Journal seneca | Jerome Rothenberg


Les éditions Corti font paraître Journal Seneca de Jerome Rothenberg, traduit par Didier Pemerle, livre qualifié par l’éditeur de "recueil le plus ethnopoétique" de cet auteur. On se souvient en effet que Jerome Rothenberg est le maître d’oeuvre de l’extraordinaire Techniciens du sacré, anthologie de textes dits "traditionnels" [1] recueillis aux quatre coins du monde (publiée aux mêmes éditions Corti, en 2008, dans une traduction d’Yves di Manno).

Avec Journal seneca, le poète est comme entré dans le tableau (qu’il faudrait plutôt dire une fresque, souple et liquide). Le livre, écrit après un séjour de deux ans dans la réserve indienne Seneca à l’Ouest de l’État de New York, est organisé en quatre sections (1/ Castors, 2/ Mi-hiver, 3/ Serpent, 4/ Rêves). Il entrelace des fragments d’un journal en vers, des chants, des énigmes, des récits, des rêves, des visions, des légendes, des souvenirs, des "événements de rêve" et des "événements de prière". On y croise des fantômes, un bison, une femme blessée, Serpent, la robe d’ours, et aube (aube). C’est un texte énigmatique, dansé, d’une grande souplesse formelle, où de longs poèmes succèdent à des stances d’une brièveté envoûtante. Un texte sans bord, où s’invente une traversée polyphonique, rêveuse, fragmentée et ouverte, dont l’actualité, des années après la parution de l’édition originale (en 1978, aux Etats-Unis) paraît aujourd’hui évidente.




Deux extraits :

1/ Castors

« Je suis devenu castor. Richard Johnny John a été mon père. La cérémonie, qui s’est déroulée dans la maison longue, a été très courte. Ils ont dit quelques mots en seneca. J’ai reçu un nouveau nom. Je ne sais pas s’ils étaient sérieux, mais le nom était superbe. Ma femme et mon fils sont devenus grands hérons. Elle a été nommée Celle Qui Voyage, il a été nommé Le Parleur. Thelma Ledsome a été la soeur de ma femme et Effie Johnson, sa mère. Je me suis intéressé aux castors quatre ans plus tard, quand nous sommes allés vivre à Salamanca. Salamanca est un relais ferroviaire situé juste sur la réserve. Je l’ai vu, un jour, sur une carte allemande de l’Amérique où ne figurait pas Albany. C’est maintenant une ville de 7 000 habitants, des Blancs pour la plupart. Charles Olson écrivait : l’Histoire est le nouveau localisme. Et Ezra Pound : une épopée est un poème qui inclut l’Histoire. Quand je mourrai, mon nom retournera là d’où il est venu. Un Seneca viendra le chercher. »

(p.9)





JOURNAL SENECA 7

« Les rêveurs »

pour David Antin

1

ce couple assis
dans la splendeur de vielles maisons
Albert Jones et sa femme Geneva
étaient vieux avant ma naissance
il était le dernier des devins seneca
mort en 1968
l’année de notre premier séjour à Salamanca
avec le pouvoir de connaître les rêves
« leur seule divinité » écrivait Frémin (S.J.) en 1650
comme nous disons « divin »
le deva en nous
comme un diable
ou un divus (deus)
quand ces vieilles forêts étaient riches de dieux
que les gens appelaient puissances
ils apparaissaient en mots
notre langage les cache
même maintenant
le geste du poème les met au jour
cher David
pas dans l’imagination de
l’homme d’affaires
mais quand on demande
« qui est Castor ? »
on les expulse de la pensée singulière
dans le mythant
mettant en bouche les grains de langage
comme David qui sonne comme deva
veut dire bien-aimé
ainsi tout indien avait jadis un nom
(p.93)


[On pourra lire la suite de cette séquence et sa version originale en anglais sur le site du poète.]

Jerome ROTHENBERG, Journal seneca {{}}
éditions Corti, 2015, Série américaine.
Traduit de l’anglais par Didier Permerle.
Isbn 978-2-7143-1151-1



On pourra lire aussi : un entretien à propos des Techniciens du sacré, dans le Matricule des Anges, en 2008.
Le site de Jerome Rothenberg.
Enfin signalons la parution, en janvier 2016, de Secouer la citrouille
 : Poésies traditionnelles des Indiens d’Amérique du Nord
, Jerome Rothenberg, Traduit par Anne Talvaz, aux Presses Universitaires de Rouen et du Havre (PURH) dans la collection dirigée par Christophe Lamiot Enos.

29 décembre 2015
T T+

[1Pour la discussion sur les termes nécessairement insuffisants de "poésie primitive" ou "traditionnelle" on renvoie à la préface des Techniciens du sacré, p. 31.