John Taylor | Le langage de l’attachement
Extraits de Paths to Contemporary French Literature, volume 3, de John Taylor, Transaction Publishers, 2011.
Traduit de l’anglais par René Leroux.
Le langage tente de cerner, en les acceptant, des souvenirs familiaux ou amoureux dérangeants, des rencontres riches de souffrance et de désir, des formes de solitude porteuses d’un puissant attachement aux autres, des identités doubles ou fausses, en un mot des tentatives irrépressibles pour découvrir une vérité intérieure absolue que l’on ne saurait ni définir précisément ni atteindre. Cet effort, ce combat, même, est souligné par des intrigues secondaires qui concernent – et parfois citent – un manuscrit (dans Un autre dieu pour Violette), un carnet ou un scénario en cours d ’écriture (dans Contrefort) ou encore une traduction (dans la longue nouvelle Derrière la montagne (2013)).
Ces structures narratives du livre-dans-le-livre sont surtout manifestes dans Un autre dieu pour Violette et Derrière la montagne mais également à la fin de Contrefort où un personnage qui jusque-là a été à la fois bizarrement central mais également relativement secondaire devient la narratrice du chapitre final du roman. Dans chacun de ces trois cas, les intrigues se situent à plusieurs niveaux dont l’un retrace ou représente l’écriture du livre que nous tenons entre nos mains. Avec son mystérieux manuscrit qui est au cœur de l’intrigue (et qui en fait en contient encore un autre, plus ancien, intitulé « Un autre dieu », qui date de 1929), Un autre dieu pour Violette est le roman-dans-le-roman par excellence de L. Werner David. Du moins jusqu’à présent car un long manuscrit Le Roman de Thomas Lilienstein sur lequel l’auteure travaille depuis 1998 et que, tout comme Derrière la Montagne, j’ai pu consulter, nous propose une structure du roman-dans-le-roman encore plus complexe. Alors que cet essai va être mis sous presse, j’apprends que Le Roman de Thomas Lilienstein sera publié par les éditions Buchet-Chastel en octobre 2011. [1]
Dans ses livres, c’est dans les moments où ils sont attirés comme par un aimant ou captivés par les mots que les personnages principaux vivent le plus intensément ; j’entends lorsqu’ils sont en train d’écrire (principalement) ou bien de lire ou encore lorsque la motivation de leurs actes est étroitement liée à l’écriture. Ce n’est pas tant que la langue écrite en soi fascine les personnages (dans les romans, ce n’est pas en connaisseurs de la beauté d’un style qu’ils réagissent) mais bien plutôt que les mots auxquels ils font face ouvrent des portes sur une perspective, ou plutôt un abîme – un « néant idéalisé » comme le dit l’un des personnages de Contrefort. Qu’ils soient ou non idéalisés, ces abîmes psychologiques ou existentiels ne sont, dès le début des romans de L. Werner David, que trop réels dans l’esprit de ses personnages même s’ils ne sont formulés que petit à petit. L’auteure nous présente habilement ses protagonistes comme des gens obsédés, voire possédés par leur monde intérieur et leur attirance irrésistible pour un autre personnage, souvent lointain et qui peut être un amant, ancien, actuel ou potentiel ; des individus également obnubilés par les souvenirs qui sont associés à cet Autre énigmatique, et cela sous forme de traces écrites ou qui sont sur le point de l’être. « Comment les êtres se lient-ils entre eux » ? demande Violette Mage dans Un autre dieu pour Violette, roman qui explore, comme c’est le cas d’autres récits de l’auteure, à la fois cette solitude ontologique et l’attachement très fort qui nous lie aux autres.
La façon dont L. Werner David développe l’amour comme thème dans ses écrits hante le lecteur. Bien que seules quelques brèves scènes décrivent l’acte sexuel dans Contrefort, un érotisme latent imprègne ce roman et la fiction de l’auteure en général. Ce refus de l’explicite en matière de sexe est aussi subtil que propice au suspense. Comme dans les œuvres de fiction de Pierre Jean Jouve, sur qui elle a écrit son mémoire de maîtrise, L. Werner David maintient une tension constante, non dite et souvent amoureuse entre certains personnages. C’est le cas notamment de la plupart des protagonistes de Contrefort, de la traductrice « L. » et d’Antoine dans la première scène de Derrière la Montagne, et même du vieux bibliothécaire norvégien veuf M. Rose avec la jeune étudiante française Violette Mage dans Un autre dieu pour Violette. De manière tout aussi émouvante, d’autres passages de ces livres font allusion à des « passions désincarnées, passagères, qui unissent deux êtres humains » comme l’écrit Violette dans une note marginale du manuscrit qu’elle donne à M. Rose. (Concernant ce type de relations, la courte description dans Contrefort de l’amour platonique qui unit pendant deux ans Cora Frontal à un homme est particulièrement fine et évocatrice).
