Jeremy Liron | Et je courrais dans une nuit qui tantôt eÌ tait la nuit

Cette image, je l’ai prise début janvier 2014. Passant devant ce petit parc, j’ai vu ce banc déserté. Puis, après quelques pas, j’ai fait demi-tour, j’ai attendu quelques instants. Et j’ai pris cette image. Un peu inquiet, un peu terrifié. Et plus tard, un peu amusé me rendant compte que l’image (celle vue, celle prise) était une surface de projection. Ce qui avait vacillé en moi était l’idée de la disparition. Parce que j’ai toujours été très ébranlé et inquiété par les chaussures laissées dans la rue, souvent au bord d’un trottoir, par les vêtements étalés dans l’absence des corps sur d’autres trottoirs ou routes des villes. Mais l’on pourrait sans doute envisager d’autres interprétations, d’autres chemins d’imagination...
J’ai donc soumis la photographie autour de moi à différents auteurs avec comme proposition la saisie libre de cette image. Voici donc une variation d’écriture et de lecture.

Sébastien Rongier


Jeremy Liron | Et je courrais dans une nuit qui tantôt eÌ tait la nuit



Et je courrais dans une nuit qui tantôt était la nuit, tantôt était claire tout à fait comme un plein jour et je m’étonnais à y repenser de ne m’être jamais étonné tout au long de cette course de ces variations irrégulières qui ne semblaient n’affecter en rien le déroulement des choses. Insensible et dure, écrit Boccace (altiera e disdegnosa). Désirée davantage que ce désir est vain (quanto più la speranza mancava, tanto più multiplicasse il suo amore), la nuit, sa continuation diurne, sa poursuite inassouvie. Comme on bute à une image entêtante, je n’en finissais pas de traverser en tous sens un même lieu, n’y échappant plus. Sisyphe, déployant le temps dans son immobilité. Image territoire. De ces fonds mobiles tournant à l’arrière des voitures dans les vieux films, hypnotiques et grotesques, j’allais dans des bois serrés je dévalait la pente. M’apparaît le visage de la fille. Dans toute sa nudité. De lait ou de marbre. Comme surgi de moi-même. Venusté suspendue à elle-même, sans pression sur le sol. A nouveau les bois, les troncs minces entre lesquels je glisse, auxquels je me rattrape. Il me vient l’idée que je suis peut-être poursuivi. La fureur de qui se noie. En bas du talus je jette un regard en arrière, m’y projette, je dévale entre les branches. De longs gémissements, des cris déchirants (grandissimo pianto, altissimo messi). La lame dressée, les chiens qui mordent à la chair. L’homme hurlant : « en châtiment de sa cruauté » (per lo peccato della sua crudeltà). Le paysage aussi se déchire, des arbres se brisent. La lame traverse d’outre en outre depuis le dos qu’elle tournait (passolla dall’atra parte). Derrière son cri elle se précipite encore et poursuivie par le même, les chiens sont sur les viscères qu’il arrache de son corps (le caccio di corpo). Toujours elle doit tourner le dos et lui, forcer, ouvrir, comme s’il s’ouvrait lui-même, empoigner les passions et les jeter aux chiens. L’homme me regarde, ammonitore comme on en fit dans les peintures anciennes, témoin en marge, il me tends ma propre frayeur, m’invite à m’en saisir, la femme courant derrière alors que je dresse la lame entre l’espace de la scène (historia) et celui qu’occupe le spectateur. Vestiges et saccages, organes éventrés sont à droite juste devant. Je ne vois plus les chiens. Je les arrache de son corps (le caccio di corpo). Le banquet est défait. Je vois le banc. L’informe du dedans abandonné là, posé au devant des yeux. Epanchement de la couleur. La tâche joue toujours comme un indice. Toujours on doit s’égarer pour mieux savourer son tourment (per più poter pensare a suo piacere), dit encore Boccace. Mettre l’aimée au cœur du carnage (potervi menare la giovane da Nastagio amata), qu’elle se représente la cruauté (ricordandosi della crudeltà). L’histoire dit que toutes celles qui en furent témoin se montrèrent par la suite plus dociles que par le passé aux plaisirs des hommes (più arrendevoli a’ piaceri degli uomini). Il n’y avait plus de corps, le bateau au loin sur la mer calme. S’effaçait le souvenir d’une Vénus ouverte. Un mouvement qui joignait le plaisir au tragique, le grotesque. L’image avait versé dans une autre un aveu à peine audible, échappé en passant à la mort, au silence définitif qui ne laissera pas ce qu’il s’est dit se confirmer et par la même se solidifier mais lui donnera une sorte de présence voilée, obsédante en ce qu’on ne sait jamais si elle est réalité ou fantasme. L’homme après ça devait connaître un éveil possédé par le rêve mais déjà l’oubliant. Cette histoire de corps absent, cette histoire de scène. Le caractère irréductiblement hétérogène de tous nos mouvements, les trop longues heures passées dans l’après-midi à lire les peintres florentins. Ce qui était furtivement apparu des maniéristes : derrière le lissé, la désincarnation, les effets de style : une transe presque, un bouillonnement hystérique.


Jeremy Liron

On retrouve l’ensemble des contributions ici.

9 février 2014
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