32- La nuit sous les ordres du sable
Il faut lire cette correspondance entre Paul Celan et Ilana Shmueli ; elle continuera longuement à travailler en vous.
Au terme de sa préface [1], qui fait la clarté sur leur histoire commune, depuis l’enfance à Czernowitz (l’actuelle Tchernovtsy d’Ukraine) avant et pendant la guerre, jusqu’à leur rencontre à Paris, quelque vingt ans plus tard, puis à Jérusalem, et à nouveau à Paris entre octobre 69 et avril 70, Ilana se souhaite à elle-même, qui rend ainsi public « le domaine privé d’un homme qui ne peut plus émettre la moindre objection », « des lecteurs scrupuleux et vigilants ».
Je ne pense pas qu’elle puisse jamais être déçue.
Ce qui se joue dans ces lettres est sans doute le plus terrible ; mais en même temps ceux qui luttent ici contre l’inexorable montrent l’un envers l’autre un si grand respect, une si grande pudeur, une telle confiance aussi au début dans leurs chances, malgré les menaces qu’ils sentent monter du sein même de ce qui les unit, et dont chacun porte le poids comme il le peut, menaces qui ne feront que croître au cours des six mois que couvre le plus riche de leur échange, qu’on reste, à la fin, comme interdit par le silence qui suit la dernière lettre, de Celan, celle qu’il écrit le 12 avril 1970, une semaine avant de se jeter dans la Seine.
Et donc qui pourrait ici manquer de vigilance, sachant de surcroît dès le départ à quelle fin il lui faut s’attendre ?
Plutôt se souvenir de ce que Celan écrit dans une version du Méridien [2] : « Il n’y a guère que l’homme comme silence qui puisse faire face ».
Et puis, derrière cet amour que la maladie attaque sans le corrompre, c’est une autre tragédie, une autre folie, auxquelles le texte de ces lettres renvoie en sourdine, à côté bien sûr de celle où se noue le destin d’Israël toujours en question, et c’est celle de notre monde disloqué, vu depuis cette origine absolue que représente l’holocauste auquel ont échappé Celan et Ilana Shmueli, et dont la poésie de Celan, qui cherche à inventer les conditions d’un avenir, témoigne de la part d’ombre.
Poésie de l’origine en effet, si l’on s’en réfère à Blanchot [3] :
Ce qui s’est passé là, l’holocauste des Juifs, le génocide contre la Pologne et la formation d’un univers concentrationnaire est, qu’on en parle ou qu’on n’en parle pas, le fond de la mémoire dans l’intimité de laquelle, désormais, chacun de nous, le plus jeune comme l’homme mûr, apprend à se souvenir et à oublier.
Enfin, le plus émouvant pour nous, c’est de voir comment la maladie détache peu à peu, et avec violence, Celan, de ce sans quoi il n’est pas pour lui de vie, ni donc de parole, possibles, c’est-à-dire le poème.
Jusqu’au début du mois de mars 70, vingt-six poèmes accompagnent, comme on dit, ces lettres.
Mieux vaudrait dire plutôt qu’ils les portent, au sens que Derrida donne à ce verbe [4] dans son commentaire de « Grande voûte incandescente » [5], montrant que « porter » (tragen) peut entre autre assigner à la poésie et à son destinataire, alors même que le monde semble s’absenter ou s’être absenté, la charge de parler « le langage de la naissance » [6]…
DEBOUT,
l’éclat de figue sur ta lèvre,debout,
Jérusalem autour de nous,debout,
la senteur des pins clairs
au-dessus du bateau des Danois, auquel nous disions merci,j’étais debout
en toi. [7]
Ainsi les poèmes, paroles d’amour, donnent-ils à ces lettres leur véritable élan, qui lutte contre la plainte, la lassitude ou l’effroi qui s’expriment dans la prose, brève le plus souvent, des lettres de Celan à partir de mars 70, juste après l’avant-dernier poème, « A l’infini en toi/ j’entends la pierre tenir »… et juste avant l’aveu le plus pathétique : « il se fait tard dans ma vie, et ce avant l’heure ».
