Jean-Claude Lebrun | François Bon, écrivain de l’inharmonie
François Bon, éclats de réalité est le recueil des actes du colloque qui s’est tenu à Saint-Étienne sous la direction de Dominique Viart et Jean-Bernard Vray.
Nous l’avons présenté ici et mis en ligne la contribution de Dominique Viart ici.
Nous remercions Jean-Claude Lebrun de nous avoir confié sa communication pour vous la donner à lire.
On s’est attaché à définir l’esprit, la visée, les référents, la singularité de l’ œuvre de François Bon. Ce sont des approches théoriques indispensables à la connaissance. Il me semble qu’elles peuvent être utilement complétées, peut-être même éclairées, par un autre mode d’approche, au plus près du texte. En quelque sorte une micro lecture qui s’attacherait à repérer les pièces multiples de la mécanique textuelle, puis à tenter de décrire leur organisation. J’ai choisi pour cela un corpus minimal, l’ouverture de Décor ciment, qui présente le double avantage de la brièveté et d’une véritable concentration des modalités de l’art d’écrire chez François Bon.
De surcroît les cinq pages qui forment l’ouverture de Décor ciment, en 1988, tiennent une position particulière dans ce que j’appellerais le spectre d’écriture de François Bon. Elles peuvent aujourd’hui être lues comme la métaphore d’un premier cheminement d’écriture. Et cela à un double titre. D’abord par leur situation : elles sont en effet placées au début du quatrième volume de l’ensemble de six romans, qui va de Sortie d’usine, en 1982, à Un fait divers, en 1994, et occupent de ce fait une position de point focal, exactement au centre de cet ensemble. Ensuite par leur mode d’écriture, puisqu’elles réunissent et concentrent, poussant à une sorte de point extrême, l’ensemble des caractéristiques de ce qu’on peut considérer comme une première manière dans l’œuvre de François Bon.
Avec le recul, ces cinq pages apparaissent donc comme une tentative d’écriture extrême, à une époque précisément où se développait par ailleurs une réflexion théorique sur la notion d’extrême contemporain. À cet égard il n’est pas insignifiant que cette ouverture se termine par un énoncé - « Alors un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie » (DC, 11)-, qui reprend, à un mot près, le connecteur temporel « alors » - mais on verra ce qu’il en est ici des connecteurs -, l’épilogue du poème« Les Ponts », dans les Illuminations. Or il faut se rappeler ce qui se passe dans ce poème, chez Rimbaud : la lumière n’y éclaire pas, mais au contraire efface tout. Par conséquent elle ne donne aucune clé, mais oblige à construire un sens possible.
Aujourd’hui, avec le recul qu’on peut donc prendre sur cette période, il n’apparaît pas illégitime de postuler que c’est bien une possible visée de cet ensemble de six romans, qui se trouve suggérée en ce lieu central qu’est l’ouverture de Décor ciment.
Les quatre monologues entrecroisés qui suivent et, en quelque sorte, déplient le sens de cette ouverture, pourraient alors être lus comme quatre coulées, à partir de ce lieu de fusion de la langue que constituent ces cinq pages, qui pour leur part font entendre la voix d’un narrateur particulier, à la première personne, qui ne paraît pas maîtriser son récit. Et qui d’ailleurs ensuite ne reprendra plus la parole. Ces cinq pages ont une allure hétérogène, mais elles forment au début du roman un bloc autonome. Si elles entretiennent avec ce qui suit une relation de sens, il ne fait pas de doute qu’elles constituent, en elles-mêmes, un bloc certes d’allure disparate, mais au fond d’une très forte cohérence. Quant à leur narrateur à la première personne, il est celui, qui assure ce que, dans la poétique allemande, on désigne comme l’Auftakt. Je n’ai pas choisi ce vocable par pédanterie germanistique, mais parce qu’il désigne très exactement la double fonction de ces cinq pages : une fonction littéraire et une fonction musicale. D’une part en effet elles ouvrent le roman, d’autre part elles l’inscrivent dans une certaine tonalité langagière. J’irai même plus loin, en précisant que ce terme d’Auftakt se trouve communément traduit par « anacrouse », qui est le démarrage d’un morceau musical sur un temps faible. Relisons la première ligne : « Et si la solitude épouvante. » Une anacrouse !
