La seconde vie de Gertrude

Parler au nom de celle qui ne parle pas procède peut-être d’une prétention démesurée. Car il ne saurait être question d’attendre de Gertrude le moindre signe d’une langue commune. Pourtant, si l’on consent à comparer cette silhouette de petite femme simplette à un avatar, on peut prendre au sérieux la manière de raconter une nouvelle fois le corps féminin dissimulé parmi les métamorphoses végétales. La remarquable acuité olfactive de Gertrude transmet à son cerveau des informations d’une telle finesse qu’elles lui permettent de retrouver la senteur originelle des fleurs séchées. Allongé nu dans un lit de feuilles mortes, le nez hypersensible, à la moindre émission de phéromones, retrouve immédiatement la grande aunée au beau passé. Pline, Hildegarde de Bingen et Saint Paul en recommandaient la décoction pour remédier à la faiblesse d’estomac. Ainsi, toutes les choses de la nature se tiennent et ouvrent aux plus infimes manifestations de la seconde vie de Gertrude en quête d’un amour idéal, total et sans concessions. Cette recherche d’absolu fait nécessairement penser à celle de Gertrud dans le film éponyme de Carl Theodor Dreyer.

Les fleurs sentent si bon, les grandes fleurs éclatantes, aux tons carminés, aux nuances fines, variées, sensuelles et entrouvertes, bien dégagées du feuillage sur une tige longue et exceptionnellement forte et droite. Elles offrent leur floraison et font frémir les sens. Avec leurs lèvres retournées, dentelées, charnues qui engendrent un parfum de sortilège, elles mettent la figurine sens dessus dessous. Gertrude vit aux antipodes des coquetteries séductrices. Elle agit de telle sorte qu’un centre de gravité lui soit inutile. Sa jupe bilabiée n’est pas arrêtée à une façon de se vêtir, mais à la superposition légère de sa tête et de son cœur abondamment florifères. Le vêtement est un peu trop hybride, pour être qualifié par les élégances d’une mode quelconque. Pourtant c’est un summum de grâce. Ainsi, toutes les choses de la nature se tiennent et ouvrent aux plus infimes manifestations de la seconde vie de Gertrude dans son appartement de la rue de Fleurus en quête d’art. Cette recherche de la fréquentation des artistes et des fleurs fait nécessairement penser à celle de Gertrude Stein qui écrit Rose is a rose is a rose is a rose.

Entre l’artifice et la nature, ce n’est pas une ressemblance, c’est une identité de fond. La zone indiscernable entre les plantes et Gertrude est plus profonde qu’une identification sentimentale. L’indéterminabilité désigne une attente folle, incontenable dans les mots de la botanique, qui plantent dans les jardins savants des étiquettes presque toutes inutiles car elles expriment la plupart du temps la même chose : la caducité du classement. Gertrude ne traite pas les noms de fleur à la légère. Quand un jardinier bien intentionné lui explique les vertus médicinales des fleurs d’églantier, elle devient inquiète et plisse son front lisse. Elle porte l’extravagance poilue d’un bédégar à ses lèvres et la caresse de la “barbe de Saint Pierre” lui confirme une fois de plus que la seule clef astringente et tonique est celle de sa croyance aux miracles. Ainsi, toutes les choses de la nature se tiennent et ouvrent aux plus infimes manifestations de la seconde vie de Gertrude dans son innocence absolue. Cette recherche d’un savoir subtil, tendre et attentif, fait nécessairement penser à celle de Gertrude Kolmar qui écrit avec la fragilité d’un rosier sauvage déraciné.

Si imprévue, si étrange, si complètement mystérieuse est cette créature, qu’on est tenté de voir en elle un être imaginaire. Il n’en est rien, Gertrude appartient à une espèce rare et polymorphe de mauve au nom évocateur signifiant "mal qui me poursuit, va-t’en". La surface de cette plante est tantôt lisse, tantôt velue, elle est bisexuelle et riche de multiples qualités phytothérapiques. Légèrement laxative, efficace en cas de toux, enrouement, laryngite, angine ou sécheresse de la langue, de la famille des fausses guimauves, c’est merveille en infusion ou gargarisme. C’est dire que la taxinomie et l’amour peuvent faire bon ménage. Elle a d’ailleurs servi de source d’inspiration pour une femme éternelle. Gertrude rayonne d’une tendresse lucide, puissante et inépuisable. Elle change notre regard sur nous-mêmes. Elle nous aide à affronter notre histoire et à en pressentir la part irréductible et non cessible au temps. Ainsi, toutes les choses de la nature se tiennent et ouvrent aux plus infimes manifestations de la seconde vie de Gertrude dans son jardin d’herbes. Cette recherche des sentiers de traverse herbus fait nécessairement penser à celle de Gertrud von Le Fort qui n’avait que la volonté de vivre.


Images copyright Lise Barès

8 septembre 2007
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