&
Tout l’automne qui précède, cependant, lettres et poèmes disent le chant du possible, et enchantent la durée ; la poésie alors nourrit la prose, la libère, comme s’il y avait, de l’une à l’autre, un chant continu : « Moi aussi j’ai un visage, cela, je le lis dans tes yeux – cela aussi. » [8] Et encore : « Dire est beaucoup, parler est beaucoup, je t’ai parlé (…) et c’est certainement aussi pour cela, aussi à partir de cela qu’a été possible ce qui est arrivé et qui maintenant reste et reste. » [9]
Et encore en janvier :
(…)
quelque chose, habitué à ce qui est lourd,
se disloque, toi qui à l’infini
défais le toujours,
ici en nous portant.
La vie amoureuse et la vie poétique se confondent dans la même révélation, non pas d’une fusion mythique (flamboiement, illusion lyriques), mais au contraire dans celle d’une altérité irréductible qui comble et enchante.
Je remarque que lorsque Celan écrit dans une note [10] en marge du poème « Le Brasier » cette formule paradoxale « Il y a tant de distance en nous, que nous ne pourrons jamais plus nous perdre : nous sommes si proches l’un de l’autre », il témoigne d’une expérience et d’une vérité identiques à celles que permet et dévoile la réalité poétique. Dans l’un et l’autre cas en effet la vraie rencontre implique un retournement imprévisible et miraculeux à partir de quoi la distance et l’éloignement, loin d’être causes de souffrance, sont la vraie chance à courir : car c’est en eux, c’est dans cette différence même, reconnue et assumée, que l’on partage la vérité la plus intérieure. Celan dirait la plus « amicale » : « Le poème (…) parle au nom du Plus-étranger (…). Le Plus-étranger est, en tant que l’inconnu, le simplement amical ; et dans le poème, le plus proche, l’immédiat, en entrant dans le Plus-étranger, devient aussi l’absolument prochain. » [11]
C’est une autre émotion aussi que de voir comment celle à qui sont adressés ces poèmes les fait siens au point d’être transformée et comme révélée à elle-même : « De nouveau quelque chose de toi ; le poème et les merveilleuses lignes à son sujet. Ou le merveilleux poème et les lignes jointes qui me donnent tout doucement de l’assurance, et une absurde joie de vivre, que je ne connaissais que par l’idée que j’en avais » [12]
Il y a une grande force chez cette femme, quelle que soit la fragilité qu’elle avoue, en particulier lorsqu’elle s’interroge sur son identité et son histoire, quelles que soient aussi les conditions aléatoires, incertaines, de la vie commune avec Celan, si brève en vérité. Mais l’amour l’ouvre à la découverte d’une générosité insoupçonnée de la vie en elle, et d’un accord avec elle-même, qui lui inspirent quelque chose comme un enthousiasme : « Et puis je prie qu’il y ait un Noël pour nous. Pour cette prière, comme tu sais, je n’ai pas de mots, mais seulement ma respiration profonde. » [13].
Aussi la voit-on lutter contre la dégradation de l’état de Celan, contre ce retrait de la vie, ce mouvement de fuite auxquels il s’abandonne dès la fin de l’automne ; elle se bat avec une conviction pathétique, « je refuse désormais toute idée d’impossibilité, car tes limites et tes ombres et tes abîmes, et quel que soit le nom que tu donnes à tout ça, je peux très bien t’en soulager, je les connais… » [14]
Cependant, elle peut bien lui demander d’accepter la nécessité « comme on accepte la pluie », lui proposer des parades en vérité dérisoires, recourir même à la cruauté comme pour susciter un sursaut d’énergie – « Tu sais, Paul, l’amour a disparu de tes lettres, je peux parfaitement l’observer au fil du temps » [15] – elle ne peut que constater son échec.
