Laurent Grisel | Un seul et même métier

2007, deuxième tome du Journal de la crise de 2006, 2007, 2008, d’avant et d’après vient de paraître aux éditions publie.net en version numérique (avec liens) et version papier.

Sur imagine3tigres, le site de Laurent Grisel, lire l’avant-propos,
le sommaire.

Lire Ceuta et Mellila (2007) précédé de « Je déteste les généralités » sur le site Descrizione del mondo.

Écouter l’émission de Yannick Petit qui reprend l’entretien du 9 septembre 2016 avec Christian Limousin, à la Maison Jules Roy à Vézelay - et, en fin d’émission, le chapitre « Je connais très bien votre patron ».

Extraits du Journal de la crise (2007) lus par Laurent Grisel.

Lire une semaine de 2006 : Une catastrophe énorme qui avance lentement
et la chronique de Jean-Marie Barnaud, Laurent Grisel « debout sur les heures ».


 

Lundi 5 novembre 2007

Aller par train puis train rapide à Narita Airport.
Je pioche le Financial Times dans les journaux mis à disposition des passagers. En page onze, la haute colonne à droite de la page, un article de Michael Franc, vice-président en charge des relations avec le gouvernement de la Heritage Foundation, un réservoir d’idées pro-bizness d’extrême droite. Titre : « Democrats wake up to being the party of the rich », le parti démocrate se réveille en parti des riches. Au Sénat, récemment, une proposition de taxe des gestionnaires de hedge funds « méga-millionnaires » a été enterrée par le chef de la majorité démocrate, le sénateur Harry Reid. Michael Franc est goguenard : ce n’est pas conforme à l’esprit de lutte des classes qui devrait être celui des Démocrates. Mais ce n’est pas si étonnant. Suit une longue analyse : ils ont établi une carte des contribuables les plus riches, les célibataires au-dessus de 100 000 dollars (par mois, je suppose), les couples au-dessus de 200 000, et ils l’ont superposée à celle des circonscriptions électorales : les Démocrates sont les élus de la plus grande partie des circonscriptions les plus riches. Inversement... Symétrie parfaite dans l’Iowa : les deux circonscriptions les plus riches ont élu des Démocrates, les trois les plus pauvres des Républicains.
Bon, quel que soit le candidat qui l’emporte, Barack Obama ou Hillary Clinton, les riches ni le capital financier n’ont rien à craindre. La couleur de peau ni le genre ne feront rien à l’affaire. Les deux candidats sont déjà achetés et dévoués.
Nuit dehors les hublots, nuit factice dans la carlingue par lampes allumées, diminuées, éteintes. Roulement continu, comme si sur roues sur route mal goudronnée. Nous roulons sur une couche fixe du ciel.
Chuck Prince, le patron de Citigroup, a donné sa démission. Chuck Prince est célèbre pour avoir déclaré, cette année, début juillet, la crise des insolvables, les subprimes, était déjà largement publique : « Quand la musique s’arrêtera, en termes de liquidités, les choses seront compliquées. Mais tant que la musique joue, il faut se lever et danser. Nous dansons toujours. »
Nous arrivons à Paris très tôt le matin, ville encore engourdie. On ne dormira pas.

Parmi les choses qui se sont passées pendant notre séjour loin de France, le procès de cet instituteur, Florimond Guimard, pour lequel il y avait eu des manifestations, le 20 avril dernier, à Aix-en-Provence. On a cherché à le discréditer, à enlever toute valeur à sa parole, et pour cela on a menti. On a prétendu qu’il avait exercé « violence volontaire sur agent » et « violence en réunion avec arme par destination ». Le procès qui a jugé de ces violences a eu lieu lundi 22 octobre.
Aucune preuve. Doute. Le procureur renonce aux accusations et demande qu’elles soient remplacées par une autre : « rébellion ». Jugement le 21 décembre.
Les arrestations de sans-papiers continuent.