Ce narrateur est donc un jeune drogué, en possession d’héroïne, qui a été conduit au poste de police à la suite d’un meurtre dans sa cité. On se trouve projeté dans ce qui ressemble à un monologue intérieur, mais au passé. Et l’on éprouve une sensation de collision, entre l’effet de spontanéité et cette narration au passé, qui relève pour sa part de la vision rétrospective. Il faut s’arrêter un instant sur cette notion de vision rétrospective, telle que Sartre la définissait dans Situations 1 à propos du Bruit et la fureur. L’article, paru en 1939, s’intitule « La temporalité chez Faulkner [1] ». Je cite Sartre : « Il semble qu’on puisse comparer la vision du monde de Faulkner à celle d’un homme assis dans une auto découverte et qui regard en arrière. À chaque instant des ombres informes surgissent à sa droite, à sa gauche, papillotements, tremblements tamisés, confettis de lumière, qui ne deviennent des arbres, des hommes, des voitures qu’un peu plus tard, avec le recul [2]. » Et voici maintenant la suite, qui anticipe d’hallucinante façon ce qui se produit dans l’ouverture de Décor Ciment : « Le passé y gagne une sorte de surréalité : ses contours sont durs et nets, immuables ; le présent, innommable et fugitif, se défend mal contre lui ; il est plein de trous, et, par ces trous, les choses passées l’envahissent, fixes, immobiles, silencieuses comme des juges ou comme des regards [3]. »
On peut maintenant approcher le texte de plus près. La scène intérieure est reproduite dans son désordre mental et son chaos langagier. Mais sa narration au passé, à la première personne, l’inscrit dans l’ordre du non-naturel. Dans les pages qui suivent, on apprend que le jeune drogué n’a pas encore dix-sept ans. Information capitale ! Dix-sept ans, c’était précisément l’âge auquel Rimbaud avait envoyé sa première lettre, le 25 août 1870, à son professeur Georges Izambard. Et que lui écrivait-il ? « Je suis dépaysé, malade, furieux, bête, renversé. » Un état que l’on retrouve très précisément, parfois de façon littérale, dans le monologue du drogué, dépaysé dans la banlieue, malade, furieux, mis à terre, tenaillé par la douleur, traversé de visions et d’illuminations.
La spontanéité pourrait bien être d’abord une spontanéité littéraire, qui s’appuie sur Rimbaud, l’une des deux grandes références de cette ouverture. À plusieurs reprises, des fragments de ses poèmes « Ouvriers » et « Les Ponts » émergent dans le monologue du drogué. Cette spontanéité d’abord littéraire, on la retrouve dans l’autre référence de l’ouverture : trois chapitres du Livre des Prophètes de l’Ancien Testament, auxquels le jeune drogué emprunte la succession de ses imprécations. Il s’agit des chapitres attribués à l’un des douze « petits prophètes », Habacuc, qui ne comprenait pas l’injustice du monde. Saint Paul plus tard distinguera Habacuc, justement pour l’énergie et la vivacité de son Verbe. Sauf qu’ici les visions et la fureur langagière sont provoquées par la drogue, l’héroïne, désignée comme un « poison » et un« venin » (encore les mots de Rimbaud, cette fois dans Une saison en enfer). Si « le voile en mauve » (DC, 7) du début pouvait laisser penser à une illumination colorée, il s’estompe rapidement pour laisser place, onze lignes plus loin, à du« ciment sur les yeux ». La drogue, c’est le mauve et le violet, le froid, la douleur. Elle produit un dérèglement des repères spatio-temporels : l’univers apparaît instable (avec la sensation de « tournis », l’impression que tout devient mobile et se déforme, « la surface encore leva » [DC, 8], la perception de soi est perturbée) ce que traduit« ce crâne qui n’était plus le mien », ou encore le « donc j’étais immense » (DC, 7), la frontière est brouillée entre le dedans et le dehors. La chronologie, comme la disposition des lieux, échappe au narrateur (il appartient au lecteur de les reconstituer, comme de reconstituer le déroulement des événements).
