L’Enéide de Virgile : [1-268], chant II par Jordane Bérot
VIRGILE, Enéide , chant II
Silence général : tous ont le visage tendu, attentifs.
Alors le père Enée de sa haute couche, voici son début :
« Elle ne se dit pas, reine, la douleur que tu m’enjoins de revivre :
Comment Troie -son opulence, son pitoyable règne-
Les Danaens l’ont saccagée, quels malheurs terribles j’ai de mes yeux vus,
Des quels –presque tous- j’ai été. Qui, devant tel dit,
(quel des Myrmidons, des Dolopes, ou soldat du rude Ulysse)
Se passerait de larmes ? Mais voilà que l’humide nuit tombe déjà
Du ciel, que les étoiles en chute nous soufflent le sommeil.
Si pourtant savoir nos misères, écouter -en peu de mots-
La fin des fins de Troie c’est ton désir le plus cher,
(Quelle horreur, mon âme, se souvenir de ça ! elle fuit ce chagrin !)
Je m’y mets…
Fracassés par la guerre, des destins repoussés,
Les meneurs de Danaens -tant d’années déjà avaient coulé-
Fabriquent -vraie montagne- (touche d’art d’une divinité, de Pallas)
Un cheval. Ses côtes, de sapin scié ils les tissent.
…˜Vœu de bon retour’ font-ils croire. Cette rumeur se propage.
Là, élite d’hommes triés sur le volet, vite vite
Ils les enserrent en l’aveugle flanc. Tout au fond des entrailles
Du géant, de sa panse, soldats en armes : c’en est plein.
Il y a, on la voit bien, Ténédos, île connue parmi
Les connues, riche, opulente tant que de Priam tenait bon le règne,
Devenue juste un repli, halte de peu de foi pour les coques.
Ils se sont transportés là, se cachent en ce coin de côte.
On croit, nous, qu’ils sont partis, emportés par le vent vers Mycènes !
Voilà que la Teucrie entière fait voler en éclats son long chagrin.
On ouvre en grand les portes. On se plaît d’aller jusqu’au camp Dorien,
De voir les endroits désertés, la côte abandonnée.
Ça ? traces de Dolopes. Ça ? le sauvage Achille y plantait sa tente.
Ça ? la place de la flotte. Ça ? l’endroit où l’on avait coutume de se battre.
Une part s’extasie du don pervers à la Sans-noces Minerve,
Admire la masse du cheval. Le premier, Thymoétès
Nous pousse : le mener à l’intérieur des murs, l’installer dans la forteresse.
C’est ruse ? Ou les destins déjà se jouent de Troie.
Capys lui, et ceux dont l’esprit est de meilleure décision,
Ordonne : ou balancer à la mer ces cadeaux suspects
Cette embuscade à la Danaenne, y mettre le feu par-dessous,
Ou encore creuser de trous ce ventre, en fouiller les recoins.
Deux camps, des avis contraires, une foule qui doute.
Accourt ici, premier -grande masse de monde l’accompagne-
Laocoon. Tout en feu il descend de la forteresse
Et, de loin : « Pauvres malheureux compatriotes ! C’est quoi pareille folie ?
Vous croyez qu’il a filé, l’ennemi ? Vous pensez peut-être
Les cadeaux des Danaens sans ruse ? C’est ça l’Ulysse que vous connaissez ?
Ou, bien à l’intérieur du bois des Achéens se sont cachés,
Ou cette chose a été fabriquée pour nos murs, machine
A épier nos maisons, à pénétrer bien à fond notre ville.
Ou une autre quelconque tromperie… Ce cheval, ne vous y fiez pas, Teucres,
Quoi qu’il soit ! Je redoute les Danaens, même porteurs de dons. »
C’est ce qu’il a dit. Force vigoureuse, il envoie virevolter
Dans le flanc, dans le ventre rond de la bête, aux jointures,
Une longue lance. Fichée là, elle vibre. Panse percutée,
Les creux résonnent, les entrailles rendent des gémissements.
Et si ce n’était sort des dieux, si notre raison ne s’était abêtie,
Il nous aurait convaincus de fléchir au fer ce repaire d’Argiens,
Troie serait debout maintenant ! Haute citadelle de Priam, tu vivrais !
Voilà que de ce temps un garçon, mains liées derrière le dos,
Est traîné en grands cris jusqu’au roi par des bergers de
Dardanie. Inconnu d’eux qui l’avaient croisé, il s’était
-machination personnelle pour ouvrir Troie aux Achéens-
Livré de lui-même. Sûr de son fait et prêt à l’un et l’autre :
Ou mener la ruse à terme ou succomber de mort certaine.
De partout -zèle pour le voir- la jeunesse troyenne
Se précipite, s’embrase. Ils rivalisent à railler le captif.
Ecoute donc les manigances de Danaens, et de ce seul crime
Déduis les autres :
Comme en proie à l’attention générale, troublé, désarmé,
Il se fige, jette les yeux tout autour sur ce tas de Phrygiens,
Il dit : « Hélas ! Quelles terres, quelles mers peuvent me recevoir
Désormais ? Qu’est-ce qu’il me reste donc maintenant, pauvre de moi
Qui n’ai plus de lieu à moi chez les Danaens, pour qui par-dessus le marché
Les Dardanides fâchés réclament châtiment de sang ? »
Ce geignement retourne nos âmes, toute ardeur belliqueuse
Est réprimée. Nous le pressons de dire le sang d’où il sort,
Ce qu’il apporte ; qu’il précise ce qui, captif, le met en confiance.
« Bon, tout ce que je vais te dire, roi, (advienne que pourra),
Ce sera vérité. Je ne vais pas nier que je suis de race Argienne :
Ça pour commencer. Si Fortune a façonné Sinon en pauvre malheureux,
Elle ne le façonnera pas en plus, la Méchante, en imposteur, en menteur.
Quelque …˜on-dit’ a-t-il jamais fait parvenir à tes oreilles
Le nom de Palamède né-de-Bélus, sa fameuse renommée,
Sa gloire ? Lui que, sous couvert -c’était faux- de trahison, les Pélasges
Envoyèrent, innocent (dénonciation infâme) à la mort parce qu’il
Vomissait la guerre : ils peuvent bien le pleurer maintenant, privé de lumière !
C’est aux côtés de ce compagnon, de ce cousin germain que
Mon miséreux père m’envoya combattre ici, dès le tout début.
Tant que par son autorité il a tenu bon, intègre, en faveur lors
Des réunions de rois, nous avons gardé quelque renom, quelque
Honneur. Une fois que la jalousie d’Ulysse l’enjôleur
(Ce ne sont pas secrets que je dis là) l’a privé du monde d’En-Haut,
Désespéré je traînais ma vie entre ténèbres et chagrins,
Au fond de moi m’indignais du sort d’un innocent ami.
Je ne me suis pas tu, fou que j’étais ! J’ai juré que je serai –si le sort s’y prêtait,
Si je retournais un jour vainqueur au pays de mes pères en Argos-
Son vengeur : ce mot ! que de haines profondes il m’a causées !