Incidemment, le nom de « Mage » signifiant à la fois mage, magicien et personnage de sang royal qui apporte des offrandes (comme dans la Bible) nous indique à quel point est complexe ce personnage particulièrement séduisant qui est aussi traductrice. Violette Mage est, à parts égales, ensorcelante et pleine d’une générosité inattendue (grâce à son remarquable cadeau posthume : son manuscrit). Le titre même de sa longue nouvelle est révélateur à cet égard. Donner de tels indices est typique de la façon d’écrire de L. Werner David et un jour quelque érudit exigeant retrouvera toutes les allusions littéraires, bibliques et mythologiques dont l’auteure a parsemé ses récits.
Dans Contrefort, Yvan Aballain a abandonné sa thèse de Doctorat en géologie (qui portait sur l’arsenic) et travaille maintenant comme simple marin sur un chalutier norvégien. Il vit en compagnie de sa sœur Natacha (qui a travaillé au Liban comme médecin et qui y a été torturée et mutilée) sur l’île Tdjeldoy dans l’archipel des Lofoten, près du Cercle polaire. Leur amie d’enfance Cora Frontal (une cinéaste qui est censée écrire un nouveau scénario pour son producteur) vient leur rendre visite dans cet avant-poste nordique aux confins de l’Europe dont les hautes falaises vertigineuses constituent une sorte de contrefort, ainsi que le suggère également le titre de l’œuvre. En réalité, si l’île Tdjeldoy peut être considérée comme une sorte de « contrefort » c’est bien qu’elle sert d’étai (comme un arc-boutant) ou encore de premier plan (comme des collines avancées) à quelque chose enfin de bien plus massif et potentiellement menaçant qui constitue le sujet réel de ce roman labyrinthique. Là encore le sujet réel reste insondable pour le lecteur, impressionnant par son caractère sacré, ou plutôt sacrilège, bien qu’il ne faille pas prendre ces termes dans un sens mystique ou ésotérique.
Pour la même raison l’attirance amoureuse et plus précisément érotique dans les récits de L. Werner David n’a pas pour but exclusif la sensation physique ni ne se limite à celle-ci. On y trouve un horizon plus lointain, plus mystérieux qui hante les personnages même si une grande partie de l’œuvre de L. Werner David est située (j’entends : imaginée) dans des régions d’Europe du Nord où elle n’est jamais allée.
En outre, lorsque ses narrateurs principaux ou secondaires rassemblent tous leurs souvenirs, imaginent ou analysent les faits et gestes des autres personnages par lesquels ils sont attirés et qu’alors, de façon significative, ils reviennent à l’écrit pour noter leurs pensées, souvenirs, désirs et projets, L. Werner David sait parfaitement changer de structure narrative, modifier la tension dramatique et ainsi faire varier notre perspective cognitive en recourant pendant un temps à des digressions plus réalistes. La description des paysages et l’accent mis sur leurs possibilités symboliques – autre aspect important de son approche philosophique – ainsi que sa manière de s’attarder sur certains aspects spécifiques de l’interaction humaine, en général reliés à l’attachement, concourent à ce but. Ceci est également vrai lorsqu’elle reproduit des lettres, ou encore cite des pages du journal intime de l’un des personnages. Parfois des noms de lieu, particulièrement des noms français, ramènent l’histoire dans un monde réel que le lecteur avait presque oublié, tant ce monde nordique imaginaire s’imposait à lui. Dans son poème Osnabrück, dont je parlerai plus tard, elle va jusqu’à citer des faits divers en plein milieu du poème (un peu à la façon de John Dos Passos dans ses romans). Ces variations de ton et de rythme, de concision et d’amplification, ces alternances de genres littéraires (car L. Werner David a parfois recours dans ses romans à des dialogues de type dramatique), et d’accents mis sur la succession des évènements plutôt que sur leur analyse (et vice versa) sont autant de caractéristiques de sa musique stylistique personnelle et reconnaissable mais également, on ne sait trop pourquoi, elles contribuent au suspense inattendu et prenant que l’on trouve dans ses romans.