Communiqué de l’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature). « Nage ou coule : en Europe, plus d’un poisson d’eau douce sur trois est menacé d’extinction » :

[...] 38%, c’est-à-dire 200 des 522 espèces européennes de poissons d’eau douce sont menacées d’extinction et [...] 12 sont déjà éteintes selon les catégories et critères de la Liste rouge de l’UICN des espèces menacées. Le degré de menace est beaucoup plus élevé que pour les oiseaux ou les mammifères d’Europe.
William Darwall, Responsable principal de programme, Programme pour les espèces de l’UICN, déclare : « Nous avons 200 espèces de poissons européennes qui courent un risque élevé d’extinction et nous devons agir vite pour éviter une catastrophe. Beaucoup de ces espèces ne sont pas considérées “charismatiques” ou n’ont pas de “valeur” apparente pour l’homme et, par conséquent, attirent rarement les fonds nécessaires à leur conservation — elles risquent de disparaître sans que personne, hormis quelques spécialistes, ne s’en aperçoive. Ces espèces sont un élément important de notre patrimoine et jouent un rôle vital dans les écosystèmes d’eau douce dont nous dépendons, par exemple pour l’épuration de l’eau et la maîtrise des inondations. Beaucoup peuvent être sauvées par des mesures relativement simples. Nous n’avons besoin pour cela que de la volonté publique et politique. »

C’est cette invisibilité — espèces qui ne sont pas charismatiques... — qui me prend à la gorge. Tout d’un coup je vois les univers qui sont hors clameurs, hors chantages aux sentiments, qui sont tenus derrière les rideaux de scène, hors vue, qui s’éteignent. Les mondes ouvriers. Disparaissent parce que leur manque l’eau : barrages, irrigations, assèchement sous les chaleurs d’été. Ensuite, surpêche et maladies exotiques d’espèces importées. Destruction de 60 % des zones humides au profit de l’agriculture, des routes.
Parmi les espèces en « danger critique d’extinction l’anguille européenne, Anguilla anguilla ».

[…] depuis 2000, il n’y a plus que 1 à 5% des niveaux pré-1980. […] En 2007, l’Union européenne a adopté une législation prévoyant des mesures de restauration des populations d’anguilles européennes et la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES) a inscrit l’anguille à l’Annexe II. Toutefois, comme l’espèce ne se reproduit qu’une fois en moyenne, vers l’âge de 20 ans [...] il faudra sans doute plusieurs générations d’anguilles pour restaurer les populations.

« Une fois en moyenne, vers l’âge de 20 ans » : par cela elles me paraissent proches de ces anguilles que je voyais si éloignées de nous autres, bipèdes, étalées sur le plan de travail du petit restaurant de Tokyo, fixées par aiguilles pour la découpe vivante. Et leurs longs voyages, de la mer des Sargasses jusqu’à nos rivières remontées. Ce sont des êtres qui vivent par mémoire et qui ne peuvent vivre que dans un futur tranquille, assuré, de génération en génération.

Mardi 6 novembre 2007
On continue d’écluser la boîte de messagerie. Sur une des listes de discussion, les 20, 21 octobre dernier, échos d’une manifestation à Lyon contre l’amendement ADN de Th. Mariani. L’une d’entre nous, F., témoigne d’insultes et crachats. Aussitôt réponses, emballement dramatique sur la liste de discussion, affolé : nous sommes dans les années 1930, le fascisme monte, que faire ? Résister ou s’enfuir ? L’un d’entre nous donne une réponse d’ordre institutionnel : les corps constitués réagissent, la société aussi, l’amendement a été réduit à presque rien par le Sénat. Et les institutions européennes sont gardiennes des libertés publiques. C’est vrai. Presque. Les institutions européennes donnent la priorité au libre-échange, les libertés publiques passent au second plan. Mais peu importe, on parle d’autre chose : de la dégradation de l’esprit public, ici. Du sentiment que cette dégradation gagne en vitesse et en masse, en exubérance. Et nous savons que les institutions évoluent au gré des rapports de force. Elles suivent. Avec plus ou moins de retard mais elles suivent. Nous sommes dans un pays à régime présidentiel, le président vient d’instituer un ministère du racisme d’État.
On ne peut pas assimiler le régime actuel à la période du nazisme. Il y a des différences cruciales. Notamment l’individualisme consumériste et entrepreneurial comme modèle humain et de société.
Mais quand même nous avons un chef d’État d’extrême droite. Il n’est pas fasciste, il est d’extrême droite.
C’est une faiblesse que de ne pouvoir caractériser, sans anachronisme, le moment politique. Et de ne pouvoir dire cela, que notre président est d’extrême droite, que nous avons un gouvernement qui mène plusieurs politiques d’extrême droite — sinon sous la forme invraisemblable, brouillonne, brouillante, de rappel du fascisme des années 1930 — c’est en effet une faiblesse et qui désarme. Quant à se servir de cette erreur, de ce brouillon, pour refuser d’admettre le danger qui menace les institutions, la torsion dont elles sont déjà l’objet, ce n’est pas rendre service à la précision des termes ni à la rigueur de raisonnement qu’on invoque.

