L’ordre du jour de Benoît Casas

L’ordre du jour de Benoît Casas vient de paraître aux éditions du Seuil.
Du même auteur, Bruno Fern a lu Envoi écrit avec Luc Bénazet et Il était temps.


 

Ce livre est un journal en vers, apparemment tenu tous les jours d’une année, entre le 1er janvier et le 31 décembre. Chaque partie rapportée à un hypothétique quotidien n’est composée que de prélèvements effectués dans différents textes lus par Benoît Casas et écrits à la date où ils ont été réutilisés ici, entrant étrangement en résonance avec la vie de l’auteur, ce qui donne lieu à un ouvrage aussi intime qu’impersonnel puisque l’autobiographie ne s’y expose qu’à travers les mots des autres.

Tout d’abord, ce principe d’écriture constitue indéniablement une performance textuelle, inédite à ma connaissance. Cela étant, il va bien au-delà de cette prouesse – et veut d’ailleurs y aller : « tiens-toi à ton livre / savoir ce qu’il donnera / quand il aura été / tout à fait mangé. » D’une part, il affirme de manière radicale qu’on ne saurait écrire ex nihilo mais qu’au contraire il s’agit toujours de partir peu ou prou de la masse où nous sommes dits pour en tirer du nouveau, i.e. du singulier. D’autre part, il implique à la fois une appropriation (ingérer ce que la lecture a offert comme matériaux les plus divers) et une distanciation vis-à-vis de l’expérience subjectivement vécue. Ces deux axes croisés sont évoqués tout au long du livre qui commente ses propres procédures. Ainsi le premier apparaît dans le rappel fréquent de cette intertextualité poussée à l’extrême (« richesse d’une œuvre : / quantité de passé qu’elle contient »), où les écrits des autres viennent confirmer que si tout a été dit il reste sans cesse à le revivifier (« peut-on être l’ami / d’un mort ? / trouver un format »). Quant au second axe, il participe également à une conception plurielle du moi qui échappe à une identité tellement affirmée qu’elle serait close sur elle-même et finirait par en crever – ce dont, encore aujourd’hui, les exemples ne manquent pas, hélas, entre replis nationalistes et / ou religieux de tous poils. Benoît Casas revient à plusieurs reprises sur cette multiplicité : « si je est un autre / cela ne fait pas beaucoup » ; « une expérience à la limite / de la dépersonnalisation » ; « tout ce qui m’attache au monde / ne tisse pas une identité / mais une existence » – et en apporte donc la preuve en acte.

Du coup, le livre brasse de tout – réflexions philosophiques, politiques (où la préoccupation d’un communisme possible est récurrente) et littéraires, évocations des êtres aimés, voyages (avec une prédilection pour l’Italie), notations de la vie quotidienne, etc. – mais dans un ordre qui fait se juxtaposer des mots renvoyant à des réalités parfois très différentes, d’où collisions et échos (« j’écris pendant une heure seulement / et puis je rentre précipitamment / avec l’impression / que je ne peux pas astreindre / mon cerveau à ce travail / une minute de plus. / de grosses tranches / de bœuf saignant. / le soleil couchant illuminait / le ciel de sa clarté jaune pâle ») pour mieux contrer le réel, c’est-à-dire « ce qu’on retrouve / à la même place », et essayer d’aller ainsi vers ce que l’auteur désigne sous le nom de vérité, au moins la sienne : « le vrai dérange il fait peur. / j’écrirai en dépit de tout / à tout prix. / manière de me battre / me maintenir en vie ».

Car l’enjeu réside finalement là puisque si les jours sont ici comptés en blocs qui ne dissocient pas lire, vivre et écrire, c’est aussi pour tenter de faire face à sa mort et à celle des autres : « il faut que soient passées / quatre saisons / pour que l’on commence / à s’habituer à une mort ». Et, pour cela, c’est l’écriture qui doit entrer en jeu (« découper coller / jeu d’enfant ») grâce à une dynamique à la fois sensuelle (« il faut lire voracement. / caresse profonde. » ou bien « le grand objet de l’existence : / la sensation ») et offensive (« une authentique mise à feu / devant les choses. »), histoire de remettre en mouvement ce qui pourrait paraître inerte – d’où l’insistance sur la nécessité de la vitesse et de la précision que cherchent à créer la coupe des vers [1] (« la phrase nerveuse. / démarche spasmodique. / métrique hors du type général. ») et les effets dus aux rapprochements effectués par le montage des fragments : « affronter des choses des situations / des décisions qui te sont étrangères / et tirer de ce heurt et de cet effort / un accroissement de tes capacités ». Tout en sachant que ce travail-là ne permet pas d’atteindre une quelconque essence (pas le moindre Être à l’horizon du poème) mais d’approcher une plus grande intensité du vivant : « le vrai n’est pas un savoir. / le difficile est de fixer l’état / de le maintenir / de le prolonger » et qu’en définitive « seul compte / l’ordre des mots ».

Bruno Fern

28 mai 2013
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[1Prose coupée qui n’est pas sans rappeler celle de Jean-Christophe Bailly : « un petit filet de mots. : comme des copeaux / qui tombent d’un / rabot. » (cf. vers la fin de Basse continue).