Laurent Grisel | Une catastrophe énorme qui s’avance lentement

En janvier 2006, Laurent Grisel a déjà commencé la lecture publique intégrale de L’Esthétique de la résistance, le grand roman de Peter Weiss : « Souvent on croit à une erreur de traduction dans le titre mais la signification est bien celle-ci : de la résistance à l’oppression, des luttes d’émancipation, toujours réprimées et renouvelées, renaît sans cesse une esthétique, en même temps des œuvres et leur compréhension [1]. » En janvier toujours, écriture et lectures publiques étant non dissociables, il est en train d’écrire Un hymne à la paix (seize fois) : « Seize fois on va de la guerre à la paix. Poème écrit pour quatre voix : d’Homme, de Femme, de Bourreau, de Justice. D’abord les solos, quatre, puis les duos, six, les quatre trios, deux quatuors — un de paix séparée, un de paix commune. Construction de l’Hymne à la paix qui conclura Descartes tira l’épée.
 » Troisième matin de suite où je crois pouvoir saisir d’une main tout le trio HFB. Rien écrit pour autant.
 » C’est le premier des quatre trios. Je sais que Voix d’Homme et de Femme sont au défi de la vengeance et de la justice : le rapport de forces leur est terriblement favorable, ils sont à deux contre un, deux sortis victimes de la guerre, un coupable entre leurs mains. Basculer de la guerre à la paix signifie : délaisser la vengeance, assumer la filiation de la vengeance à la justice sans la nier, être victime ne te donne aucun droit contre qui que ce soit, au reste, personne n’a de droit contre qui que ce soit, etc. L’invention poétique et l’invention de la paix sont une seule et même chose [2]. »

Conduire du même élan, avec la même fermeté dans la prose et dans le vers, l’intuition, l’invention, les sensations, la pensée, ce qu’on sait écrire et ce qu’on ne sait pas encore mais qu’on découvrira en l’écrivant, entendre quand les phrases ne disent pas exactement ce qu’elles énoncent, quand elles sonnent creux et quand elles résonnent, être sensible aux vibrations d’un mot dans tel ou tel contexte — Journal de la crise de 2006 est le journal d’un écrivain.

Il ne l’est pas moins quand Laurent Grisel refuse plus longtemps de ne pas comprendre : ne plus se contenter d’une vague indignation généraliste qui, faute d’avoir clairement spécifié sa raison d’être, retombe avant d’avoir atteint son objectif, n’oublier ni les manifestations contre le CPE (contrat première embauche), ni la grève de la faim du député Jean Lassalle, ni l’épidémie de chikunguya à la Réunion, ni les reconduites des étrangers à la frontière, ni la difficulté de circuler des artistes, ni les politiques iniques et le nom de ceux qui les ont décidées, inventorier les luttes d’opposition qu’elles soient gagnées ou perdues.

À partir du dimanche 5 janvier 2006, sans savoir où cela le mènera et jusqu’à quand, il commence à collecter et commenter, jour après jour, semaine après semaine, les informations politiques, financières, sociales destinées à détourer une certaine image du monde dans lequel il vit, nous vivons, à les classer, les rapprocher, analyser ce que signifient et comment se concrétisent dans les faits les discours du personnel politique, des banques d’affaires et de la grande presse, afin de comprendre c’est-à-dire de combattre une opacité qui vise à persuader chacun qu’un tel ordre du monde est bien trop complexe pour être appréhendé par un simple individu.

« Cette expérience, personne ne peut vous l’enlever », « Continuation de notre encerclement », « Nous, sous le ciel immense », « Des sortes d’écrivains publics », « La force que je n’ai pas » — les titres des 49 chapitres portent la marque des stupéfactions, des doutes, des frayeurs d’une pensée engagée dans un processus de dévoilement et de compréhension. Au fil de ses recherches dans la presse et les sites de contre-information, il raconte les combats qui se déroulent au Mexique, au Liban, au Brésil, au Chili, aux États-Unis, en France. Il ne cache ni ses ignorances, qui l’encouragent à persévérer, ni sa fierté à détailler et comprendre les mécanismes de la dépossession à l’œuvre dans la guerre économique et sociale menée par quelques-uns contre tous. Il permet ainsi au lecteur de refaire le chemin qu’il a suivi et de s’approprier les outils de connaissance qu’il s’est fabriqués afin que chacun poursuive, à sa manière, ce travail au long cours.

