Laurence Paton | Odessa

Je suis hantée par Odessa. Odessa me suit. C’est pourquoi je marche beaucoup. Quand je suis immobile, Odessa est plus lointaine, ne vient pas, disparaît complètement dans le brouillard.
Odessa, je la vois toujours la nuit. Et encore ? Comment la décrire ? C’est toujours compliqué, confus.
Plutôt très haut ou au fond, au grenier ou dans un arrière-bâtiment, arrière-boutique ou dépendance. Ce n’est pas simple d’y arriver : il y a toujours de sombres histoires de clefs, que j’ai, que je n’ai pas, que j’ai sans avoir.
Car je n’ai aucune volonté affirmée, aucun désir clair et manifeste d’être à Odessa. Non, Odessa est donnée soudain et faire preuve de volontarisme serait échouer : Odessa disparaîtrait , et seule resterait une chambre vide.
Odessa, c’est autre chose, ça a de la profondeur, une histoire, plusieurs chambres, ou une partie de la chambre, qui ne sont pas vraiment à moi, où je ne peux habiter car louées ou appartenant à quelqu’un d’autre. Je ne suis ni propriétaire ni locataire en titre. Je n’ai pas de titre.

Ce qui caractérise Odessa, c’est que j’y suis toujours seule. Réfugiée. Rescapée, non pas d’un massacre, mais d’une vie collective avec des drames cachés, dont je me suis enfuie.
Regardez ces repas de famille. Tous réunis au grand complet à l’occasion des mariages, puis, une ou deux générations plus tard, des anniversaires des aïeules ou patriarches. Au début, les tables en fer à cheval, longues, étroites, sont installées dans une immense salle sombre. Assise sur un côté, assez loin des mariés immobiles au centre, je m’ennuie. Toujours les mêmes personnes à qui vous n’avez rien à dire. Notamment cet homme, une ombre en costume noir, toujours le même âge, celui d’être mon père, son visage impénétrable ne bouge pas, il est silencieux comme un agent secret . Intelligenti pauca (aux intelligents peu suffit), semble dire ce personnage incontournable. Posée là, je suis un petit point d’une grande chaîne.
Au fur et à mesure des années, je ne suis plus allée à ces repas de famille. Quand j’y suis retournée, l’ambiance avait changé. Les grandes tables rectangulaires et étroites avaient disparu, remplacées par des petites tables rondes, réunion de fourmis de la même cellule, sauf au centre où trône non plus la mariée mais l’aïeule. L’atmosphère est plus souriante, bien que le plus souvent les conversations traînent, notamment à la table centrale vers laquelle convergent tous les regards. L’air est encore lourd de drames non dits, de tragédies cachées . Mais existe-t-il des groupes sans histoire tragique, sans texte, sans violence ? Des groupes légers comme des elfes où les gens glissent ensemble, volent , rient. Où trouver la légèreté ?
Certainement pas à Odessa où règne, comme dans les cérémonies familiales, une culpabilité sourde. Mais sur le mode absurde. Car à Odessa on s’enivre d’une liberté récemment acquise, ou plutôt on est encore à la recherche de la liberté. Ce n’est pas dit et je ne le sais pas, puisque je suis seule et apeurée, une souris qui cherche à sortir de sa cage ou qui, ayant réussi à s’en sortir, fabrique immédiatement de nouveaux barreaux, se cogne partout en traçant un circuit labyrinthique, j’ai dû laisser derrière moi tous les autres réunis dans l’appartement au milieu des gravats, regardant passer les bus qui circulaient carrément dans l’entrée et le couloir, et à toute vitesse encore ! Avec eux, on n’allait jamais nulle part, on restait là à célébrer d’improbables anniversaires —les départs étant tous voués à l’échec. Voyages en train sans ticket et donnant lieu à de ridicules scènes : retard , courses sur le quai, chute, pleurs, retrouvailles, peur du contrôleur.

Comment va-t-elle sortir de tout ce gris ? Odessa est étrangère à toute clarté. Elle cherche la lumière, la voit parfois au hasard d’une promenade, quand elle s’échappe d’Odessa. Comment sortir de tout ce gris ? Il y a bien eu des tentatives, quelquefois réussies, où elle était dans la lumière, elle était la lumière : elle était le son mat, lointain et présent, de la cloche de la chapelle de l’Institut, elle était la nuit , l’accord parfait avec les choses, les gens, l’air, le ciel, les arbres, la mer. Amener Odessa au grand jour, sortir de l’ombre, être avec Odessa dans la lumière.