De là, début de la pente de mon malheur : Ulysse toujours à me
Terroriser de nouvelles accusations, à répandre parmi les gens
D’ambigus propos, à me chercher noise en connaissance de cause.
Jamais de répit de sa part, et ce jusqu’à ce que Calchas en fonction….
Mais qu’est-ce que je fais à dérouler encore pour rien de tels désagréments ?
A quoi bon traîner ? Si vous mettez tous les Achéens dans le même panier,
Si d’avoir entendu ça vous suffit, vite, rendez votre verdict !
Le gars d’Ithaque serait ravi ! Les Atrides vous paieraient grassement ! »
Vraiment nous brûlons de savoir, de comprendre les raisons,
Ignorants d’une telle fourberie, de l’art des Pélasges.
Il poursuit, palpitant -cœur de trompeur - avec ces mots :
« Souvent désir de fuite -quitter Troie !- prit les Danaens,
Tout préparer pour en finir, épuisés, avec cette longue guerre.
Ah ! s’ils l’avaient fait ! Souvent c’est le rude hiver de mer
Qui les a retenus, l’Auster qui les a inquiétés quand ils partaient.
Principalement quand se dressait déjà ici, tout tressé de poutres d’érable,
Le cheval : les orages ont retenti dans l’espace entier.
Indécis, nous déléguons Eurypyle pour apprendre les oracles
De Phébus. Du sanctuaire il rapporte ces tristes dictats :
« Par le sang et d’une vierge le meurtre
Vous calmâtes les vents
Quand premiers en Ilion, Danaens,
à ses rives vous arrivâtes.
Par le sang vous saurez trouver retour
Et le sacrifice d’une âme
D’Argolie. »
Aussitôt arrivée aux oreilles du peuple cette parole,
Les âmes se figent. Frisson glacé qui court jusqu’au tréfonds
Des os. Pour qui réservé, ce sort ? Qui Apollon exige-t-il ?
Là le gars d’Ithaque traîne -grand vacarme- le devin Calchas
Au milieu de nous tous. C’est quoi ces décrets divins ?
Il lui réclame. Ils sont plein déjà à me claironner le cruel crime
Du maître-en-ruses. Ceux qui se taisent voient venir la suite.
Deux fois cinq jours il fait silence. Reclus sous son toit
Il refuse que sa voix livre quiconque, le jette à la mort.
Enfin tout de même, poussé par les grands cris du gars d’Ithaque
-c’était manigance- il émet une parole : c’est moi qu’il destine à l’autel.
Tous d’acquiescer. Ce que chacun redoutait pour lui-même,
Quand ça se retourne sur un malheureux seul, on l’accepte.
Il est déjà là le jour abominable ! Pour moi se prépare le rituel :
Galettes de sel, bandelettes à ceindre les tempes.
Je me suis arraché -j’avoue- au trépas, j’ai rompu mes chaînes,
Dans une mare vaseuse, la nuit, invisible parmi les roseaux
Je me suis caché, attendant qu’ils hissent les voiles. Au cas où ils les hisseraient.
Plus aucun espoir pour moi désormais de revoir ma vieille patrie,
Plus mes doux petits, mon père tellement désiré.
Les autres leur feront peut-être payer mon évasion,
Cette faute ils l’expieront par la mort de pauvres malheureux.
Aussi, par les dieux d’En-Haut, les divinités connaisseuses du Vrai,
Par la foi -si jamais il en reste un peu chez les hommes mortels !-
La foi toute pure, je te supplie, compatis à de telles souffrances,
Compatis pour une âme qui ne mérite pas ce qu’elle supporte. »
A ses larmes, nous lui laissons la vie. Nous compatissons par-dessus le marché !
Lui-même le tout premier Priam ordonne qu’à l’homme on enlève
Les menottes, les étroites chaînes. Il lui adresse ces paroles amicales :
« Qui que tu sois, il te faut oublier désormais ces Grecs perdus pour toi.
Sois des nôtres. Tu vas répondre, en détail et vrai, à mes questions :
Dans quel but avoir dressé cette masse, l’énorme cheval ? Qui l’a conçu ?
Qu’escomptent-ils ? Est-ce un rite ? Lequel ? ou une machine de guerre ? »
Il a parlé. L’autre, au fait des ruses, de l’art des Pélasges,
Tend aux astres ses paumes dégagées des chaînes :
« Oh ! vous, feux éternels, vous, puissance inviolable,
Je vous prends à témoin ; vous, autels, lames impies
Que j’ai fuies, bandelettes des dieux, que, victime, j’ai portées :
Droit m’est donné de me détacher des règles sacrées des Grecs,
Droit de haïr ces hommes, de porter jusqu’aux cieux tout
Ce qu’ils peuvent tramer. Plus aucune loi de ma patrie ne me retient.
De ton côté, juste ça : tiens tes promesses ; conserve-moi, sauvée,
Troie, ta foi, pour peu que je t’apporte du vrai, que je compense avec largesse.
Tout l’espoir des Danaens, leur confiance en ce projet de guerre,
Sur Pallas, son assistance, ont toujours reposé. Mais depuis que cet impie
De né-de-Tydée, et avec lui l’inventeur-de-scélératesses Ulysse
Ont entrepris d’arracher au temple sacré la fatale image
De Pallas ; depuis que -gardes tués à la haute citadelle-
Ils se sont emparés de la statue sacrée, ont de leurs mains sanguinolentes
Osé toucher les virginales, les divines bandelettes,
Depuis, il reflue, glissant, ramené tout en arrière,
L’espoir des Danaens : forces brisées, déesse devenue contraire.
Pas de doute sur les signes que donna Tritonia, des prodiges :
A peine son effigie placée dans le camp, des flammes de brûler, tremblotantes,
A ses prunelles fixes. Salée, le long de ses membres
La sueur dégouline. Trois fois la voilà qui, du sol (merveille à dire !)
S’élance, parma en main, pique vibrante.
Aussitôt, chants de Calchas :
Il faut tenter de fuir par mer,
Elle ne peut, Pergame,
Céder aux armes d’Argolie,
Si présages ils ne vont quérir en Argos
Si divinité ne ramènent
Qu’ils ont sur les flots transportée
En leurs creuses carènes.
Et maintenant qu’ils ont grâce aux vents atteint la patrie, Mycènes,
Ils fourbissent les armes et des dieux aidés, la mer re-franchie,
Inattendus, ils seront là. Voici des présages la lecture de Calchas.
La chose, la statue, c’est avertis, pour la divinité de Pallas lésée
Qu’ils l’ont érigée, pour racheter cette vilaine impiété.
La chose, c’est gigantesque qu’ils l’ont construite -ordres
De Calchas- tressée de troncs, haute jusqu’au ciel,
Qu’elle ne puisse ni passer vos portes ni pénétrer votre enceinte,
Qu’elle n’aille, de son antique religion, protéger la population.
Car si votre main se prenait à violer le don de Minerve
Grande ruine (que les dieux, plutôt, retournent contre lui
Le présage !) pour le royaume de Priam, pour les Phrygiens, à l’avenir.
