de l’être.
LM : Traduire Kafka, je crois que c’était aussi chez vous une réaction à une certaine tradition française de la traduction littéraire… Étiez-vous parfaitement conscient dès le départ de votre propre démarche de traducteur de Kafka, ou s’est-elle développée au contact du texte ?
GAG : J’ignorais à peu près tout des modalités de la traduction. Pourquoi, grands dieux, lirais-je des traductions de l’allemand ? Ich habe so übersetzt wie mir der Schnabel gewachsen war [1] ; la « tradition française » je m’en balance, je ne la connais pas, je n’en tiendrai de toutes façons aucun compte, Olivier Le Lay, à cet égard traduit comme moi, c’est ce qui me sépare de mon vieil ami Lotholary pour qui une élégance fidèle est préférable à une certaine « étrangèreté » qu’à mon avis on doit toujours retrouver dans une tradal, à moins que le texte de départ soit absolument génial ou absolument insignifiant.
LM : Une des grandes difficultés de la traduction de l’allemand, et précisément chez Kafka, ce sont les verbes de déplacement, innombrables et toujours très précis en allemand. C’est un point qui occupe particulièrement les traducteurs, et je vous sens vous-même très attentif en tant qu’écrivain aux paysages et au mouvement dans ces mêmes paysages (je pense aux premières pages de L’Esprit de retour) [2]. Est-ce que le fait d’avoir expérimenté très jeune votre corps et ses mouvements dans les deux langues vous rend ce passage plus facile ? Est-ce qu’il y a quelque chose que vous gardez en français de ces mêmes verbes allemands ?
GAG : J’ai écrit là dessus plusieurs livres et pas mal d’articles. Je crois que le français n’a pas besoin de tout ce fatras, quand il le faut il le montre à sa façon, l’allemand est une langue simplement incapable ; contrairement à une légende tenace d’abstraction, toute « abstraction » y est cubique et a un volume, en français « l’abstraction est fluide et le français n’est pas plus abstrait que l’allemand, il l’est autrement, je m’en suis expliqué jadis dans mon « Quand Freud entend l’allemand ».
LM : Dans Le poing dans la bouche, vous évoquez les courts récits de Kafka, dispersés dans ces cahiers, et leur caractère essentiellement énigmatique. Comment s’oriente-t-on dans ces textes, pour les traduire ?
GAG : Là c’est un peu long à expliquer si je peux me permettre, je vous renvoie à mon petit livre Celui qu’on cherche habite juste à côté.
LM : « Je ne suis pas détachable de la langue par laquelle s’est faite mon « identité » », écrivez-vous dans À l’insu de Babel. On pourrait qualifier votre identité de « double », puisqu’elle s’est construite dans un premier temps en allemand, ensuite en français. Que cela vous ait conduit à la traduction paraît évident, mais dans quelle mesure cette double identité dans la traduction vous a-t-elle conduit à votre écriture propre ?
GAG : Belle question à laquelle je ne peux pas répondre, c’est comme pour la traduction : ou bien vous traduisez, ou bien vous expliquez, les deux sont absolument concomitants, mais vous ne pouvez faire que l’un (traduire) ou l’autre (expliquer) et successivement, tout est perdu.
Je n’ai pas d’identité, c’est une invention de la police, je ne suis rien, si ce n’est un centre vide qui m’accompagne depuis bientôt 85 ans partout où je vais, jusqu’aux chiottes ; je n’ai pas de double identité : soit je suis dans l’un, le français, soit je suis dans l’autre : l’allemand ; j’ai traduit L’esprit de retour chez Fischer Ein Wiederkommen, mais tout à coup ce n’était plus une traduction.
Quant à la traduction, j’y ai été plus ou moins contraint par mon éditeur et ami Christian Bourgois que je pouvais impossiblement laisser en plan avec son Bienvenue au Conseil d’administration, et de fil en aiguille ça a continué, voilà.
[1] Littéralement : J’ai traduit comme le bec m’est poussé, pour dire à peu près traduire comme les choses me viennent