Odessa c’est une chambre vue en rêve, pleine de recoins et d’escaliers, sans limites vraiment définies, avec des meubles polis par les ans et de lourds parfums, ou un parquet gris et délavé dans un bric-à-brac de grenier. Il y a toujours des histoires de clefs. Pour arriver à Odessa, je dois passer par une autre pièce qui n’est pas à moi, ou passer par la lucarne du fond. Tout est vieux et ancien, l’appentis au fond d’une cour, dans Muriel, chambre noire avec des négatifs impressionnés. Je suis Odessa, Odessa est une partie de moi. Comment m’en rapprocher ?
Odessa n’est pas fixe, change sans cesse de place, impossible de la retrouver à heures fixes. Elle est imprévisible, arrive n’importe quand, n’importe où —souvent dans la rue.

Que faire à Odessa ? Quelles sont les activités autorisées ? Je ne lis pas à Odessa. Juste des mots prononcés, murmurés, balbutiés, chantés. Juste des mots, des escaliers, des fenêtres, ou plutôt des trous en haut du mur, une cour et le ciel gris. Parfois une voiture est garée devant la porte, seule dans une grande avenue vide, comme dans un cauchemar soviétique.
Rien de moderne ni de blanc à Odessa. Tout est vieux, les peintures sont usagées. Je marche le long d’anciens couloirs haut perchés, pousse des portes battantes, des oiseaux s’envolent, des toiles d’ araignées tombent, jadis une vie dont il reste à peine trace a animé ces lieux, je m’approche de la lumière. Pas de bruits sinon celui de mes pas qui avancent et des portes qui grincent. Que suis-je venue chercher ? Pourquoi continuer à hanter ces lieux, y rôder en rasant les murs ? L’espace est vide, peu de meubles, d’objets ou de livres, tout a été emporté, débarrassé. Ne reste que l’espace protégé du temps. Un ventre mort, un refuge bien caché sur lequel les années n’ont pas prise. Face à cet espace vide où la couleur n’entre pas, dépourvu de lit, je suis assise ou à demi allongée sur un vague matelas. Le samouraï avait au moins un oiseau en cage qui lançait son cri, haute note aiguë et lancinante. Je regarde battre les planches de bois disjointes des portes vermoulues. Je redescends par un escalier inconnu dans mon antre sans lumière où la lucarne est trop haute pour voir au-dehors. Tout est indéterminé, gris, pluvieux, boueux. Comment faire entrer la lumière, les gens, les animaux, les aliments, la cuisine, le vin, les vêtements ? Comment faire venir le monde, la vie ? Comment habiter Odessa ? Un jour peut-être je pousserai une porte et un chat apparaîtra, dansant l’espace, dessinant le temps, faisant entrer le jour. En attendant, tout est statufié, gardé sous naphtaline, endormi par le choloroforme, durci par le marbre, monument funéraire livré au vent glacé. Oh Odessa ! Tout le contraire de la musique, de ces perles cristallines et chaudes qui effleurent le temps, soutenues par le chant élevé du violon. À Odessa, la musique ressemblerait plutôt à un cri strident, langage désaccordé, bribes sauvages expulsant les jours, ne voulant rien avoir à faire avec le flux tranquille du temps, sons désarticulés dans l’impossibilité de soutenir un discours, en désaccord avec la durée, en proie à la pensée de la mort. Que va-t-il se passer maintenant ? Comment tout cela va-t-il se terminer ?
Odessa c’est la chambre de l’angoisse, de l’attente sans nom. Car même expulsé, le temps et ses questions reviennent. Un chat passe, des oiseaux tombent. Un chat passe, boule de douceur, ou bondit, trait noir ébouriffé d’angoisse. Odessa, où j’ai fui les gravats et les tombeaux familiaux, peut être un sas où réapprendre la vie, la chaleur, la musique de la mer entendue à travers le balbutiement des mots. À condition de laisser entrer le temps, venir les sons qui rafraîchissent le désert.