L’ouverture se présente donc comme un texte de la séparation et de la dispersion, de l’extériorité à soi-même. Et le personnage signale le partage qui s’opère en lui, sous l’emprise de la drogue : il dit « mes mains », mais « des cheveux [4] » (DC, 7), puis il évoque, je reprends la citation, « ce crâne qui n’était plus mien », il indique « dedans cela hurlait » (DC, 7). La douleur elle-même est donc vécue comme extérieure, comme s’il se contentait d’en enregistrer les signes. On retrouve cette démarche dans le récit rétrospectif qu’il fait de son transport dans le car de police. C’est d’abord le « mal » (DC, 7), puis un « bruit de boîte » (DC, 9), enfin « quelque chose de moi blessé » (DC, 9). La drogue l’a bien séparé en deux, a bien effectué un travail de dispersion. D’ailleurs elle « décortique le corps » (DC, 8). Elle suscite aussi une vision déshumanisée du monde alentour, désigné comme « inhabitable », « stérile », avec des bâtiments « droits comme des lames ». Tout cela résumé dans « basculait la ville dans la nuit » (DC, 7). Les catachrèses : « un rêve âcre » (DC, 7), « les immeubles rêches » (DC, 7), « les enfoncements d’autoroutes » (DC, 7) renforcent cette sensation de déshumanisation, de rugosité, de dureté. Le paysage lui-même exprime la violence faite à l’homme.
Sauf que cet homme drogué, représenté comme déchu, accède au rang de personnage visionnaire, de prophète, ainsi qu’en témoignent les imprécations obscures qu’il profère. Nouvel écho rimbaldien : celui qui parle est un voyant et un prophète. De la même façon que le poète chez Rimbaud.
Le texte se développe donc à partir de trois visions qu’on dirait autonomes, mais qui en fait présentent entre elles des points de passages. D’abord la vision des événements, que l’esprit semble avoir inconsciemment enregistrés. C’est ce qui permet le retour en arrière jusque dans le car de police, avec une acuité telle que le récit de sa douleur, sous les coups des policiers, apparaît lui-même complètement objectivé. Comme si le personnage était devenu étranger à sa propre douleur et se contentait d’en enregistrer les signes. Le « mal », ressenti un moment, est tout de suite emporté par l’insensibilité que lui donne la drogue, et se transmue en la seule impression d’une chute « dans le noir ». Plus loin sa tête cognera contre le banc du car de police, mais cela ne fera déjà plus qu’un « bruit de boîte ». Et la douleur sera finalement vécue comme extérieure « quelque chose de moi blessé » [DC, 9]). Les images sont nettes, les souvenirs précis, alors qu’au même moment une sorte d’exaltation le pousse à lancer ses imprécations. La drogue l’a bien séparé en deux. La deuxième vision qui court en parallèle, c’est celle de la spirale descendante, de la déchéance, non seulement du narrateur, mais aussi de ce qui l’entoure. Avec au bout, au sens propre, l’aliénation, la dépossession de soi. La drogue, nous l’avons vu, « décortique le corps » et accentue la séparation avec le monde. La troisième vision est celle d’un combat désespéré, d’un refus, que souligne l’emploi répété, à quatre reprises, du verbe « crier » : « en criant je déployais les mains sur l’immensité dessous pour la couvrir » [DC, 8] ; « loin dans le noir des choses brillantes et dures se rejoignaient pour me repousser sans fin, un gouffre, j’ai crié » [DC, 9] ; « J’ai crié : "Jusques à quand j’appellerai au secours !" » [DC, 10] ; « Et cela en moi, pour la fille du mort, s’est remis à crier » [DC, 11]). L’autre verbe qui traduit ce combat, c’est le verbe « hurler » « elle ne voulait pas, ne voyait pas, ne m’entendait pas, qui hurlais et hurlais » [DC, 11]).
Quand on lit ce texte complexe, touffu, à la langue tourmentée, violentée, qui résiste à l’interprétation, dans lequel les références apparaissent nombreuses (outre Rimbaud et l’Ancien Testament, Rilke et Balzac par exemple), il est clair que l’on se trouve en présence d’une écriture extrême. Ce texte d’allure spontanée est cultivé et savant. Dans son détail comme dans sa masse.