Mais si par vos mains elle gagnait le haut de votre ville,
Ce serait au tour de l’Asie d’atteindre -grande guerre- aux remparts
Pélopiens : voici les destins promis à nos descendants. »
Tels sont les manigances, l’art de Sinon le parjure
Qu’on croit l’histoire. La ruse, d’hypocrites larmes trompent
Ceux que ni les nés-de-Tydée, ni Achille de Larissa,
Ni dix années n’ont domptés, ni mille carènes.
Ici quelque chose de pire, beaucoup plus terrifiant, nous est
-pauvres malheureux- asséné, trouble nos cœurs de manière imprévue.
Laocoon, désigné par le sort prêtre de Neptune,
Aux autels solennels sacrifiait un énorme taureau.
Voici que de Ténédos à travers le calme plat -ils sont deux-
(le rappelant je frissonne) des serpents, anneaux gigantesques,
S’allongent sur la mer, se dirigent de concert vers le rivage.
Bustes dressés parmi les flots, crête sanguinolente
Dépassant des vagues ; le reste de leur corps, l’arrière,
Effleure la surface, leur croupe ondoie, énorme masse.
Tintamarre en l’écumante mer. Déjà ils atteignaient la rive.
Leurs yeux brûlent, injectés de sang, de feu.
Langue palpitante, ils lèchent leur sifflante gueule.
Nous de fuir, vides de sang, à cette vue. Eux, rang assuré,
Vont à Laocoon. Pour commencer chaque serpent,
S’enroulant aux petits corps de ses deux enfants,
Les enlace, de ses morsures dévore –pauvres malheureux- leurs membres.
Ensuite lui qui accourait à leur secours arme en main
Ils le saisissent, le ligotent de leurs anneaux géants. Déjà
Deux fois enroulés à son torse, deux fois passée autour de son cou leur
Ecailleuse queue, ils le surplombent de la tête, de leur haute nuque.
En même temps qu’il essaie de ses mains de desserrer les nœuds,
Tout éclaboussé (ses bandelettes !) de pus, de noir venin,
En même temps il lance vers les astres d’atroces hurlements :
On croirait le mugissement du taureau qui fuit, blessé,
L’autel : il secoue de sa nuque la hache mal plantée.
En paire rampante les dragons vers le sanctuaire sur la hauteur
S’enfuient, rejoignent la citadelle de Tritonia la sauvage,
S’abritent aux pieds de la déesse, à l’arrondi de son bouclier.
Cœurs ébranlés, une peur nouvelle s’insinue
Chez nous tous. Il aurait payé pour son crime -bien mérité !-
Laocoon (c’est ce qui se dit) : n’a-t-il pas, de son épieu, blessé
Le chêne sacré, dardé sur son dos sa lance criminelle ?
…˜Amenons la statue au temple ! Prions la divine
Puissance !’ tous le réclament.
Nous cassons les murs, faisons passage dans les remparts de la ville.
Tous de s’activer, laborieux : sous les pieds sont glissées des sortes
De roues, à son cou des cordes d’étoupe
Sont tendues. La fatale machine escalade la rampe,
Pleine d’hommes armés. Tout autour des enfants, des filles non mariées
Chantent les rites, ont joie de toucher de leurs mains aux filins.
Elle approche, s’insinue, menaçante, en plein cœur de la ville.
O patrie ! O demeure de dieux, Ilion ! tes -si fameux à la guerre-
Remparts de Dardanie ! La chose, quatre fois, au seuil des portes,
De s’arrêter. Dans la panse, quatre fois, les armes de résonner.
Nous, les sans-mémoire, on persiste pourtant -aveuglement furieux-
Et le monstre de malheur on l’installe à la citadelle consacrée.
Et voilà que Cassandre -encore- ouvre aux sorts à venir
Sa bouche, non-crue des Teucres à jamais : c’est ordre divin.
Nous pauvres malheureux -et c’était là notre tout dernier jour !-
On voile de feuillages de fête, par la ville, les maisons des dieux.
De ce temps le ciel vire de bord, la nuit rue de l’Océan,
Embrasse de sa grande ombre la terre, les pôles,
Les ruses des Myrmidons. Déployés partout dans les murs les Teucres
Se sont tus. Le sommeil d’étreindre leurs corps lassés.
Et déjà la phalange Argienne -navires équipés- quittait
Ténédos sous l’amical silence d’une lune discrète.
Au lever d’une flamme à la poupe des rois, elle rejoint
Les côtes connues. A l’abri derrière les injustes sorts des dieux
Sinon, en douce, pour les Danaens enfermés dans la panse
Ecarte les cloisons de pin. Les voici rendus -cheval ouvert en grand-
A l’air libre. Tout contents ils s’extirpent du creux du chêne.
Thessandrus, Sthenelus (des chefs), Ulysse le vicieux
Ont glissé sur un filin pendant. Et Acamas. Et Thoas.
Et le né-de-Pélée Néoptolème. Et, premier, Machaon.
Et Ménélas. Et lui, le concepteur de la ruse : Epéos.
Ils envahissent une ville morte de somme, de vin.
On assassine les gardes. Portes grandes ouvertes, ils accueillent
Tous leurs compagnons, rallient les troupes complices.
C’était l’heure où vient aux souffreteux mortels
Le premier repos. Il s’insinue, bien doux don des dieux.
Dans les songes voici que sous mes yeux Hector en grand chagrin
Semble là, devant moi, verse à torrents des larmes.
Tel jadis emporté par le char, noir de sanguineuse
Poussière, pieds tout enflés traversés de lanières,
Ah ! tel il était devant moi ! Si changé du grand
Hector qui rentra revêtu des dépouilles d’Achille
Ou propulsant aux poupes des Danaens ses feux Phrygiens.
Barbe pouilleuse, cheveux raidis de sang,
Tout plein de ces blessures qu’il reçut, nombreuses, autour
Des murs de la patrie. A mon tour, en larmes aussi, je me vois
L’appeler, le héros, et, chagrin, tirer de ma bouche ces mots :
« Lumière de Dardanie ! Sûr, si sûr espoir des Teucres !
Quels grands retards t’ont retenu ? De quels bords reviens-tu
Hector le tant attendu ? Comme te voilà, après ces mille morts
Des tiens, après peines nombreuses endurées, d’hommes, de villes,
Epuisés, comme tu nous apparais ! Quelle indigne raison a dévasté
Ton visage serein ? Pourquoi ces blessures que je vois ? »
Lui, rien. Point ne s’attarde en vain à mes requêtes,
Mais, profond gémissement du fond du cœur sorti :
« Fuis, va ! Fils de déesse ! Arrache-toi à ça, aux flammes !
L’ennemi tient les murs. Elle s’écroule du haut, du sommet, Troie !
Pour Priam, pour la patrie : assez donné ! S’il est une main qui pouvait
Défendre Pergame, c’est celle-ci, elle l’aurait défendue.
Ses biens sacrés, ses Pénates, Troie te les livre en confiance.
Prends-les, ces compagnons de destinée. Cherche-leur des murailles.
Tu finiras par les élever, bien grandes, après longue errance sur mer. »
Il a parlé. Du profond du sanctuaire ses mains rapportent
Les bandelettes, Vesta la puissante, le feu éternel.