À Pompéi, dans l’enclos du boulanger, on ne voit plus rien à part l’herbe, les haies, les emplacements vides, et les pierres froides du four. Mais en se concentrant, les yeux fermés à l’intérieur et ouverts sur l’extérieur (ou l’inverse, ou les deux à la fois), pour écouter le ciel, les particules bleues de l’air vous transportent dans un temps vivant, vous font percevoir, mieux que les villas restaurées, les fresques et les mosaïques délavées et brillantes, que ce rien, ces ruines ont été habitées. Il suffit de s’arrêter, de rester immobile, et dans le silence de midi ou de trois heures de l’après-midi, ce paysage de haies, désert herbu et quadrillé, fait apparaître l’éclat de la ville morte. Pendant une seconde, une minute, ou beaucoup plus, le temps est aboli.
À Odessa, des personnages s’affairent dans ma chambre. Je les regarde. Des vieilles femmes, chignon blanc ou gris, blouse d’un bleu délavé, traversent la pièce en trottinant. Au fond de son échoppe sombre, un cordonnier vêtu d’un tablier en cuir travaille devant son établi où une faible lumière brûle toute la journée . Un médecin avec sa sacoche noire venue du fond des âges recommande de chasser la poussière qui donne de l’asthme. Moi maintenant je suis assise sur un fauteuil, presque allongée. Je suis dans mon noir, occupée à le couver. La chambre pleure. Je suis immergée, la mer et le ciel se confondent, traversées par toutes les nuances du gris, jusqu’au blanc. Le médecin se penche vers moi, puis s’en va.
Odessa est silencieuse. Les bruits de la rue, de la ville sont étouffés. Odessa, ville morte, sable mouillé où la mer, en se retirant, a laissé des rebuts indéterminés, bois à demi calcinés, algues déjà desséchées, traces d’écumes, Odessa découragée, paresseuse, endormie, léthargique. Pourquoi, à la suite de quels événements, la ville, la chambre, la plage ont-elles été désertées ? Certains sont partis en catastrophe, une guerre, un cataclysme, éruption de volcan, montée de lave, sable qui recouvre tout. Et la mort soudaine en plein midi, ou la lente agonie au bout des jours noirs. Tout s’est arrêté et des années ou des siècles plus tard le passant est attiré par ces lieux aujourd’hui abandonnés, mais jadis vivants.

Un jour elle va sortir d’Odessa et repartir, regagner le cours du fleuve. En attendant elle rêve qu’elle commence un roman :

À Odessa, Tessa mange avec plaisir crabe et caviar, parfois des coques. Jamais de crème de marron, de radis blanc ni de blettes. Elle porte des habits verts, blancs, gris. Le dimanche elle a des idées noires quand elle descend les escaliers et délaisse le chemin pour aller sur la lande, ou encore près du canal qui longe l’ancienne voie ferrée. Elle avance vite, très vite, dans son fauteuil glissant, prend les virages à la corde et s’arrête net en dessinant une magnifique courbe, comme en ski . Un homme marche à côté d’elle dans la campagne à la recherche des paysages d’autrefois. Des chercheurs de l’Observatoire astronomique leur font une farce en envoyant des soucoupes volantes, et tous deux sont arrêtés net dans leur progression solitaire par ces jeunes gens joyeux et pleins de bonnes intentions. Tessa les insulte et ils perdent leur sourire.
Le chemin poudreux s’évanouit. Tessa revient à Odessa. Odessa la blanche où la jeune fille pâle mange des yaourts sans confiture, des escalopes, et jamais de poulet, ni de veau, ni de bœuf. Du lapin plutôt, et parfois du canard. Il lui faut des forces pour explorer ce palais, cette contrée, ni république ni royaume. Elle est retirée dans sa chambre comme la mer se retire. Non pas cloîtrée, mais retirée du monde.

Odessa est comme une grange, sombre comme la tombe où reposent mes amis. Un grenier à grains où les souvenirs sèchent et perdent leur éclat. Sur la plage la lumière aveugle. Dans la grange, l’ombre repose, berce, entasse. Des bribes de garçon reviennent, au-dessus de la pile. Un garçon sans visage, sans corps, tous les détails sont oubliés sauf l’idée de beauté. Restent seulement des noms, un contour, une crique, une fille qui fait couler le sable dans ses doigts. Tout est imprécis, vague, flou, sauf la lumière, l’éclat et les noms, bercés dans la grange où , par petits tas, s’entassent les souvenirs. Au fond, sur un rocking-chair, un homme resté jeune malgré les années se tait, pâle et rêveur, les accents circonflexes lui vont bien, lui donnent un air de mystère. Assis là, il veille sur moi, silhouette bienveillante. Pour lui, je déplie un souvenir dans une autre grange, avant Odessa, récit d’une méprise : en s’allongeant dans le noir, après une fête, elle s’endort dans son duvet, et sent des lèvres sur les siennes, un baiser long et délicieux qu’elle interrompt en comprenant que celui qui l’embrasse et qu’elle embrasse n’est pas celui qu’elle aime, mais un autre, vaguement aperçu lors de la soirée. Dérisoire ! Sur son rocking-chair, il sourit.