Le livre de Baker continue de me trotter dans la tête. Une chose. Il montre le désordre causé par le pillage organisé à échelle industrielle et la relation de cause à effet avec les régimes dictatoriaux et corrompus mais il ne parle pas, ce n’est pas son objet, de la mise en place de ces régimes. Il aligne Pinochet, Marcos et les autres, on sait bien par qui et comment ils furent installés. Il faut pousser plus loin : ces économies désagrégées, qui reculent en peu d’années, en moins de dix ans, moins de cinq ans, de vingt ou trente années, brusque montée des meurtres, maladies, faims, il fallait les affaiblir, c’était le but. Pas seulement piller, faire main basse sur les ressources minérales, sur la main-d’œuvre, mais aussi affaiblir. Empêcher de décoller, de se développer, de prendre leur liberté. Il me semble qu’ils, les serviteurs-stratèges des puissants, l’ont dit. Je reviens au bouquin de Noam Chomsky, De la guerre comme politique étrangère des Etats-Unis, traduit de l’anglais par Frédéric Cotton, Agone éd., 2002, j’y retrouve dans le premier article du volume, « Quelques tentatives maladroites de faire le bien », cette fameuse citation de George F. Kennan qui fut responsable de la planification du Département d’État, après la Deuxième Guerre mondiale :

Avec seulement 6,3% de la population mondiale, nous représentons près de 50% des richesses mondiales. […] Notre tâche principale, dans les années à venir, est de mettre en place un système de relations internationales qui nous permette de maintenir ce déséquilibre (Policy Planning Studies, 23 février 1948).

Attention : le but n’est pas de faire crever les gens de faim. C’est seulement une conséquence malheureuse, inévitable, de la nécessité d’abaisser (pour maintenir l’écart entre nous et le reste du monde) et de prendre le contrôle.
Dans le même article, un peu plus loin, Noam Chomsky fait référence à un travail d’Edward Herman sur la corrélation entre l’aide américaine et la nature des régimes politiques aidés. Chomsky résume ainsi :

[…] plus les droits de l’homme sont bafoués, plus notre aide est importante.
Cependant, il [Edward Herman] va plus loin et éclaire ce qu’il se passe réellement. Il établit un rapport entre l’aide américaine et le climat pour l’investissement, les opportunités offertes aux milieux d’affaires, que l’on peut mesurer par les plus ou moins grandes facilités offertes aux entreprises étrangères de rapatrier leurs profits. Il semble évident qu’il existe, là aussi, une étroite corrélation. Plus les conditions d’investissement sont bonnes, plus nous apportons notre soutien aux gouvernements étrangers. […]
Demandons-nous à présent comment il est possible d’améliorer les conditions de l’investissement étranger dans un pays du tiers monde. C’est assez simple, en fait : assassinez les prêtres, torturez les leaders paysans, détruisez les mouvements populaires et pratiquez le massacre à grande échelle. Vous aurez sans aucun doute favorisé les investissements. Ainsi, il existe bien une corrélation latente entre l’aide américaine et les violations des droits de l’homme. Il semble désormais logique que nous soyons plus désireux de venir en aide aux pays qui violent continuellement les droits fondamentaux de l’être humain et qui torturent leurs populations. C’est la conclusion qui s’impose.

Non, non, Noam, pas seulement. Certes, les assassinats de syndicalistes, de prêtres près des pauvres, etc. Mais ça ne suffit pas. Il faut légaliser. Cela aussi facilite le pillage. Il faut changer les lois. Il en faut de pillage. C’est pour cela qu’en même temps que Pinochet arrive au pouvoir, coup d’État du 11 septembre 1973, les Chicago Boys [1] lui remettent tout prêt le nouveau paquet de lois qui libèrent les capitaux et les changes. C’est pour cela que le nouveau régime irakien, une fois renversé le dictateur Saddam Hussein par la force de la guerre contre des armes de destruction massive qui n’existaient pas, on refait toute la législation à neuf et au pas de charge : libre circulation des capitaux, etc.
Baker ne parle pas des coups d’État, Chomsky ne parle pas de la fraude. C’est un puzzle, il faut assembler. Il faut lier, lier ce qui est maintenu séparé.

Mercredi 7 novembre 2007
En Asie, ce matin, le pétrole à plus de 98 USD.