Dans son détail, puisque l’écriture est de bout en bout porteuse d’une violence et d’un traumatisme. Ce que traduisent les chocs de sons, les allitérations renvoyant à une cassure : « poing qui cogne, qui veut en éclater la coque d’os » (DC, 7) ;« bruit de boîte » (DC, 9) ; ou les sifflantes de l’imprécation, porteuses de menace (<< Les maisons détruites et la ville fracassée, ses fondations mises à nu, malheur ! Pour le sang versé ils viennent, malheur. [5] ! » [DC, 9]) Il faut relever aussi le nombre considérable de monosyllabiques, qui donnent, presque visuellement, à cet énoncé une allure hachée et violente (dans le premier paragraphe : « voile », « mauve », « yeux », « poing », « cogne », « coque », « os », « mal », « crâne »). Un effet renforcé par la syntaxe décousue, désarticulée, la découpe des paragraphes, sans logique visible. La phrase subit des torsions. Les antépositions y sont fréquentes (« Terne est ce qui règne [6] » [DC, 8]). Également les absences de verbe (« Le voile en mauve de l’héroïne dans les yeux » [DC, 7], « Douleur d’une pointe dans la chair, traces rouges de la seringue sur le bras » [De, 7], « Mais les yeux vides, une viande » [DC, 10]). La phrase est découpée de façon non naturelle. On peut noter, dans le même ordre d’idée, l’usage fait de « cela » à la place de « ça », qui contribue à casser tout naturel (« dedans, cela hurlait » [De, 7] ; « cela montait, léger » [DC, 7], « j’ai craché cela de chaud que j’avais dans la bouche, et cela en moi monta jusqu’à un aigu de femme » [DC, 10], « et cela en moi, pour la fille du mort, s’est remis à crier » [DC, 11] ; « parce que cela lave le dedans de la tête » [DC, 11]). Les connecteurs « et », « donc », ne semblent pas relier les choses, mais plutôt les juxtaposer. Huit paragraphes sont ainsi lancés par un « et ». À commencer par le « et » initial de « Et si la solitude épouvante » (DC, 7). Ou ce « Donc, j’étais immense » (DC, 7), un énoncé complètement détaché, entre deux paragraphes. On observe également une juxtaposition limite des temps verbaux, comme dans ce passage, avec un plus-que-parfait, un présent et un imparfait : « Ma lèvre avait enflé, quelque chose de moi blessé, sous la main gluant, la poisse, mais le sang ne laisse pas s’écouler avec lui le venin pris, c’était trouble [7] » (De, 9). La langue est donc violentée, mutilée, atrophiée, poussée jusqu’à sa limite extrême. Le récit est déconstruit, à l’image du réel. Le seul lien, dans tout cela, c’est la violence.
Ce texte est également cultivé et savant dans sa masse. Un être qui déraisonne semble tenir un discours fou. On songe évidemment à Macbeth, dans la scène V de l’acte V : La vie : « Une histoire, contée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, qui ne signifie rien ». On songe aussi à Benjy chez Faulkner, qui éprouve des sensations animales, qui vit dans un monde hors du temps, qui se construit au fil de ses bizarres associations d’idées. On retrouve ici ces sensations : « Ils m’ont tenu. C’était chaud sur mon menton ». Le monologue du drogué est avant tout une illumination. Et là, on retrouve Rimbaud. À travers les citations directes d’« Ouvriers » « Nous faisions un tour dans la banlieue » ; « avare pays où nous ne serons jamais que des orphelins fiancés » ; « je veux que ce bras durci ne traîne plus une chère image ») et des « Ponts » « Des ciels gris de cristal » ; « bizarre dessin de ponts » ; « ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés du canal » ; « des accords mineurs se croisent » ; « un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie »). On est dans l’hermétisme des Illuminations , dans le refus de donner un cadre logique aux sensations, aux associations d’idées. Il n’y a que le jaillissement du flux mental, avec la suppression des catégories de temps et d’espace.