Je n’étais pas exactement seule à Odessa, pas vraiment chez moi. Mes sœurs étaient sans doute là, dans le même gris, la même préhistoire, le même enfermement. Toujours la même image : un refuge, une prison, dans un endroit vétuste et tarabiscoté, une forêt sombre et le chemin perdu. Mais le refuge n’est pas vraiment sûr, d’un moment à l’autre des personnes peuvent entrer, nous découvrir.
Aussi, je préfère sortir. À Odessa il neige et les passants aux joues rouges filent évanescents dans le blanc. Je glisse sur l’air, chante l’ode à Odessa, entre dans un café sombre où une jeune femme fait tourner sa robe en buvant du vin jaune d’or. Dans la ville, s’entassent des strates de vie, des plaques de temps qui se superposent et parfois s’interpénètrent pour créer une réalité à la fois familière et étrangère et faire flotter le temps. Ballottée entre ces plaques, je me retrouve dans les rues de mon enfance, mêmes maisons, mêmes arbres, mêmes portes, mêmes noms de rues, même air, même ciel — mais c’est aujourd’hui. Les strates se mélangent. Qui sont ces enfants qui s’approchent en groupe de la station de métro, prêts à y descendre ? Et si je traverse leurs rangs, vais-je me transformer, être happée par eux ? Devant l’église où une de mes sœurs s’est mariée, une petite fille attend avec sa grande sœur en battant le pavé. À leurs pieds est déposée une grande couronne de fleurs « à mon papy ». Bientôt la famille arrive. Ils n’ont pas changé, réendossent leurs rôles, ce pourrait être les mêmes. Ces revenants ne me reconnaissent pas et toute seule je continue à glisser dans les rues connues et étranges. Dans une ville le quartier de l’enfance est toujours loin, à part, no man’s land empli de sentiments, souffrances et sensations toujours là disparues.

Comme moi seule peux écrire sur Odessa, je vais encore tenter pour la dernière fois de l’approcher. Un doux nom , le o ouvert, le s une caresse, et le reste blanc comme neige, pour dire le gris, le renfermé, un refuge difficile à atteindre, une sorte de grange-appartement-studio tout de bric et de broc. C’est ma maison en forme de labyrinthe où je suis clandestine et n’arrive pas à habiter, comme si mon chez-moi était un corps emprunté, un corps de bâtiment qui m’a été prêté, où je voudrais aller, que j’aimerais rejoindre. C’est ma vérité, telle est l’image qu’elle a prise pendant une période. Je l’ai appelée Odessa, et non Alexandrie, trop ensoleillée ou orientale, ou Vilnius, trop étrangère à cause du u . Je caresse cette possibilité de maison et de corps où me sentir bien, avoir enfin ma propre clef, vivre au grand jour, disposer d’une chambre noire où développer mes négatifs . La honte disparue, l’intérieur clair et blanc, Clara, Odessa. À Odessa, il peut y avoir du soleil, les ennemis peuvent avoir été terrassés, enfuis avec la honte. Odessa est une promesse.
Je fouille dans mes carnets à la recherche de mon rêve sur Odessa. Il doit être beaucoup plus ancien que je ne le croyais. Je revois dix ans de ma vie sur papiers, des éphémères notés au bord de la mer comme celui-ci : « Comment saisir un ciel de fin décembre à cinq heures de l’après-midi qui change perpétuellement, tous ces événements à la surface de l’eau et dans l’air, ces fumées noires, ces trouées bleues qui déchirent le gris, cet espace indéterminé où le ciel, la mer et la terre se confondent, ces contours indécis, ce bout de terre livré aux éléments ? Ce n’est pas un émerveillement mais une paix qui vous cloue sur place à contempler la mer, etc. », et le récit des morts survenues pendant cette période.
Odessa est un enfermement, une princesse qui serait cachée non au sommet éthéré de la plus haute tour, mais dans un appentis au fond d’une cour grise et pluvieuse où la lumière n’entre pas. C’est aussi une libération — enfin seule ! — mais pas totale puisque je dois me cacher, prendre des chemins détournés pour rentrer chez moi. Et ce chez-moi n’est pas vraiment fixe, peut être remis en question : le propriétaire va reprendre les clefs, je n’ai plus accès à certaines pièces, d’autres sont en travaux.
Pourquoi tout est-il aussi sombre et ancien à Odessa ? Pourquoi ces planches de bois couvertes de toiles d’araignées sous lesquelles je peux à peine me tenir debout ? Pourquoi dois-je toujours me cacher, ne jamais me montrer aux autres ?

Je revois une chambre avec un petit lit ou un berceau dans la pénombre, entourée d’autres pièces habitées, au fond d’un appartement. C’est l’heure de la sieste. Allongée, je regarde les jeux de lumière, le soleil qui passe à travers les rideaux et dessine un pan poudreux au milieu de la pièce, je ferme les yeux très fort pour voir les points jaunes des rayons. Quand je les ouvre à nouveau, je suis éblouie. Je sens que je suis seule, non pas abandonnée, simplement reléguée là, peut-être oubliée, en tout cas livrée à moi-même.Ce n’est ni agréable ni désagréable, c’est juste calme et jaune, au bord de l’angoisse. Le temps stagne, je suis complètement là, sans attente, avec en arrière-plan la vague idée des autres, quelque part au loin.

16 septembre 2006
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