De ce temps, plaintes variées de se mêler aux murs.
De plus en plus -elle est pourtant à l’écart la paternelle
Demeure d’Anchise, cachée d’arbres, retirée-
Les bruits se précisent, gronde l’horreur des armes.
Ça m’arrache au sommeil, je monte tout au haut du haut
Du toit, au faîte. Oreilles à l’affût j’attends.
On croirait dans les moissons la flamme qui, sous les furieux Austers,
S’avance ; ou le rapide torrent : gros des eaux montagneuses,
Il détruit les champs, détruit les semences de joie, la peine des bœufs,
Entraîne des forêts précipitées. Figé, sans comprendre,
Le pâtre perçoit ce vacarme, perché sur son rocher.
Alors ce qu’on croyait saute aux yeux : elle est patente la fourberie
Des Danaens. Déjà l’immense maison de Déiphobe n’est que ruine
-triomphe de Vulcain. Déjà brûle, là, tout près, celle
D’Ucalegon. Au large les eaux de Sigée, embrasées, rougeoient.
Se lèvent cris d’hommes, clairons de trompettes.
Dément, je prends les armes (si peu de raison dans les armes !).
Mon cœur brûle plutôt de rassembler troupe pour la guerre, de courir
Tous ensemble à la citadelle. Furie, rage, emportent
Mon esprit. Il lui revient qu’elle est belle, la mort dans les armes.
Mais voilà Panthus échappé aux tirs Achéens.
Panthus né-d’Othys, prêtre de la citadelle, de Phébus.
Dans ses mains : choses saintes, dieux vaincus. Et son petit-fils
Qu’il traîne. En courant il touche, dément, à notre seuil.
« A quelle extrémité nous voici, Penthus ! Qu’allons-nous prendre la citadelle ! »
J’avais juste dit ça qu’il me renvoie, dans un gémissement :
« L’ultime jour, le voici ! Elle a fait son temps,
La Dardanie ! Nous Troyens, c’est fini ! Finies Ilion et l’immense
Gloire des Teucres ! Cruel Jupiter a tout transféré
En Argos ! Dans la ville incendiée les Danaens ont le dessus.
Au sommet, dressé au mitan de nos murailles le Cheval
Déverse ses soldats. Sinon fanfaronnant mêle à l’incendie
Ses insultes. Il en entre, par les portes doublement béantes,
Des milliers, plus qu’il n’en vint jamais de Mycènes la grande.
Il en est qui font obstacle, leurs lances bloquant les étroites
Rues. Une armée de fer est là, vibrante d’épées
Dégainées, prête au massacre. Premiers -les seuls- les gardes des portes
Osent un combat. Mars aveugle les pousse à résister. »
Ces mots du né-d’Othrys, la puissance des dieux
Me portent aux flammes, aux armes. Là me réclament
Triste Erinye, fracas, cris soulevés jusqu’à l’éther.
De nouveaux compagnons se greffent : Rhipeus ; fort, très fort aux armes,
Epytus : révélés par la lune. Hypanis ; Dymas
Rejoignent notre bord ; et Corèbe, jeune garçon
Né-de Mygdon (juste arrivé ces jours derniers à Troie
Incendié d’un amour de folie pour Cassandre,
Il apportait, comme gendre, son aide à Priam, aux Phrygiens,
Et les présages de sa fiancée déchaînée, le malheureux,
Il ne les avait pas entendus !)
Quand je les vois tous bien pressés, brûlant de combattre,
Je me lance : « Jeunesse ! cœurs pleins, si pleins de courage
-en vain !- vous êtes bien certains de vouloir suivre qui ose
Le pire ? Regardez où en est notre fortune :
Tous ils ont abandonné les sanctuaires, laissé les autels,
Ces dieux qui soutenaient notre empire ! Votre secours ? Pour une ville
Incendiée ! Mourons ! Ruons-nous dans les armes, en plein !
Pour des vaincus un seul salut : ne compter sur aucun salut. »
Au courage de cette jeunesse vient s’adjoindre la furie. Alors -loups
Rapaces dans la brume noire, que pousse la vilaine démangeaison
De leur ventre (leurs petits abandonnés attendent,
Gosiers desséchés)- parmi les traits, les ennemis,
Nous avançons tout droit à la mort, bien au milieu du chemin
Qui va à la ville. Une nuit noire nous environne, trou d’ombre.
Quels mots expliqueraient ces deuils ? Quels, les désastres
De cette nuit ? Qui saurait rendre larmes valant nos peines ?
Ville vieille -tant d’années dominante- elle s’écroule.
En nombre au travers des rues, jonchant le sol, inertes,
Des corps, au travers des maisons, des seuils vénérés des dieux.
Ce ne sont pas les Teucres seuls qui payent leur dû de sang :
Les vaincus vont jusqu’à ranimer courage au fond de leur cœur,
Les vainqueurs tombent, Danaens. Saignants chagrins
Partout. Terreur, partout, images de la mort, en nombre.
Premier des Danaens à s’offrir à nous, escorté d’un gros bataillon,
Androgée. Il nous prend pour une armée alliée,
L’ignorant ! Le voilà même qui nous apostrophe avec ces mots amis :
« Dépêchez, les gars ! Quelle flemmardise vous fait traîner
A ce point ? Les autres rapinent, prennent Pergame qui brûle !
Et vous ? à peine vous sortez des coques de vos bateaux ! »
Il a parlé. Tout de suite (c’est que les réponses données lui semblent
Peu fiables) il se sent glisser au milieu d’ennemis.
Il se fige, recule, retient son pas, sa voix avec.
On croirait, dans les rudes ronces, celui qui foulant du pied
Le sol écrase l’imprévu serpent. Il tremble, il fuit
Le lever de rages, le cou bleu-de-nuit dressé.
Il est pareil, Androgée : tremblant de ce qu’il voit, il file.
Nous attaquons bien serrés, fondons sur eux, cercle d’armes.
Ils ne savent où ils vont, saisis d’angoisse, partout ;
Nous les écrasons. Fortune nous donne de l’air dans ce premier effort.
Tout excité du succès, plein de fougue, voici Corèbe :
« Camarades ! Où, première, Fortune nous montre la voie
Du salut ; où elle tend sa main, suivons-la !
Changeons de boucliers ! Les insignes des Danaens ?
Adoptons-les ! Ruse ? Vertu ? Qui, face à l’ennemi, le demandera ?
Les armes, ils vont nous les fournir ! » Il a parlé. Le casque
Chevelu d’Androgée, son bouclier au riche emblème,
Il s’en revêt. A son flanc il passe une épée d’Argos.
Ainsi font Rhipée, Dymas, tous les garçons,
Pleins de joie. De fraîches dépouilles chacun de s’équiper.
Nous marchons mélangés aux Danaens -pas de puissance de chez nous-
Nous menons combats nombreux, en chemin par la nuit aveugle.
Nombreux les Danaens que nous faisons passer chez Orcus !
Il y en a qui fuguent aux navires, qui gagnent à la course
La rive rassurante. Un groupe, pris de frousse -c’est honte !-
Escalade à l’envers le gros cheval, se cache à son flanc familier.