Devant le jeune drogué, on pense au poème « Nuit de l’enfer » dans Une saison en enfer : « la violence du venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse ». Également à « Matinée d’ivresse » dans Les Illuminations : « Ce poison va rester dans toutes mes veines quand, la fanfare tournant, nous serons rendus à l’ancienne inharmonie ». L’inharmonie, c’est la séparation d’avec le monde. Et c’est très précisément la notion, jamais explicitement énoncée ici, mais vers laquelle en fait tout renvoie. Une parole d’apparence désordonnée se présente comme la figuration des désordres du monde. À une échelle plus réduite, elle annonce le formidable désordre dans les êtres eux-mêmes, sur une dalle de Bobigny. L’extrême rencontre ici en plein le réel.
De surcroît les cinq pages qui forment l’ouverture de Décor ciment, en 1988, tiennent une position particulière dans ce que j’appellerais le spectre d’écriture de François Bon. Elles peuvent aujourd’hui être lues comme la métaphore d’un premier cheminement d’écriture. Et cela à un double titre. D’abord par leur situation : elles sont en effet placées au début du quatrième volume de l’ensemble de six romans, qui va de Sortie d’usine, en 1982, à Un fait divers, en 1994, et occupent de ce fait une position de point focal, exactement au centre de cet ensemble. Ensuite par leur mode d’écriture, puisqu’elles réunissent et concentrent, poussant à une sorte de point extrême, l’ensemble des caractéristiques de ce qu’on peut considérer comme une première manière dans l’œuvre de François Bon.
Avec le recul, ces cinq pages apparaissent donc comme une tentative d’écriture extrême, à une époque précisément où se développait par ailleurs une réflexion théorique sur la notion d’extrême contemporain. À cet égard il n’est pas insignifiant que cette ouverture se termine par un énoncé - « Alors un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie » (DC, 11)-, qui reprend, à un mot près, le connecteur temporel « alors » - mais on verra ce qu’il en est ici des connecteurs -, l’épilogue du poème« Les Ponts », dans les Illuminations. Or il faut se rappeler ce qui se passe dans ce poème, chez Rimbaud : la lumière n’y éclaire pas, mais au contraire efface tout. Par conséquent elle ne donne aucune clé, mais oblige à construire un sens possible.
Aujourd’hui, avec le recul qu’on peut donc prendre sur cette période, il n’apparaît pas illégitime de postuler que c’est bien une possible visée de cet ensemble de six romans, qui se trouve suggérée en ce lieu central qu’est l’ouverture de Décor ciment.
Les quatre monologues entrecroisés qui suivent et, en quelque sorte, déplient le sens de cette ouverture, pourraient alors être lus comme quatre coulées, à partir de ce lieu de fusion de la langue que constituent ces cinq pages, qui pour leur part font entendre la voix d’un narrateur particulier, à la première personne, qui ne paraît pas maîtriser son récit. Et qui d’ailleurs ensuite ne reprendra plus la parole. Ces cinq pages ont une allure hétérogène, mais elles forment au début du roman un bloc autonome. Si elles entretiennent avec ce qui suit une relation de sens, il ne fait pas de doute qu’elles constituent, en elles-mêmes, un bloc certes d’allure disparate, mais au fond d’une très forte cohérence. Quant à leur narrateur à la première personne, il est celui, qui assure ce que, dans la poétique allemande, on désigne comme l’Auftakt. Je n’ai pas choisi ce vocable par pédanterie germanistique, mais parce qu’il désigne très exactement la double fonction de ces cinq pages : une fonction littéraire et une fonction musicale. D’une part en effet elles ouvrent le roman, d’autre part elles l’inscrivent dans une certaine tonalité langagière. J’irai même plus loin, en précisant que ce terme d’Auftakt se trouve communément traduit par « anacrouse », qui est le démarrage d’un morceau musical sur un temps faible. Relisons la première ligne : « Et si la solitude épouvante. » Une anacrouse !