Journal de la crise de 2006 est un récit d’émancipation intellectuelle et une œuvre de fraternelle pédagogie.
DD


 

Lundi 16 octobre 2006
Téléchargé le bulletin GEAB n°8, daté du 15 octobre. Annonce : le mois prochain, passage de la phase « d’accélération » à la phase « d’impact ». Cette phase d’impact, « phase explosive de la crise, [...] durera de six mois à un an [...] ».
Tout va donc très vite.
Des masses phénoménales d’argent en si peu de temps.
Je suis affolé. Je lis tout jusque tard. Demain relire et essayer de mettre de l’ordre.

Mardi 17 octobre 2006
Reprise du bulletin ; je ne peux m’en sortir qu’en y allant selon mon ordre. D’abord la chronique de la crise, ensuite les prévisions, ensuite la désinformation.
Actualités. Deux paragraphes sur l’immobilier qu’il faudrait développer avec le souffle d’Agrippa d’Aubigné :

L’immobilier américain va continuer son effondrement, entraînant au moins trois conséquences durables : d’une part, les cours des sociétés liées à l’immobilier vont baisser fortement et certaines d’entre elles vont tout simplement faire faillite comme l’indiquent déjà les licenciements massifs de certaines sociétés de construction ou les reports de publication de leurs résultats trimestriels (à après les élections américaines) ; d’autre part, le chômage va augmenter considérablement ; et enfin, la consommation des ménages américains va diminuer tout en voyant le niveau d’endettement s’accroître.

Renvoi vers une source que je découvre à cette occasion ; le ton de ce chroniqueur, Mish Shedlock, est d’un catastrophisme grandiose, il a une façon sarcastique de simplifier et de démonter les chiffres, on va suivre ça de près.

Prévisions. Comme ils avaient fait pour la phase d’accélération, phasage de l’explosion. Trois périodes.
Une première période, d’octobre 2006 à mars 2007. Seront touchés surtout les États-Unis. Multiplication des crises sectorielles, chutes de hedge funds ; reprise rapide de la baisse du dollar (le « mur de Washington », symbole crucial pour eux, ils n’y renoncent pas) ; confirmation de la stagflation, combinaison de stagnation et d’inflation – je croyais qu’ils allaient entrer en récession ou dépression – pas en stagnation ? ; « double paralysie des autorités US (politique, avec un congrès probablement opposé au président ; monétaire, avec une Fed coincée entre la récession et la baisse du Dollar) ». De ce fait, fin de l’euphorisation et « reconnexion des anticipations des acteurs avec l’évolution réelle de l’économie ». Plus regain de tensions avec l’Iran et la Corée du Sud sur le feu nucléaire.
Une seconde période de six mois environ, jusqu’à l’automne 2007. Découplage de la zone euro d’avec les USA (de nouveau, il me semble, leur rêve pro-européen) : « Avec seulement 7% de son commerce extérieur fait avec les États-Unis, la zone Euro devient de moins en moins dépendante de l’évolution de l’économie d’outre-Atlantique » (mais quels sont les liens entre banques américaines et banques européennes ?) (ils avaient pourtant noté dans d’autres bulletins que l’Europe, zone euro, est un des principaux détenteurs d’avoirs américains ?).
Cette seconde période « consacrera une baisse de 50% du niveau de vie des classes moyennes américaines » (si vite ? en six mois ?) « sur fond d’effondrement d’un grand nombre d’opérateurs financiers américains, et alimentera une volatilité politique croissante aux États-Unis qui se tourneront radicalement vers un protectionnisme offensif ». Gel de l’OMC.
Une troisième période d’environ six mois, se concluant autour de la fin 2007.

[cette troisième période] sera caractérisée par une pression croissante de l’ensemble des acteurs mondiaux, face aux déséquilibres de toute nature, pour refonder le système global sur les nouveaux rapports de force émergents dont la Chine, la Russie, les pays producteurs d’énergie et l’Euroland (noyau dur de l’UE) seront les principaux bénéficiaires. Il s’agira aussi de contribuer à préparer les responsables américains qui résulteront de l’élection présidentielle de 2008 à gérer les conséquences dramatiques de la phase d’impact sur leur pays. Et cette période ouvrira la quatrième et dernière phase de la crise systémique globale dite de « décantation » où se mettront en place les nouveaux équilibres systémiques globaux.
Il s’agira aussi de contribuer à préparer les responsables américains qui résulteront de l’élection présidentielle de 2008 à gérer les conséquences dramatiques de la phase d’impact sur leur pays.