Je repense au caractère criminel de la fraude et à l’identité des instruments et des pratiques financières illicites dans les milieux d’affaires et la pègre, tels qu’ils ressortent du livre de Baker. Il y a des gens qui travaillent là-dessus depuis plusieurs années, ainsi François-Xavier Verschave et l’association Survie. Sous un autre angle, pas celui des hommes d’affaires qui profitent d’un contexte favorable (corrompu) mais celui des rapports entre États. On retrouve les mêmes noms des mêmes pays martyrisés, ceux d’Afrique. Une conférence qu’il a faite en décembre 2003 devant des éducateurs spécialisés s’intitule De la Françafrique à la Mafiafrique. Il signale une application provinciale et tragique de la règle générale de la mondialisation financière. En Angola, dans la guerre civile qui sévit depuis l’indépendance, en 1975, la France arme les deux côtés — « […] tout ça [2], on a mis des années à le comprendre ». Le pétrole est partagé entre sociétés : 42,5 % pour Total-Elf, 42,5 % pour une compagnie états-unienne. Le reste, 15 %, va à des fournisseurs d’armes et de mercenaires français — 10 % à Falcon Oil, la firme de Pierre Falcone, — lequel contribue à la campagne électorale de Bush à la même hauteur que le P-DG d’Enron. Ce qu’il faut retenir : pétrole et trafic d’armes sont gérés ensemble, par les mêmes firmes. La raison : marges énormes, corruption. C’est un seul et même métier. L’essentiel est la maîtrise des circuits financiers parallèles. Les services secrets se financent aux mêmes sources et selon les mêmes circuits. Ils sont d’ailleurs, avec les mercenaires, les instruments des coups d’État qui mettent au pouvoir et l’y maintiennent les marionnettes avec lesquelles on va passer les contrats avantageux, un partage fructueux de la rente pétrolière. Au détriment de la population. Force et fraude. Massacres et ruine.

Retrouvé le poème de Vladimir Holan auquel je pensais [3], le 23 octobre dernier, lisant Baker à propos des bandits et du trafic d’êtres humains :

MAIS OUI !

Non, plus un seul mot qui pourrait transparler le silence !
Mais il peut être que dans cette vallée de brumes
vous soyez en train de déguster par modestie
une caille, plus petite tout de même
qu’une perdrix... Votre seule salive toutefois
trahit que vous bouffez de l’homme.

Jeudi 8 novembre 2007
Appel européen contre un projet de directive sur la rétention (l’euphémisme pour emprisonnement, plus qu’un euphémisme : cette création sémantique permet d’enfermer sans jugement) et l’expulsion des personnes étrangères qui va être soumis au Parlement européen. Il prévoit une « rétention » « pouvant atteindre 18 mois pour des personnes dont le seul délit est de vouloir vivre en Europe ». Et aussi : « l’interdiction pour 5 ans de revenir en Europe pour toutes les personnes renvoyées ». Ce projet est appelé « directive de la honte » par les protestataires.

Dimanche 11 novembre 2007
Barbara Ehrenreich, la compagnie textile Gap fait travailler des enfants esclaves (pas seulement enfants, mais esclaves) dans ses fabriques indiennes. C’est un reportage de The Independant [4] qui le révèle. Des enfants de dix ans travaillant seize heures par jour.
Ce n’est pas la première fois que cette compagnie est prise sur le fait. Déjà, en 1996, au Honduras.
Barbara Ehrenreich relève l’argument des défenseurs du travail des enfants : sinon, ils seraient au chômage et réduits à l’oisiveté.
Certes, certes. Que feraient-ils à jouer, à flâner, à apprendre à lire, et à regarder, sur une carte de géographie, d’où viennent les ordres et où va l’argent ?
Martha Hansen, la cheffe de l’entreprise, déclare qu’elle ne sait pas, que ce sont les trafiquants, qu’elle est de bonne foi, qu’elle a des enfants.
Certes. Mais les trafiquants et toi c’est pareil. Et elle est directement intéressée, via les actions, au cours de Bourse, à la baisse du coût du travail et à la hausse des profits.
Barbara Ehrenreich écrit que ces discours de mauvaise foi la font vomir. Je crois que c’est littéralement vrai.


Photos de Laurent Grisel ©

10 décembre 2016
T T+

[1On nomme ainsi les jeunes économistes chiliens formés à l’Université catholique pontificale du Chili, université qui avait passé un accord avec le département d’économie de l’Université de Chicago dirigé par Milton Friedman.

[2F. X. Verschave, op. cit., p.37.

[3In Vladimir Holan : L’Abîme de l’abîme, poèmes traduits du tchèque par Patrick Ourednik, édition bilingue, collection L’Enjambée aux éditions Plein Chant, 1991.

[4Voir aussi ABC News, 28 octobre 2007.