Ce narrateur est donc un jeune drogué, en possession d’héroïne, qui a été conduit au poste de police à la suite d’un meurtre dans sa cité. On se trouve projeté dans ce qui ressemble à un monologue intérieur, mais au passé. Et l’on éprouve une sensation de collision, entre l’effet de spontanéité et cette narration au passé, qui relève pour sa part de la vision rétrospective. Il faut s’arrêter un instant sur cette notion de vision rétrospective, telle que Sartre la définissait dans Situations 1 à propos du Bruit et la fureur. L’article, paru en 1939, s’intitule « La temporalité chez Faulkner [1] ». Je cite Sartre : « Il semble qu’on puisse comparer la vision du monde de Faulkner à celle d’un homme assis dans une auto découverte et qui regard en arrière. À chaque instant des ombres informes surgissent à sa droite, à sa gauche, papillotements, tremblements tamisés, confettis de lumière, qui ne deviennent des arbres, des hommes, des voitures qu’un peu plus tard, avec le recul [2]. » Et voici maintenant la suite, qui anticipe d’hallucinante façon ce qui se produit dans l’ouverture de Décor Ciment : « Le passé y gagne une sorte de surréalité : ses contours sont durs et nets, immuables ; le présent, innommable et fugitif, se défend mal contre lui ; il est plein de trous, et, par ces trous, les choses passées l’envahissent, fixes, immobiles, silencieuses comme des juges ou comme des regards [3]. »
On peut maintenant approcher le texte de plus près. La scène intérieure est reproduite dans son désordre mental et son chaos langagier. Mais sa narration au passé, à la première personne, l’inscrit dans l’ordre du non-naturel. Dans les pages qui suivent, on apprend que le jeune drogué n’a pas encore dix-sept ans. Information capitale ! Dix-sept ans, c’était précisément l’âge auquel Rimbaud avait envoyé sa première lettre, le 25 août 1870, à son professeur Georges Izambard. Et que lui écrivait-il ? « Je suis dépaysé, malade, furieux, bête, renversé. » Un état que l’on retrouve très précisément, parfois de façon littérale, dans le monologue du drogué, dépaysé dans la banlieue, malade, furieux, mis à terre, tenaillé par la douleur, traversé de visions et d’illuminations.
La spontanéité pourrait bien être d’abord une spontanéité littéraire, qui s’appuie sur Rimbaud, l’une des deux grandes références de cette ouverture. À plusieurs reprises, des fragments de ses poèmes « Ouvriers » et « Les Ponts » émergent dans le monologue du drogué. Cette spontanéité d’abord littéraire, on la retrouve dans l’autre référence de l’ouverture : trois chapitres du Livre des Prophètes de l’Ancien Testament, auxquels le jeune drogué emprunte la succession de ses imprécations. Il s’agit des chapitres attribués à l’un des douze « petits prophètes », Habacuc, qui ne comprenait pas l’injustice du monde. Saint Paul plus tard distinguera Habacuc, justement pour l’énergie et la vivacité de son Verbe. Sauf qu’ici les visions et la fureur langagière sont provoquées par la drogue, l’héroïne, désignée comme un « poison » et un« venin » (encore les mots de Rimbaud, cette fois dans Une saison en enfer). Si « le voile en mauve » (DC, 7) du début pouvait laisser penser à une illumination colorée, il s’estompe rapidement pour laisser place, onze lignes plus loin, à du« ciment sur les yeux ». La drogue, c’est le mauve et le violet, le froid, la douleur. Elle produit un dérèglement des repères spatio-temporels : l’univers apparaît instable (avec la sensation de « tournis », l’impression que tout devient mobile et se déforme, « la surface encore leva » [DC, 8], la perception de soi est perturbée) ce que traduit« ce crâne qui n’était plus le mien », ou encore le « donc j’étais immense » (DC, 7), la frontière est brouillée entre le dedans et le dehors. La chronologie, comme la disposition des lieux, échappe au narrateur (il appartient au lecteur de les reconstituer, comme de reconstituer le déroulement des événements).