Las ! Rien à espérer de bon avec des dieux de mauvais gré !
Voilà qu’elle se fait traîner, la vierge de chez Priam, cheveux
En bataille, loin du temple, du sacré lieu de Minerve.
Au ciel elle tend vainement ses yeux de flamme,
Ses yeux ! Pas ses douces mains ployant sous les chaînes.
Il ne supporte pas ça, Corèbe, ce spectacle et, furie en tête,
Se jette en plein milieu de la colonne, prêt à mourir.
Nous tous suivons, nous précipitons dans le tas d’armes.
Voilà qu’alors du haut sommet du sanctuaire nous pleuvent dessus
Des traits de chez nous ! Il en sort ô combien triste carnage !
Erreur sur l’aspect de nos armes, de nos panaches à la grecque.
Lors les Danaens, par les cris, par la rage de la vierge enlevée
Alertés, de tous côtés affluent : Ajax le si rude,
La paire des Atrides, toute la troupe des Dolopes.
Tels, quand la tourmente éclate, des vents contraires
S’entrechoquent : Zéphyr, Notus, Eurus mis en joie
Par les chevaux Eoiens. Les forêts gémissent, Nérée l’écumeux
Joue du trident, réveille les grands fonds jusqu’en surface.
Eux pareil : on les avait par nos ruses -la nuit était noire- égarés
Dans l’ombre, mis en branle dans toute la ville.
Et les voilà ! Premiers à reconnaître ronds boucliers,
Lances menteuses. Et nos voix qui se signalent, désaccordées.
Illico fond sur nous le nombre. Premier, Corèbe :
La droite de Pénélée le couche au pied de l’autel de Puissante-en-armes
La divine. Rhipeus tombe aussi : juste parmi les justes,
S’il en fut chez les Teucres, grand serviteur de l’équité
(autre avis chez les dieux !). Meurent Hypanis, Dymas,
Harponnés par leurs copains ! Et toi Panthée, ni ta bien grande piété
Ne t’a mis à l’abri de la glissade, ni les rubans d’Apollon !
Cendres d’Ilion, flammes finissantes des miens,
Je jure : dans ce désastre votre, je n’ai pas esquivé les traits,
Pas passé mon tour ! Si les destins avaient fait que je succombe,
Ç’aurait été -je le méritais- de la main des Danaens.
On se sauve de là,
Iphitus, Pélias, moi (Iphitus bien lourd d’années,
Pélias retardé par une blessure reçue d’Ulysse).
On file droit au palais de Priam, alertés par des cris.
Là, c’est grosse bataille. On croirait qu’il n’y a nulle part ailleurs
De guerre à mener, que personne ne meurt ailleurs en ville !
Ce qu’on voit ? Mars indompté, des Danaens se ruant
Vers les toits, le seuil assailli, la tortue formée.
Des échelles sont fixées aux parois. Sous les portes mêmes
Ils grimpent aux barreaux. De la main gauche ils opposent
Aux traits leurs boucliers, de la droite ils s’accrochent au faîtage.
En face, les Dardanides de démolir les tours, toutes les hauteurs
Des maisons. C’est de ça (quand la fin les cerne,
A l’article de la mort) qu’ils se servent comme arme de jet :
Les poutres dorées, les hauts décors hérités des ancêtres,
Ils les balancent. D’autres, épées dégainées, assiègent
Le pied des portes, les protègent de leur troupe serrée.
Courage renouvelé que de secourir les toits royaux,
De soulager par notre appui, d’apporter force aux vaincus.
Il y avait un seuil, des portes secrètes, d’un usage pratique
Pour passer d’une maison de Priam l’autre. Passages abandonnés,
A l’arrière, où, bien triste -c’était quand royaume il y avait-
Andromaque souvent aimait, sans escorte, à passer
Chez ses beaux-parents, conduire Astyanax à son aïeul.
Je m’échappe jusque tout en haut du faîtage, d’où les mains
Des pauvres malheureux Troyens jetaient des traits sans effet.
Une tour est là, vertigineuse : elle part du haut des toits,
Monte jusqu’aux étoiles. De là, on voit tout Troie,
Les bateaux familiers des Danaens, le camp d’Achaïe.
On y porte le fer dessus, là où les planchers les plus hauts
Offrent des joints branlants. Nous la faisons chuter
De sa hauteur, l’écroulons. D’un coup elle s’abat,
Traîne -grand fracas !- sa ruine ; sur les troupes de Danaens
S’écrase. Mais d’autres surgissent, sans que s’arrêtent
Ni roches, ni projectiles -de toutes sortes.
Devant l’entrée, sur le seuil même : Pyrrhus
Se pavane en armes, tout étincelant de lumière cuivrée.
Pareil, en pleine lumière, Couleuvre, gavé de plantes mauvaises.
Le glacial hiver le gardait, enflé, sous terre ;
Et voilà que -vieille peau déposée, la neuve brillant de jeunesse-
Il déroule son dos fuyant, poitrine dressée,
Tendu vers le soleil, agite dans sa gueule sa langue tri-pointes.
Ensemble : le géant Périphas et le cocher des chevaux d’Achille,
Automédon porteur-d’armes. Ensemble : les jeunes de Scyros
Assiègent la maison, lancent leurs flammes vers les toits.
Lui, parmi les premiers, hache à ailettes en main,
Fracasse le solide seuil, arrache de leurs gonds les montants
D’airain. Déjà, poutre entaillée, il a creusé le rugueux
Bois, a fait -gueule béante- une fenêtre pour géants.
Dévoilée : la maison, son intérieur, toutes les cours à découvert.
Dévoilés : de Priam, des vieux rois les appartements.
Voilà qu’ils voient en armes des hommes dressés sur le seuil.
Mais dans l’intérieur de la maison : plaintes, cris de misères
Se mêlent. Tout au fond, au creux de la demeure, ça retentit
Du « ouh ! » des femmes en pleurs. Clameur qui frappe les astres dorés.
Livides, les mères traînent sous ces toits de géants,
Tiennent embrassés les montants, les couvrent de baisers.
Il insiste, Pyrrhus, avec la vigueur du père. Ni serrures, ni même
Gardes ne savent le retenir. Elle cède au bélier percutant,
La porte, et les montants sortis des charnières tombent à terre.
C’est voie de vive force. Les Danaens infiltrés frayent un accès,
Massacrent les premiers venus, emplissent l’endroit de tas de soldats.
Il n’est pas pareil, le fleuve écumeux -ses guérets rompus-
Quand il s’échappe et vient à bout, torrentueux, des moles empêcheurs.
Son excès l’emporte, en furie, sur les cultures. A travers les champs
Il entraîne étables et bétail. J’ai vu, moi, furibond
De carnage, Néoptolème et, sur le seuil, la paire des Atrides.
J’ai vu Hécube et ses cent brus et Priam près des autels
Flétrissant de son sang les feux qu’il avait -lui !- consacrés.
Ces cinquante grandes chambres, gage de tant de petits-enfants !
-leurs montants portaient or barbare, dépouilles grandioses-
Elles tombent à terre ! Les Danaens prennent ce que laisse le feu.