Cora n’arrive sur l’île Tdjeldoy que pour y trouver Yvan plongé dans la lecture des « Cahiers de Salmacis », une série de cahiers tapés à la machine qui relatent tout ce qu’une femme a minutieusement observé chez un homme qu’elle appelle « l’Inconnu ». Salmacis a prêté une oreille, et parce qu’il est plutôt taciturne, elle a noté ce qu’elle imagine être ses pensées. « Rarement une femme a écouté un homme comme Salmacis le fait », déclare Natacha à Cora. Les « Cahiers de Salmacis » deviennent aussi de plus en plus importants pour Cora et Natacha, même si bien d’autres choses encore arriveront également lorsque ces deux personnages et quelques autres se retrouveront, en particulier dans la seconde partie (« La Fête ») qui, semble-t-il, rappelle la célèbre partie du roman d’Alain-Fournier dans Le Grand Meaulnes.
Il semble que ces cahiers ont été écrits par Florence, photographe et journaliste politique, qui avait été la maîtresse de Stanislas Aballain, père d’Yvan et Natacha. Tout comme « Mage », « Salmacis » est bien loin d’être la seule allusion littéraire dans l’œuvre de L. Werner David. Ici le nom de plume de cette séductrice adepte de la prise de notes est celui de la nymphe qui désirait tant être unie pour l’éternité à un beau jeune homme que, à l’instant où elle le prenait avec passion dans ses bras alors que celui-ci se baignait nu dans un lac et qu’elle refusait de se séparer de lui, ce couple s’est fondu en un seul corps, Hermaphrodite : un être humain avec une poitrine de femme et des organes sexuels masculins (voir Les Métamorphoses, Ovide. IV, 271-388). Derrière ce symbole de l’attirance érotique et cet ardent désir d’union se cachent une, puis deux histoires dérangeantes et ambiguës concernant la véritable Florence, alors même que Stanislas représente l’une des figures du père inquiétantes que l’on retrouve dans l’œuvre de L. Werner David à côté du leitmotiv des femmes qui s’interrogent sur leur désir, ou non, d’avoir des enfants. On trouve parfois aussi en arrière-plan des intrigues de ses romans de brusques ruptures de relations amoureuses. Dans la troisième partie de Contrefort (« Le Lakspur »), des révélations surprenantes font apparaître sous un jour nouveau la véritable origine des « Cahiers de Salmacis ». Ce qui est cité dans les cahiers comprend à la fois des perceptions objectives et les tourments psychiques de la narratrice, ces derniers étant exprimés dans une prose plus poétique ou plus lyrique.
La prose de L. Werner David est souvent « poétique » en ce qu’elle est habituellement plus évocatrice, plus symbolique même que purement descriptive et réaliste. Cette exigence qu’elle se donne de nommer les éléments de la nature, notamment les pierres (la serpentine et le béryl) permet des prolongements symboliques. « Notre langue qui résonne tel un désir qui se cherche », écrit-elle dans un poème, ajoutant : « au cœur d’une immortalité autre que celle qui est donnée à la vie est la preuve que Dieu va exister ». Ce vers montre à quel point son style peut être rempli de passion et pourtant, dans la prose de ses romans, ses phrases si travaillées attirent beaucoup moins l’attention sur elles-mêmes en tant que prouesses stylistiques qu’elles ne révèlent là encore les différentes « profondeurs », à savoir l’avenir et parfois le destin exceptionnel de ses personnages. Dans Contrefort l’auteure fait référence à la quête d’une photographe pour découvrir ces « fausses allures de vie » tout en évoquant « cette autre vie » qu’une certaine « vision du visible oblige à imaginer », un style qui rappelle les vers cités précédemment.
De bien des façons, il s’agit là d’une intention délibérée qui s’applique à tous les personnages de L. Werner David et, a fortiori, à sa philosophie littéraire personnelle. Une conscience aiguë de ce qui a été ou doit être enfreint se retrouve tout autant dans sa prose que dans sa poésie, et pas seulement au sens que sous entend Cora lorsqu’elle « recherche pour son scénario la frontière violable d’un être par un autre être ». En outre, chacun des personnages doit faire face à un lourd héritage, qu’à un moment Yvan assimile à la « maladie de la mémoire ».
