Jenny Hval | Interlude Marguerite
Traduit du norvégien par Emmanuel Reymond
Marguerite Porete fut brûlée pour hérésie 121 ans déjà avant Jeanne d’Arc, en 1310. Elle fut condamnée parce qu’elle avait écrit un livre sur son amour pour Dieu : Le Miroir des âmes simples. Anne Carson décrit dans son livre Decreation comment vingt-et-un théologiens passèrent le livre de Porete au crible pour y trouver des preuves – des tournures hérétiques – et la condamnèrent à mort.
Silence dans la salle. Jeanne aussi était assise devant son public.
Le miroir des âmes simples a pour sujet le fait d’être un avec Dieu, et décrit comment se préparer à entrer dans cette unité. L’âme (et l’auteure elle-même) est décomposée en de nombreuses parties qui dialoguent les unes avec les autres. Cela fait penser à un libretto où des personnages comme Amour, Charité, Foi, Espérance, Raison et Volonté parlent avec des émotions intenses. La plupart du temps ils parlent chacun pour soi, mais il arrive qu’ils se rassemblent en un choeur, un choeur de Marguerite, comme s’ils devenaient également un dans Sa proximité. Dieu est l’amant.
Porete écrit sur sept états allant vers l’union, une union si achevée, without parts, si élevée qu’elle même doit passer par l’inscription dans chacun des états afin d’atteindre l’unité avec Dieu.
1. La première mort de l’âme : Elle quitte le péché terrestre et est touchée par la grâce
2. La deuxième mort de l’âme : Elle renie la nature
3. L’esprit se renforce en débordant d’amour pour les parfaites actions de Dieu
4. L’âme est absorbée dans l’extase d’amour, et elle s’égare à croire que cela est tout
5. La troisième mort de l’âme : Elle quitte l’esprit et pense que Dieu est tout et elle-
même rien
6. Elle ne voit plus Dieu, et Dieu plus elle. Mais Il se voit en elle – l’âme est
transparente
7. L’état ultime – qui ne peut être décrit
Le livre s’intensifie au fur et à mesure que Marguerite Porete elle même gravit les sept états, et à un moment l’âme éclate en chanson. Le chapitre 122 s’appelle « Où l’âme commence sa chanson ». Le drame éclate en une aria d’opéra :
Penser ne vaut ici plus rien,
Ni oeuvrer, ni parler.
Amour me tire si haut
– Penser ne vaut ici plus rien –
Par ses divins regards,
Que je n’ai nul désir.
Seule la chanson semble pouvoir la suivre. La chanson la suit là où la parole n’arrive pas, hors de la Raison et la Pensée, à l’Extase, hors de l’église et de la monarchie, hors de l’audience et en bas du poteau.
Amour m’a fait, en sa noblesse,
Trouver les vers de ma chanson.
Elle chante la pure divinité
Dont Raison ne saurait parler,
Et mon unique bien-aimé :
Il n’a point de mère […]
La caméra cherche la même chose. À travers la fiction et l’objectif de la caméra Carl Theodor Dreyer peut créer l’illusion d’entrer dans Renée Falconetti, la détacher de l’histoire et nous la donner, tisser un lien secret, irréel. Elle est mise en pièces, brisée, blessée et abstraite jusqu’à ce que la seule chose qui reste d’elle soit des angles de vue,
une poignée de gravats pour visage,
elle sort de la Raison et la Totalité et devient une étude de l’Extase.
Mais elle demeure un corps visible, elle captive avec son réalisme corporel, le nu et sans fard, et Dreyer maltraita réellement Falconetti durant le tournage est-il écrit dans presque tous les articles sur le film, le réalisme de la douleur est appuyé, comme le corps porno est réellement pénétré, nous pouvons le voir. C’est ce qu’ils appellent hardcore.
Dreyer remplace la totalité par de petits bouts réagencés,
le sujet avec l’objet,
le vivant avec le mort-vivant.
La chanson, pour Marguerite, est autre chose. La chanson est une action, elle fait le contraire, elle travaille sans yeux, dissout le sujet et le rend impossible à voir, tire des conclusions concrètes,
elle est invisible, mais audible,
la chanson est sans distance,
ne plus être isolée, ne plus être loin de (Dieu).
Quand elle atteint le septième état, elle est déplacée de l’âme et envoyée à l’extérieur, en dehors d’elle-même, elle s’efface, mais ce n’est pas si important, ce n’est pas disparaître qui compte, c’est que le moindre point puisse fusionner avec Dieu,
elle chante depuis
les chevilles, les cuisses, les mains, le torse, les avant-bras, les seins, la gorge,
depuis le visage, le visage, le visage, le visage,
la chanson est plus proche de l’association que du fait,
et aussi réelle.
Et la chanson me suit aussi là où la langue n’arrive pas, hors de la Raison et la Pensée,
hors de moi-même,
hors de la salle,
construit un nouveau corps à partir de fine matière inconnue qui épaissit et se granule,
obtient de nouveaux membres variables
et s’incorpore tout ce qui m’entoure.
La chanson récrit mon corps, la chanson récrit mes textes, récrit le film et les cadrages, les clips, la
sensation du temps.