L’ouverture se présente donc comme un texte de la séparation et de la dispersion, de l’extériorité à soi-même. Et le personnage signale le partage qui s’opère en lui, sous l’emprise de la drogue : il dit « mes mains », mais « des cheveux [4] » (DC, 7), puis il évoque, je reprends la citation, « ce crâne qui n’était plus mien », il indique « dedans cela hurlait » (DC, 7). La douleur elle-même est donc vécue comme extérieure, comme s’il se contentait d’en enregistrer les signes. On retrouve cette démarche dans le récit rétrospectif qu’il fait de son transport dans le car de police. C’est d’abord le « mal » (DC, 7), puis un « bruit de boîte » (DC, 9), enfin « quelque chose de moi blessé » (DC, 9). La drogue l’a bien séparé en deux, a bien effectué un travail de dispersion. D’ailleurs elle « décortique le corps » (DC, 8). Elle suscite aussi une vision déshumanisée du monde alentour, désigné comme « inhabitable », « stérile », avec des bâtiments « droits comme des lames ». Tout cela résumé dans « basculait la ville dans la nuit » (DC, 7). Les catachrèses : « un rêve âcre » (DC, 7), « les immeubles rêches » (DC, 7), « les enfoncements d’autoroutes » (DC, 7) renforcent cette sensation de déshumanisation, de rugosité, de dureté. Le paysage lui-même exprime la violence faite à l’homme.
Sauf que cet homme drogué, représenté comme déchu, accède au rang de personnage visionnaire, de prophète, ainsi qu’en témoignent les imprécations obscures qu’il profère. Nouvel écho rimbaldien : celui qui parle est un voyant et un prophète. De la même façon que le poète chez Rimbaud.
Le texte se développe donc à partir de trois visions qu’on dirait autonomes, mais qui en fait présentent entre elles des points de passages. D’abord la vision des événements, que l’esprit semble avoir inconsciemment enregistrés. C’est ce qui permet le retour en arrière jusque dans le car de police, avec une acuité telle que le récit de sa douleur, sous les coups des policiers, apparaît lui-même complètement objectivé. Comme si le personnage était devenu étranger à sa propre douleur et se contentait d’en enregistrer les signes. Le « mal », ressenti un moment, est tout de suite emporté par l’insensibilité que lui donne la drogue, et se transmue en la seule impression d’une chute « dans le noir ». Plus loin sa tête cognera contre le banc du car de police, mais cela ne fera déjà plus qu’un « bruit de boîte ». Et la douleur sera finalement vécue comme extérieure « quelque chose de moi blessé » [DC, 9]). Les images sont nettes, les souvenirs précis, alors qu’au même moment une sorte d’exaltation le pousse à lancer ses imprécations. La drogue l’a bien séparé en deux. La deuxième vision qui court en parallèle, c’est celle de la spirale descendante, de la déchéance, non seulement du narrateur, mais aussi de ce qui l’entoure. Avec au bout, au sens propre, l’aliénation, la dépossession de soi. La drogue, nous l’avons vu, « décortique le corps » et accentue la séparation avec le monde. La troisième vision est celle d’un combat désespéré, d’un refus, que souligne l’emploi répété, à quatre reprises, du verbe « crier » : « en criant je déployais les mains sur l’immensité dessous pour la couvrir » [DC, 8] ; « loin dans le noir des choses brillantes et dures se rejoignaient pour me repousser sans fin, un gouffre, j’ai crié » [DC, 9] ; « J’ai crié : "Jusques à quand j’appellerai au secours !" » [DC, 10] ; « Et cela en moi, pour la fille du mort, s’est remis à crier » [DC, 11]). L’autre verbe qui traduit ce combat, c’est le verbe « hurler » « elle ne voulait pas, ne voyait pas, ne m’entendait pas, qui hurlais et hurlais » [DC, 11]).
Quand on lit ce texte complexe, touffu, à la langue tourmentée, violentée, qui résiste à l’interprétation, dans lequel les références apparaissent nombreuses (outre Rimbaud et l’Ancien Testament, Rilke et Balzac par exemple), il est clair que l’on se trouve en présence d’une écriture extrême. Ce texte d’allure spontanée est cultivé et savant. Dans son détail comme dans sa masse.