La menace pressentie dans un poème de novembre au titre si beau : "Nous les vrais comme l’avoine des plages" [16], se réalise :
la nuit, prends garde, la nuit sous les ordres du
sable,
est rigoureuse
avec nous deux.
Impossible, maintenant, de continuer à vivre en poésie, c’est-à-dire de survivre.
La dernière lettre de Celan, du 12 avril, dit ceci : « Laisse-moi écrire ici ce mot de Kafka : "Soulever le monde pour le faire entrer dans le pur, l’immuable, dans le vrai ».
Mais la poésie ne sait plus alors comment soulever le monde.
&
Que dire de plus, au risque de quitter le réconfort et l’abri d’une veille attentive...
Tel est le poète : « sans l’abri d’une tente (…) et donc le plus étrangement à découvert, [il] prend son existence et va avec elle vers une parole, blessé par la réalité et cherchant la réalité » [17]
Oui, que dire de plus.
Rien, assurément.
Sauf à citer Henri Michaux [18]. Lui est dans le juste.
Sur le chemin de la vie, Paul Celan...
Sur le chemin de la vie, Paul Celan trouva de grands obstacles, de très grands, plusieurs presque insurmontables, un dernier vraiment insurmontable. En cette pénible période, nous nous sommes rencontrés... sans nous rencontrer. On a parlé pour n’avoir pas à parler. C’était trop grave en lui, ce qui était grave. Il n’eût pas permis qu’on y pénétrât. Pour arrêter, il avait un sourire, souvent, un sourire qui avait passé par beaucoup de naufrages.
Nous faisions semblant d’avoir avant tout des problèmes touchant le verbe.
Dans un lit de neige, dans son « schneebett » désolé, désespérant, admirablement dur, le poète inégalé repose et fera à jamais reposer d’une étrange, particulière façon ceux qui en tout repos gardent malaise.
La cure, venue de l’écriture, ne suffisait pas, n’a pas suffi. Bonds inutiles. Toujours dans la salle des cris, enserré dans les instruments de torture. Un ciel d’encre de plus en plus. Chaque jour finit par frapper.
Il s’en est allé. Choisir, il pouvait encore choisir. La fin ne serait pas si longue. Au fil de l’eau, le cadavre aisé.
[1] Rappelons que l’édition originale de cette Correspondance, avec la préface (ou postface, pour l’édition allemande) d’Ilana Shmueli, est parue en 2004 (2006 pour trois lettres inédites), chez Suhrkamp Verlag, Francfort-sur-le-Main, et que la présente traduction française est assurée (en dialogue avec Martin Ziegler) par Bertrand Badiou qui dirige, au Seuil, la publication des œuvres de Celan.
[2] Voir Le Méridien & autres proses, La Librairie du XXIème siècle, Seuil 2002, p. 105.
[3] Maurice Blanchot, L’Amitié, « Guerre et Littérature », Gallimard 2001, p. 128-129. La première édition date de 1971.
[4] Voyez Béliers (Galilée, 2003), en particulier la cinquième et dernière partie.
[5] C’est la traduction du poème « Grosse, Glühende Wölbung », que donne, p. 130, Jean-Pierre Lefebvre dans Renverse du souffle, La Librairie du XXIème siècle, Seuil 2003, traduction à laquelle Derrida renvoie.
[6] Derrida, op. cit., p. 72.
[7] op. cit., p. 43.
[8] Lettre du 21/10/69.
[9] Lettre du 4/11/69. C’est Celan qui souligne.
[10] Préface d’Ilana Shmueli in Correspondance, op.cit., p. 20.
[11] Voir Le Méridien & autres proses, op. cit., note 55, p. 109.
[12] Lettre du 30/11/69.
[13] Ibidem
[14] Lettre du 4/12/69.
[15] Lettre du 9/4/70.
[16] Correspondance, op. cit., p. 53-54.
[17] Le Méridien & autres proses, op. cit., p. 58.
[18] In Emmanuel Levinas, Paul Celan de l’être à l’autre, Editions Fata Morgana, 2004, p. 9-10.