De telles transgressions, maladies et héritages, sont multiples, quoique cachées. Dans Derrière la montagne, ce qui importe se trouve « derrière la montagne », symbole à multiples facettes qui finalement se précise à la fin de cette longue nouvelle lorsque le père d’Antoine disparaît, mais qui, rétrospectivement, éclaire tout ce qui se cache (tout en restant en grande partie non dit) derrière la personnalité et l’histoire individuelle des trois principaux personnages : Antoine, Martin et L. Martin, dont L. a fui l’amour quatre ans auparavant et qui pourtant lui reste attaché, parle, et je cite, de « laisser la montagne derrière eux. » L’essentiel ici se cache sans aucun doute entre les lignes et le non-dit se fait de plus en plus inquiétant. Au début de cette nouvelle en trois parties, « L. » et Antoine revoient la traduction en anglais qu’elle a faite pour lui. Il a écrit une histoire qui prend sa source dans Les Hauts de Hurlevent ce qui nous rappelle que les sources littéraires de L. Werner David se sont probablement nourries du Romantisme et semble-t-il (si l’on considère les images qu’elle utilise surtout dans ses poèmes) du Surréalisme alors qu’ailleurs, comme on l’a vu, on retrouve des références à la mythologie classique et à l’Ancien Testament.
Il se trouve que Martin est le meilleur ami d’Antoine et que ce dernier n’a jamais aimé ni été aimé. Après une scène tendue qui décrit « L. » et Antoine dans son appartement parisien pendant l’été 2008, une seconde scène nous montre Martin rencontrant Antoine dans ce même appartement avant qu’ils ne le quittent pour aller voir un film de Charlie Chaplin. La seconde partie, qui se déroule elle en 1982, nous montre Antoine au milieu de sa famille pendant des vacances au ski dans les Alpes et s’intéresse principalement à son père qui reste à une grande distance de tous. La troisième partie, courte, qui a lieu en 1983, et qui comprend une évocation saisissante d’un paysage montagneux qui n’est pas sans rappeler les descriptions sensuelles des champs agricoles des Préalpes de l’écrivain suisse Gustave Roux, est consacrée à la disparition du père et de son possible suicide alors qu’au volant de sa voiture il monte vers le sommet de la montagne puis disparaît derrière.
Bien que la lettre « L. » que l’on retrouve souvent dans cette nouvelle puisse suggérer une implication personnelle dans ce personnage, l’écriture de L. Werner David est radicalement différente des tendances autobiographiques que l’on trouve dans la littérature française contemporaine. Le lecteur est très vite pris par la façon dont l’auteure s’investit toujours fortement dans une histoire d’où l’ironie est absente et où nulle indication ni clin d’œil n’indique manifestement qu’il s’agit là d’une chronique personnelle, fût-elle soigneusement masquée ou racontée de façon décalée. Quelles que soient les sources qui nourrissent ses romans, elles restent invisibles. Cette lettre « L. » ne peut manquer de nous interroger mais nul lecteur en dehors des proches de l’écrivain ne pourra jamais tirer de l’histoire elle-même l’identité de la personne qui se cache derrière cette initiale. Quand on lit les romans de L. Werner David, on est à cent lieues des facilités stylistiques et des provocations simplistes de bien d’œuvres « d’autofiction », terme inventé par Serge Doubrovsky et qui désigne, aujourd’hui, un ensemble de romanciers que l’on peut à peu près identifier même s’ils n’appartiennent pas à un groupe organisé et qui sont toujours à la mode en France. En même temps, il est vrai de dire que si « L. » n’apparaît que dans la première partie de Derrière la montagne et parle relativement peu, elle reste néanmoins l’un des personnages les plus frappants et séduisants de L. Werner David. Antoine est le personnage principal, mais c’est L. qui semble être la narratrice implicite des deux parties dont elle est absente. La façon dont les dates sont notées avec précision tout comme sont intégrés à la structure narrative générale flashs-back et sauts en avant, tout ceci se retrouve partout dans les romans de L. Werner David.
