La traque de Sophie Braganti
L’enfance est très présente dans ces récits, soit à travers des scènes d’école où se disent bien des épreuves, celle de la honte et celle de la solitude. Elle est présente aussi dans l’évocation de la vie familiale avec ses rites, ses joies, ses évidences parfois brutales, à travers les figures très emblématiques de la gand-mère italienne, avec ses croyances et superstitions, du père un peu distant, mais surtout de la mère que l’enfant ou l’adulte qu’elle est devenue, observe d’un œil critique et aimant. Avec reconnaissance aussi, et fidélité, puisque l’amour de la vie dont cette femme faisait preuve continue, après beaucoup d’années, d’inspirer sa fille : « car dans sa bouche il n’y avait pas assez de place pour toute l’attention qu’elle portait au monde ça se bousculait tant que ça se bouscule encore ».
Il y a là, à l’écart de toute pose intellectuelle, ou contre elle, comme une sociologie des années 70 dans un quartier populaire de Nice, tout un quotidien en apparence banal que sauve de la perte ce témoignage aigu, fantaisiste, mais sans complaisance, tendre et complice, que soulignent en contrepoint les photographies de l’auteur, souvent insolites.
Sur d’autres thèmes et d’autres expériences venues plus tard, comme la rencontre des milieux universitaires ou « littéraires » ou journalistiques, les jugements de Braganti peuvent être plus acerbes…
L’exergue de Crac, une longue citation de Ponge, dit clairement ce que signifient les ruptures revendiquées s’agissant du rapport à la littérature et à la poésie : « Quant à moi, dit Ponge, le moindre soupçon de ronron poétique m’avertit seulement que je rentre dans le manège, et provoque mon coup de reins pour en sortir. »
Sortir du manège, voilà bien la nécessité intérieure à quoi se plie l’écrivain Braganti. Il s’agit de ne pas se faire prendre au piège de la belle langue.
On voit bien des traces de ce refus dans ces livres, comme celle par exemple qui fait fuir à l’auteur la mode haï ku, même s’il est vrai que, par provocation, elle y sacrifie deux ou trois fois…Mais enfin, écrire, c’est un peu comme grappiller ailleurs d’autres fruits ; il s’agit bien de « sortir des clous ». Ce risque-là n’est pas facile. On ne s’en tirera pas simplement en se jouant de la grammaire sage, comme le signalent le refus de la ponctuation et d’autres contraintes. Braganti le sait bien.
Elle sait à quoi écrire engage, et ce que, depuis le début, elle a risqué : « Continuer seul maître mot du jour tous les jours continuer ma traque ». Il s’agit d’atteindre à ce « blanc dans le débridé des mots ». C’est-à-dire à une certaine qualité du silence. (Qu’elle me pardonne d’en revenir à ce truisme.)
En attendant d’y arriver – y arrive-t-on jamais – on peut rire de tout le reste. Mais c’est :
Temps mort plus fort que parenthèses silence ou ombres échanges ondulants aériens frottements du connu à l’inconnu zones d’incertitude le sens attend sa forme qu’on lui donne un nom comme à toute chose ouvrir la bouche et le souffle s’y loge en attendant je me marre
[1] Voir : sophiebraganti.over-blog.com