Dans son détail, puisque l’écriture est de bout en bout porteuse d’une violence et d’un traumatisme. Ce que traduisent les chocs de sons, les allitérations renvoyant à une cassure : « poing qui cogne, qui veut en éclater la coque d’os » (DC, 7) ;« bruit de boîte » (DC, 9) ; ou les sifflantes de l’imprécation, porteuses de menace (<< Les maisons détruites et la ville fracassée, ses fondations mises à nu, malheur ! Pour le sang versé ils viennent, malheur. [5] ! » [DC, 9]) Il faut relever aussi le nombre considérable de monosyllabiques, qui donnent, presque visuellement, à cet énoncé une allure hachée et violente (dans le premier paragraphe : « voile », « mauve », « yeux », « poing », « cogne », « coque », « os », « mal », « crâne »). Un effet renforcé par la syntaxe décousue, désarticulée, la découpe des paragraphes, sans logique visible. La phrase subit des torsions. Les antépositions y sont fréquentes (« Terne est ce qui règne [6] » [DC, 8]). Également les absences de verbe (« Le voile en mauve de l’héroïne dans les yeux » [DC, 7], « Douleur d’une pointe dans la chair, traces rouges de la seringue sur le bras » [De, 7], « Mais les yeux vides, une viande » [DC, 10]). La phrase est découpée de façon non naturelle. On peut noter, dans le même ordre d’idée, l’usage fait de « cela » à la place de « ça », qui contribue à casser tout naturel (« dedans, cela hurlait » [De, 7] ; « cela montait, léger » [DC, 7], « j’ai craché cela de chaud que j’avais dans la bouche, et cela en moi monta jusqu’à un aigu de femme » [DC, 10], « et cela en moi, pour la fille du mort, s’est remis à crier » [DC, 11] ; « parce que cela lave le dedans de la tête » [DC, 11]). Les connecteurs « et », « donc », ne semblent pas relier les choses, mais plutôt les juxtaposer. Huit paragraphes sont ainsi lancés par un « et ». À commencer par le « et » initial de « Et si la solitude épouvante » (DC, 7). Ou ce « Donc, j’étais immense » (DC, 7), un énoncé complètement détaché, entre deux paragraphes. On observe également une juxtaposition limite des temps verbaux, comme dans ce passage, avec un plus-que-parfait, un présent et un imparfait : « Ma lèvre avait enflé, quelque chose de moi blessé, sous la main gluant, la poisse, mais le sang ne laisse pas s’écouler avec lui le venin pris, c’était trouble [7] » (De, 9). La langue est donc violentée, mutilée, atrophiée, poussée jusqu’à sa limite extrême. Le récit est déconstruit, à l’image du réel. Le seul lien, dans tout cela, c’est la violence.
Ce texte est également cultivé et savant dans sa masse. Un être qui déraisonne semble tenir un discours fou. On songe évidemment à Macbeth, dans la scène V de l’acte V : La vie : « Une histoire, contée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, qui ne signifie rien ». On songe aussi à Benjy chez Faulkner, qui éprouve des sensations animales, qui vit dans un monde hors du temps, qui se construit au fil de ses bizarres associations d’idées. On retrouve ici ces sensations : « Ils m’ont tenu. C’était chaud sur mon menton ». Le monologue du drogué est avant tout une illumination. Et là, on retrouve Rimbaud. À travers les citations directes d’« Ouvriers » « Nous faisions un tour dans la banlieue » ; « avare pays où nous ne serons jamais que des orphelins fiancés » ; « je veux que ce bras durci ne traîne plus une chère image ») et des « Ponts » « Des ciels gris de cristal » ; « bizarre dessin de ponts » ; « ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés du canal » ; « des accords mineurs se croisent » ; « un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie »). On est dans l’hermétisme des Illuminations , dans le refus de donner un cadre logique aux sensations, aux associations d’idées. Il n’y a que le jaillissement du flux mental, avec la suppression des catégories de temps et d’espace.
Devant le jeune drogué, on pense au poème « Nuit de l’enfer » dans Une saison en enfer : « la violence du venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse ». Également à « Matinée d’ivresse » dans Les Illuminations : « Ce poison va rester dans toutes mes veines quand, la fanfare tournant, nous serons rendus à l’ancienne inharmonie ». L’inharmonie, c’est la séparation d’avec le monde. Et c’est très précisément la notion, jamais explicitement énoncée ici, mais vers laquelle en fait tout renvoie. Une parole d’apparence désordonnée se présente comme la figuration des désordres du monde. À une échelle plus réduite, elle annonce le formidable désordre dans les êtres eux-mêmes, sur une dalle de Bobigny. L’extrême rencontre ici en plein le réel.
27 novembre 2010