Est-ce, si loin ? (2007) est une remarquable suite de prose et de poèmes qui a été publiée dans un livre où l’on trouve des photographies prises par le photographe Philippe Bertin pendant des cours de danse-thérapie dans un hôpital psychiatrique de Limoges. L. Werner David était présente à ces séances mais ses fragments poétiques peuvent se lire indépendamment des photographies. Les thèmes propres à L. Werner David sont tous là. Au cœur des poèmes en prose, elle place un personnage de femme qui entend des voix. « Si la voix ne persiste pas, écrit-elle, deviens crève vertu et rude comme l’ermite égaré qui a entendu cette voix qui, à chaque direction qu’il prenait, disparaissait. » On y voit également l’évolution et les conséquences de la relation amoureuse de cette femme avec un homme.
Ce personnage qui est hanté par des voix nous présente une image encore plus extrême des attirances tragiques que mettent en scène les romans de L. Werner David. Comme on pouvait s’y attendre, sa langue dense et riche nous renvoie parfois à des souvenirs insoutenables, dont, par ailleurs, elle nous épargne les détails. Là encore, ceux-ci semblent liés à l’échec d’un amour ou à l’impossibilité qu’il y a pour quelqu’un à communiquer, encore moins à s’unir avec un autre être humain. « Vas-tu te dérober sans me laisser la chaleur que tu m’as toujours donnée ? » s’interroge très tôt la narratrice. « Tu as été mise bien souvent de côté pour une autre plus sophistiquée, plus théâtrale », annonce-t-elle plus loin, bien que ce « tu » désigne en fait la femme elle-même et non l’amant qui la quitte. « Je retrouvais parfois les traces d’une respiration connue, se remémore-t-elle ailleurs, la plénitude d’une vibration, la pureté d’un timbre, mais que pouvais-je attendre de l’harmonie ? » En utilisant parfois le « je », d’autres fois un « tu » qui représente alternativement le personnage principal ou l’Autre en face de soi, comme dans les exemples ci-dessus), voire un « vous » qui désigne un groupe d’amis, L. Werner David crée là encore une perspective narrative cérébrale et émotionnelle grisante avec des points de vue multiples. La question de savoir qui raconte quoi à qui et à quel niveau constitue toujours un point fondamental dans son œuvre. Ces poèmes en prose peuvent également être lus en tant que dialogue. Par-dessus tout, les fragments obliques qui composent cette suite de textes évoquent un amour puissant qui a été le centre même de l’existence de cette femme.
Egalement en parallèle à ceci, un des points d’intérêt qui est essentiel dans ses romans, c’est que ces voix terriblement séduisantes (qui « parfois sont tellement les mêmes à l’intérieur qu’à l’extérieur ») le leitmotiv du chant de Smetana, « Ma Vlast » (chanté par l’un des patients de l’hôpital), certains cris poussés par les internés tous ensemble et pour finir un « son » ou un « mot » qui permet au bout du compte d’espérer, soulignent tous le rôle essentiel dévolu à la langage dans la façon qu’a L. Werner David d’aborder le trouble extrême lié à l’attachement. La suite poèmes-prose est caractérisée par les différents thèmes de l’incapacité ou de l’impuissance (qui englobe celle de formuler le sens, d’exprimer ce qui fait sens) et néanmoins de la nécessité d’apprendre à faire face, peut-être même d’apprendre tout court. « Tu attends et tout en attendant tu apprends », déclare la narratrice se parlant à elle-même.
« Vous êtes là à ses côtés des jours durant, à attendre férocement, et pourtant dans un tel état de panique que votre férocité ne peut s’exercer. Vous apprenez que quelque chose qui se promène dans les bois vous dépasse. La vie est toujours trop loin devant. »
Ici la dernière phrase dévoile le sens du titre de l’œuvre (avec sa virgule superbement placée), qui revient ensuite à deux reprises, dans des versions différentes à la fin de cette suite de textes. Ce à quoi nous aspirons est-il en réalité si loin de nos possibilités ? Sommes-nous condamnés à devoir nous contenter d’y aspirer ? Sommes-nous incapables de nous donner la capacité d’y accéder ? Voilà des questions existentielles que l’on retrouve sans cesse dans l’œuvre de l’auteure.