Peut-être réclameras-tu en plus quel fut le destin de Priam ?
A peine il a vu de sa ville la prise, la chute ; les seuils
De ses maisons renversés ; au milieu de ses appartements l’ennemi :
Vieillard, il passe à ses épaules tremblantes du grand âge
–C’est vain !- des armes longtemps délaissées, se ceint
D’un inutile fer, se jette pour y mourir dans le tas d’ennemis.
Au milieu du palais, sous le ciel, à nu sous la voûte,
Géant, un autel se dressait et à côté un bien vieux laurier
Penché au-dessus de l’autel, Pénates embrassées par son ombre.
Là, Hécube et ses filles -en vain !- autour des tables sacrées
(Comme colombes chassées en avant par la noire tempête)
Entouraient de leurs bras, assises bien serrées, les images des dieux.
A peine elle le voit, Priam, armes de sa jeunesse enfilées,
Que : « Quelle idée funeste t’a pris, mon pauvre, pauvre époux,
De t’équiper de tel matériel ? Où vas-tu te ruer ?
Ce n’est pas ça le secours, ce ne sont pas ça les défenseurs
Que le moment réclame ! Non ! Aurait-on même mon Hector sous la main !
Viens plutôt par ici. Cet autel-ci nous protègera tous
Ou nous mourrons ensemble. » Elle a parlé de la sorte. Elle accueille
Près d’elle le très vieil homme et l’installe en cet abri saint.
Et voici qu’échappé au carnage que fait Pyrrhus, Politès,
Un des fils de Priam, franchissant les traits, les ennemis,
Fuit le long des portiques, arpente, blessé, les cours
Vides. Pyrrhus enflammé par la blessure infligée
Le poursuit. Déjà –déjà !- sa main le tient, sa lance le presse.
Il se sauve pourtant jusque sous les yeux, le nez de ses parents,
S’écroule, perd la vie dans des flots de sang.
Là, Priam -la mort pourtant le tient déjà à moitié-
Ne peut se retenir, ne réfrène ni voix ni colère :
« Qu’envers toi pour ce crime, pour de tels outrages » il hurle !
« Les dieux (si au ciel quelque piété veut bien s’en soucier)
S’acquittent de la bonne récompense, qu’ils t’accordent le salaire
Mérité, toi qui m’as donné à voir, là sous mes yeux, le trépas
De mon petit ! qui as souillé de deuil le visage d’un père !
Il n’a pas, Achille -toi, menteur, tu te dis son fils !-
Agi ainsi pour son ennemi Priam : les droits, la foi
De qui suppliait l’ont fait rougir. Il a rendu pour un tombeau
Le corps vide de sang d’Hector, m’a renvoyé dans mon royaume. »
Il parle ainsi, le vieillard, et lance sans force un trait
De peu de poids, qu’aussitôt repousse le rauque bronze.
Il pend -c’est vain !- au haut de l’arrondi du bouclier.
Pyrrhus, à lui : « Va donc rapporter ça ! Vas-y, en messager,
Au né-de-Pélée, mon père ! Souviens-toi de lui raconter
Mes tristes actions, que Néoptolème s’abâtardit !
Pour l’heure, meurs ! » Disant ces mots il le traîne, lui qui tremble,
Près des tables sacrées, lui qui glisse dans tant de sang de son fils.
La main gauche emmêlée dans ses cheveux, il tire de la droite
L’étincelante épée, et lui plonge dans le flanc jusqu’à la garde.
Ainsi la fin des destins de Priam. Ainsi la sortie que le sort
Lui accorda : avec sous les yeux Troie en flammes, Pergame
Détruite, lui qui fut naguère de tant de peuples, de tant de terres
Le prestigieux maître, en Asie. Gît au rivage son tronc de géant,
Sa tête arrachée des épaules, son corps sans nom.
Pour moi, de prime abord m’assaille une sauvage horreur.
Je suis figé. Surgit l’image de mon père chéri,
A voir le vieux roi -même âge !- exhaler la vie
De sa blessure sanglante. Surgissent Créuse délaissée,
Ma maison pillée, ce qui attend le petit Iule.
Je me retourne, cherche où peut bien être, dans les parages, ma troupe.
Ils ont déserté, exténués. Ils ont précipité en un saut leurs corps
Sur le sol, ou l’ont donné, souffreteux, aux flammes.
Il n’y avait déjà plus que moi seul quand, sur le seuil de Vesta
Réfugiée, j’aperçois, muette et cachée en ce lieu secret,
La née-de-Tyndare. (Ils donnent vive lumière, les incendies,
Pour qui erre et porte partout autour ses regards.)
Elle, tout lui fait peur : Pergame abattue, les Teucres
Haineux, la punition des Danaens, la colère d’un mari
Délaissé. Erinye à la fois pour Troie et pour sa patrie,
Elle s’était dissimulée, se tenait, odieuse, près des autels.
Les flammes embrasent mon âme. Surgit en moi la rage
De venger ma patrie chancelante, de faire payer la criminelle.
« Ainsi donc c’est saine et sauve qu’elle ira revoir Sparte,
Mycènes de ses pères ? Triomphe obtenu, elle défilera en reine ?
Son couple, sa maison, les jeunes et les vieux de chez elle, elle les reverra,
Escortée d’une troupe de femmes d’Ilion, de serviteurs Phrygiens ?
Priam sera mort sous le fer ? Troie aura brûlé sous les flammes ?
Tant de fois aura sué de sang le rivage de Dardanie ?
Pas question ! Même si ça n’a rien de glorieux de se faire un nom
En punissant une femme, si cette sorte de victoire ne mérite pas louange,
On me félicitera pourtant d’avoir exterminé la maudite, de lui avoir infligé
La punition méritée. Il sera doux de soulager mon âme des
Flammes de la vengeance, de rassasier les cendres des miens. »
De tels mots je faisais jactance, mon esprit en furie me poussait,
Lorsque se donne à voir -jamais si nette à mes yeux-
(Elle resplendissait à travers la nuit dans une pure lumière)
Ma mère la douce, avouée déesse et telle et aussi grande que la voient
-c’est habitude pour eux- Ceux-du-Ciel. Pressant ma main
Elle me retient, ajoute ces mots de sa bouche de rose :
« Fils ! Quelle, la si grande douleur qui provoque ces rages sans dompteur ?
Quelle furie ? Où donc a reflué le souci que tu as de nous ?
Ne vas-tu pas plutôt vérifier d’abord où tu as laissé, épuisé d’ans,
Ton père Anchise ? si survit encore ton épouse Créuse ?
Et ton fils Ascagne ? Les encerclent, venues de partout,
Des troupes errantes de Grecs, et si je ne prenais soin d’eux,
Déjà les flammes les emportaient, l’épée ennemie les perçait !
Ce n’est pas le visage, à toi odieux, de la Laconienne née-de-Tyndare
Ni Paris l’accusé, c’est la sévérité des dieux, -des dieux !-
Qui a mis bas cette puissance, abattu de sa hauteur Troie.