Ses poèmes furent rassemblés pour la première fois dans Eperdu par les figures du vent (1999), un recueil qui reçut le prix de la Vocation, qui sélectionne un premier livre d’un jeune poète très prometteur. Ses thèmes qu’elle allait bientôt développer dans ses œuvres en prose y sont déjà présents. Dans le long poème Osnabrück par exemple, un seul distique « L’absence est ce qu’il fait de plus clair entre nous », résume cette « présence de l’absence » qui sous-tend et est le ressort même des romans de L. Werner David, particulièrement lorsqu’elle se concentre sur l’attachement concernant des couples qui vivent loin l’un de l’autre ou qui sont séparés ; c’est-à-dire sur la conscience aiguë d’un Autre aimé, admiré ou même détesté, qui restera toujours loin, éloigné. Et certaines allusions laissent à penser que ces face-à-face passionnés, bien qu’il ne s’agisse parfois que de rencontres mentales ou imaginaires impliquent aussi occasionnellement des alter ego, comme dans Un autre dieu pour Violette ou dans le poème incantatoire « Instances » :
« Tu constates que tu ne sais plus t’attacher
Tu dis que s’attacher pourrait être aussi bien vivre et aussi à propos de l’Etre plus généralement
La revanche des anciens troubles que tu déguises
D’un nom : Alter Ego. »
Bien d’autres vers et images envoûtants parsèment avec bonheur ce volume où l’on découvre une densité impressionnante de langue poétique et une variété de formes, sans parler du long poème en prose poétique : « Les villes inclinées » qui ouvre le livre.
Dans « Lithophanie d’un rêve » la narratrice s’adresse à un miroir qu’un « tu » a tourné vers son propre monde intérieur. Cette remarque nous indique la façon dont L. Werner David structure les relations humaines sans ses romans : un protagoniste est « envoûté » par un autre personnage dont l’opacité psychologique ou existentielle renvoie une partie de la lumière vers le protagoniste, l’obligeant ainsi à accepter un face-à-face plus approfondi avec lui-même ou elle-même. Un processus qui se poursuit également au fur et à mesure que progresse la quête du protagoniste, la quête de l’Autre. Le vers concernant le miroir se transforme de façon révélatrice, pour aboutir à une nouvelle image de l’absence : « Dans la direction de ce miroir où tu sembles en moi t’absenter / J’ai vu des amours introuvables tous les chatoiements / De notre chambre rétrécie / A ton front si chaude. »
Une angoisse métaphysique ou plus précisément ontologique parcourt certains de ses poèmes. « Répliques » en est l’exemple le plus explicite. Le thème central de ce long poème est un « vivant angoissé de l’être », c’est-à-dire un être vivant qui s’angoisse à l’idée même de vivre et aussi, plus généralement, à l’idée d’Etre. Ce poème pose une série de questions sur la Création du Monde, le Temps, la place de l’Homme dans le cosmos avant d’arriver à formuler ce questionnement qui caractérise notre poète concernant l’attirance et l’attachement : « Ce qui nous lie irrémédiablement à nos semblables », demande t-elle, avant de passer à un « tu » plus intime : « Etais-tu un ange ou n’avais-tu que sa démarche de pureté famélique ? »
Ce poème est suivi de deux longs poèmes, « Tant de gris » et surtout « Instances » qui s’adressent à un « tu » particulièrement intense dont la polysémie rappelle celle des « tu » dans la suite des longs poèmes d’Est-ce, si loin ? Ce qui ne doit pas nous faire oublier les poèmes d’amour adressés à un « tu » plus doux, comme c’est le cas dans « L’épousé » qui commence par ces vers : Il suffit / Que tu sois né sur les bords d’un fleuve / Que tu aies pris le gris du soleil pour le germe de la maternelle espérance / Que l’or des coteaux n’ait que trésors pour les lignes escarpées… »
La majorité des vers cités ci-dessus furent écrits alors que L. Werner David n’avait que vingt-trois ans. Manifestement, une œuvre complexe et cohérente était déjà en devenir. Et ce que nous avons aujourd’hui et qui est déjà paru, alors que d’autres manuscrits, prose et poésie, attendent dans les coulisses, témoigne de l’impressionnante originalité de sa sensibilité littéraire.
John Taylor
[1] Cet essai a été écrit et publié avant la sortie du Roman de Thomas Lilienstein (Buchet-Chastel, 2011). De même qu’avant la nouvelle Derrière la montagne (in A la Surface de l’été, Buchet-Chastel, à paraître en 2013).