Regarde (c’est que cette grosse nuée qui, étalée devant tes yeux
Emousse ton regard de mortel, embrouille les alentours d’humide
Vapeur, je m’en vais la dissiper. Ne va donc pas craindre
Les ordres maternels ! Ne va pas refuser d’obéir à ses instructions !) :
Là où tu vois gros blocs jetés, pierres des pierres
Détachées, fumée en flots à la poussière mélangée :
C’est Neptune. Il ébranle les murs et de son gros trident
Les fondations remue, déloge de sa base la ville entière.
Là Junon si sauvage tient, première, les portes Scées
Et, furibarde, appelle l’armée de ses alliés à sortir des bateaux.
Elle est ceinte de fer.
Ça y est ! Au sommet de la citadelle -regarde !- Tritonia Pallas
S’est installée, étincelante de nuée, ensauvagée de Gorgone.
Père en personne insuffle aux Danaens courage, forces favorables,
En personne incite les dieux contre les armes de Dardanie.
Prends la fuite, vite, fils ! Donne fin à tes souffrances !
Jamais je ne te lâcherai. Je vais te porter, sûr, au seuil de tes pères. »
Elle a parlé. Elle se retire aux épaisses ombres nuiteuses.
Se montrent de sinistres trognes et, fâchées avec Troie,
Les puissances grandes des dieux.
J’ai vraiment cru voir alors toute Ilion s’écrouler
Dans le feu, tomber à la renverse Troie Neptunienne.
On aurait dit le vieux frêne que là-haut sur les montagnes
(Entamé à coup de fer, à coup répété de hache) les paysans
S’ingénient à déraciner. Il est menace jusqu’au bout.
Tout tremblant, la cime ébranlée, il agite ses cheveux
Pour enfin, au bout du bout, vaincu de blessures, ne plus avoir
Qu’à gémir, qu’à traîner, jeté à bas, sa débâcle.
J’entame ma descente. Un dieu me conduit, parmi flammes et ennemis
On me ménage : les traits, les flammes me cèdent la place.
Or aussitôt qu’au seuil de mes pères j’aborde, à ma bonne
Vieille demeure, mon père (c’est lui avant tout que
Je voulais porter là-haut, lui avant tout que je venais chercher)
Refuse, Troie tombée, de prolonger sa vie,
De souffrir un exil. « Ah ! Vous, votre sang n’a pas encore
Souffert de l’âge ! Vos forces tiennent, solides, pleines de vigueur :
Vous, prenez vite la fuite !
Moi, si Ceux-du-Ciel avaient voulu me garder en vie,
Ils m’auraient conservé cette maison. Assez ! bien assez
D’avoir vu telle extinction ! de survivre encore à la prise de la ville !
A mon corps posé tel -tel !- dites adieu, et partez !
Je trouverai bien de ma propre main la mort. L’ennemi s’apitoiera,
Au vu des dépouilles. Facile de renoncer au tombeau !
Voilà déjà un bout de temps que détesté des dieux je traîne
D’inutiles ans, depuis que le père des dieux, le roi des hommes
A soufflé sur moi son vent de foudre, m’a touché de son feu. »
Ainsi persistait-il, figé dans ses souvenirs, ferme.
Nous allons contre, à coups de larmes : Créuse mon épouse,
Ascagne, toute la maison. Qu’il n’aille pas, le père, tout
Renverser avec lui, en rajouter encore à notre lourd destin !
Il refuse. Ce qu’il a entrepris, et à cette place, il s’y accroche.
Je retourne aux armes. Que choisir, pauvre de moi, sinon la mort ?
Quelle décision prendre ? Sur quelle chance compter désormais ?
« Moi, faire un pas de plus en te laissant là ? Que je puisse ça, Père,
Tu l’as cru ? Un tel sacrilège, sortir d’une bouche paternelle ?
S’il plaît Là-Haut que rien ne reste de cette ville –quelle ville !-
Si c’est écrit dans ton cœur, si ajouter à la perte de Troie la tienne,
Celle des tiens, c’est ta joie, pour cette espèce de deuil la porte bée !
Il approche déjà, tout plein du sang de Priam, Pyrrhus,
L’égorgeur d’enfants sous les yeux du père, du père au pied des autels !
C’est pour ça, Mère la douce, que tu m’as arraché aux traits, aux
Flammes ? Pour qu’au milieu de mes appartements je voie l’ennemi ?
Pour qu’Ascagne, et mon père, et Créuse à leurs côtés je les voie
Baignés du sang les uns des autres ? Pour que je voie ça ?
Des armes ! Apportez des armes ! L’ultime lumière rameute les vaincus.
Rendez-moi aux Danaens ! Laissez-moi retrouver les batailles
En cours ! Nous ne mourrons pas tous, ce jour, non-vengés ! »
A ma ceinture je passe à nouveau le fer, à ma gauche me mets à enfiler
Mon bouclier, l’ajuste, m’apprête à sortir de sous mes toits.
Mais voici qu’accrochée à mes pieds, sur le seuil mon épouse
M’entrave, elle tendait à son père le petit Iule :
« Si c’est pour mourir que tu pars, prends nous donc avec toi, partout !
Si tu mets quelque espoir -toi tu sais- dans les armes que tu as prises,
Pense d’abord à protéger cette maison. Tu les abandonnes à qui,
Le petit Iule ? à qui, ton père ? à qui, ta (soi-disant) épouse ? »
Portant telle voix elle remplissait jusqu’aux toits de ses cris.
Tout soudain naît de ses mots une merveille à voir :
Alors qu’il est entre les mains, entre les yeux de parents abattus,
Voici qu’on voit, léger au haut de la tête d’Iule,
Un feu follet déployer sa lumière, et d’un contact innocent
La flamme lécher ses tendres cheveux, comme brouter ses tempes !
Nous, paniqués, de frémir d’angoisse, de secouer sa chevelure
Embrasée, d’éteindre sous les eaux ces feux sanctifiés.
Mon père Anchise, lui, lève aux astres, tout joyeux,
Ses yeux, tend ses paumes vers le ciel et donne de la voix :
« Jupiter Qui-Peut-Tout -si tu te laisses encore fléchir par des prières-
Jette un œil sur nous ! Juste ça ! Et si notre piété nous rend méritants,
Donne-nous ton aide, Père, confirme donc ces présages ! »
A peine le vieillard a parlé que, fracas soudain,
Ça tonne à gauche, et, lâchée du ciel au milieu des ombres
Une étoile, traînant torche, s’emballe en grande lueur.
Elle glisse au-dessus du sommet du toit,
On la voit s’enfoncer, brillante, aux forêts de l’Ida,
Marquant la voie : longue traînée, son sillon
Donne lueur ; partout à la ronde c’est fumée de soufre.
Le voici bien vaincu, mon père. Il se dresse vers les souffles,
S’adresse aux dieux, adore l’étoile sanctifiée :
« Du tout, du tout de retard ! Je vous suis ! Où vous me menez, je vais,
Dieux des Pères ! Conservez ma maison, mon petit-fils !
C’est vous, cet augure ! votre puissance à vous, sur Troie !
C’est bon, je cède. Je n’irai pas, fils, refuser de t’escorter. »
Il avait parlé. Déjà sur les remparts crépite plus net
Le feu, déjà roulent plus proches les tourbillons d’incendies.
« Allez viens, mon père chéri, t’installer sur mon cou.
Ce sont mes épaules qui te porteront : peine qui ne me sera pas de grands poids !
Quoi qui nous tombe dessus, ce sera péril commun,
Salut commun à tous deux. Que le petit Iule me fasse
Escorte, et plus loin, suivant nos traces, mon épouse.
Vous, mes gens, soyez bien attentifs à ce que je vais dire :
Il y a -quand on sort de la ville- une colline avec un très vieux temple
A Cérès la solitaire, et à côté un antique cyprès,
Sauvegardé à travers les années par la religion de nos anciens.
Ce doit être là, venus de divers endroits, notre lieu de réunion.
Toi, Père, que tes mains prennent les objets sacrés, les Pénates de la patrie.
Moi qui sors d’une si rude guerre, d’un massacre tout frais,
Y toucher je n’ai pas droit, tant que je ne me suis pas purifié
A l’eau vive d’un fleuve. »
J’ai parlé ; et mes larges épaules, mon cou ployé,
Je les recouvre d’un habit et, par-dessus, d’une rousse peau de lion.
J’y rajoute mon fardeau. A ma main droite mon petit Iule
S’agrippe : il suit son père, même si ce n’est pas du même pas !
Un peu en arrière vient ma femme. On s’avance dans ce noir,
Et moi qui jamais de la vie n’avais été perturbé par des traits
Lancés ni par ces tas de Grecs attaquant en essaims,
Voilà que le moindre souffle m’effraie, que le moindre son me fige,
En arrêt : affolé tout autant pour mon escorte que pour mon fardeau.
J’étais déjà tout près des portes et croyais avoir atteint l’extrême
Bout de ma route quand, tout à coup, un bruit de pas serrés
Parvient -à ce qu’il semble- à nos oreilles. Mon père perce l’ombre
De ses regards « Fils ! » crie-t-il « Fuis, fils ! Ils approchent !
Des boucliers étincelants, du bronze brillant : je les vois ! »
Voilà que je ne sais quelle divinité s’empare en fausse amie,
Alors que je m’agite, de mon esprit confus. Et c’est une route sans-route
Que je suis ! Je m’éloigne de la région des chemins bien connus !
Las ! Le malheureux sort fit-il s’arrêter ma Créuse, disparue ?
Fit-elle erreur sur la route ? Epuisée, fit-elle une pause ?
Qui le sait ? En tout cas elle ne reparaît pas à nos yeux.
Et qu’elle s’est perdue je ne m’en rends pas compte, n’en prends pas
Conscience avant que d’aborder à la colline, au lieu de réunion sacré
De l’antique Cérès. Comme nous sommes là tous rassemblés, elle seule
Manque à l’appel. Trompant compagnons, fils et mari.
Qu’est-ce que, dément, je ne me prends pas, hommes ou dieux, à accuser ?
Y a-t-il quelque chose de plus cruel à voir dans notre ville écroulée ?
Ascagne, mon père Anchise, les Teucres Pénates
Je les recommande à mes amis, les cache en un val incurvé.
Pour ma part je retourne en ville, ceinturé de mes armes brillantes.
Il s’agit de mettre en branle toutes les chances, de chambouler Troie
De fond en comble, dussé-je à nouveau mettre ma tête en danger.
Pour commencer je retourne aux murailles, aux sombres seuils
Des portes par lesquelles j’étais sorti. Je reviens en arrière
Sur nos pas, les suis, les parcours des yeux, dans la nuit.
Horreur, plein mon âme ! et silences par-dessus, terrifiants !
De là, je pousse jusqu’à la maison : elle y sera rentrée, qui sait ?
A pied, qui sait ? Invasion de Danaens : ils la tiennent toute.
C’en est fait ! Un feu glouton est roulé par le vent jusqu’aux plafonds.
Les flammes montent tout en haut, leur souffle s’emporte jusqu’au ciel.
Je continue d’avancer, revois le palais de Priam, la forteresse.
Déjà dans les portiques déserts, en l’asile de Junon
De drôles de gardiens -Phoenix, le vicieux Ulysse-
Surveillent leurs proies : ce sont, venus de partout, les trésors de Troie
Arrachés aux sanctuaires incendiés, les tables des dieux,
Les vases d’or massif, les vêtements volés :
Tout cela entassé. Des enfants, en longue file des mères effarées
Se tiennent autour.
Osant -pourquoi pas ?- donner de la voix dans le noir,
Je remplis les rues de mes cris. Douloureux je gémis
-c’est vain- « Créuse … », je l’appelle, encore et encore.
Comme je la cherche, me ruant infiniment sous chaque toit de la ville,
Une bien triste apparence, l’ombre même de Créuse
Me saute aux yeux : en plus grand, son image, qu’à l’accoutumée.
Je me fige. Mes cheveux se dressent, ma voix se coince dans ma gorge.
Et elle, de parler, de m’épargner les soucis par ces mots :
« A quoi bon te complaire en si malsaine douleur,
Doux époux mien ? Ça n’arrive pas sans le vouloir d’un dieu,
Ce qui arrive. Emmener Créuse d’ici avec toi, en compagne, le sort
N’en veut pas. Il ne le permet pas, Lui qui règne à l’Olympe-d’En-Haut.
Pour toi : longs exils, labours, longtemps, sur les vastes plaines de mer.
Tu atteindras alors aux terres d’Hespérie, où parmi les grasses
Cultures Thybris le Lydien coule en un calme courant.
Là-bas, belle réussite, règne, royale épouse :
C’est ton lot. Mets fin à ces larmes pour Créuse chérie.
Je ne les verrai pas, les prétentieuses maisons des Myrmidons,
Des Dolopes. Je n’irai pas faire l’esclave chez les matrones grecques,
Moi, née-de-Dardanos, bru de Vénus la divine !
Non ! la Grande-Mère-des-Dieux me maintient à ces bords-ci.
Bon vent à toi. Préserve l’amour de notre commun fils. »
A peine m’a-t-elle dédié ces dires (je pleurais, je voulais en dire
Beaucoup encore), elle m’abandonne, s’éloigne, un souffle dans l’air.
Trois tentatives pour mettre mes bras à son cou,
Trois vaines étreintes de mes mains : son image s’échappe
Pareille aux vents légers, toute semblable au sommeil ailé.
Alors seulement -la nuit est bien finie- je retourne à mes compagnons.
Et là, ce que je trouve : une immense troupe de nouveaux venus
Qui s’est ralliée. Leur nombre me surprend : mères, hommes,
Ramassis de jeunesse pour l’exil, masse bien à plaindre.
Ils sont arrivés de partout, avec leurs biens, les cœurs prêts
A prendre la mer pour n’importe quelle terre où je veuille les conduire.
Déjà, dépassant la pointe des sommets de l’Ida, Lucifer
Amenait avec lui le jour. Les Danaens tenaient assaillis
Les seuils des portes : aucun espoir de pouvoir quoi que ce soit.
Je cède : mon père chargé, je m’en vais vers la montagne.