Ils rêvent. Comme si l’élève humilié allait apprendre.
Ils sous-estiment complètement la violence, la grandeur, la froideur du pouvoir financier. Ils ignorent complètement sa nature politique, dictatoriale. Ils sous-estiment ses conquêtes dans les esprits, les institutions, les centres de pouvoir, et donc ses relais et donc le temps et la détermination et les forces qu’il faudrait mettre en jeu pour défaire ce système. Et l’imagination dont il faut faire preuve pour le remplacer.
Mais je ne crois pas que pour eux tant d’efforts soient nécessaires : suffirait une Europe démocratique portant un capitalisme industriel tempéré peut-être, même pas, juste débarrassé du capital financier, même pas, celui-ci remis dans sa boîte et au service des investissements productifs et de l’éducation ?
Chacun son ou ses points aveugles, son ou ses angles morts comme disent les chauffeurs de poids-lourds et les moniteurs d’auto-école.

Désinformation. Ils disent dans ce bulletin « euphorisation des acteurs ».
Selon eux, au milieu de l’été 2006, tous les échecs sont évidents aux yeux de tous ou le deviendront et convergeront : défaite en Irak, fin de la hausse des prix de l’immobilier, impuissance en Iran, fin de la hausse des taux de la Fed (hausse qui soutient le dollar qui est « le mur de Washington » qui n’est plus soutenu et qui donc tombe).
Le parti républicain risque de les payer d’une défaite aux prochaines élections législatives de mi-mandat, en novembre prochain. Il faut donc déclencher une campagne qui convainque que tout va pour le mieux sur le plan économique.
Autre explication possible : que l’endettement qui enrichit les riches et appauvrit les pauvres continue – seule l’ignorance de l’avenir proche, dans de telles circonstances, permet qu’on continue de s’endetter – et que l’endettement continue : même pas parce qu’il appauvrit les pauvres mais parce qu’il enrichit les riches et que les riches ne voient rien d’autre et surtout ne connaissent plus d’autre méthode pour s’enrichir.
Bon. Les deux explications valent et coexistent.

Manipulation et écart des explications. Le prix de l’essence est crucial pour le vote des électeurs. Le clan Bush est texan. Or les puissances pétrolières sont texanes. Et le nouveau ministre des Finances, le secrétaire au Trésor depuis le 30 mai dernier, est Henry Paulson. Et c’est l’ancien dirigeant de la « reine de Wall Street », la banque Goldman Sachs. Or cette banque, « il y a quelques mois a de manière imprévue fait basculer les cours du pétrole en se débarrassant fin juillet de la quasi-totalité de ses futures pétroliers, secteur où elle exerce une influence déterminante, du fait de son indice référence, le GSCI (Goldman Sachs Commodity Index) ».
Ce ne sont pas eux, les « chercheurs » du LEAP (GEAB, etc.) qui sont paranoïaques et comploteurs. L’explication vient du Wall Street Journal daté du 21 septembre. La description de la manœuvre est plutôt comique :

Le GSCI est au marché des denrées (marchandises) ce que le SP 500, le FTSE, le DAX ou le CAC 40 sont au marché des actions. Il est calculé selon un dosage, défini arbitrairement par Goldman Sachs, de la valeur en Dollar des marchés de 25 denrées essentielles comme le pétrole, le gaz, le blé, le maïs, l’aluminium, le cuivre, le bétail,... Cet indice sert de référence à de nombreux opérateurs financiers, comme les « hedge funds », qui équilibrent leurs positions en fonction de la structure du GSCI. Or, fin juillet 2006, sans aucune explication, Goldman Sachs a annoncé qu’il modifiait la composition de cet indice référence en diminuant la part de l’essence sans plomb de 8,45% à 2,3%.
Ainsi si les traders impliqués dans le marché pétrolier à terme s’interrogent toujours sur les fondements économiques de cette décision (le marché de l’essence sans plomb n’a pas été divisé par 4 entre juin et août 2006), ils n’ont en revanche pas eu le choix en terme d’arbitrage et ils ont dû vendre pour plus de 100 milliards de US dollars de contrats pétroliers à terme afin d’être en phase avec l’indice GSCI. La conséquence directe de cette opération a donc été un effondrement brutal du cours du pétrole sur les marchés à terme dont les médias se font l’écho chaque jour.

Mais pourquoi je trouve ça drôle ? Peut-être ce mouvement brusque, d’ensemble comme à l’armée, ou à la façon d’un film burlesque ? Je ne vois rien d’autre. Ou bien : manifestation brusque, mécanique, visuelle, de la soumission de cette troupe de courtiers à l’arbitraire d’un seul.
Pendant ce temps, province ouest-occidentale de l’Empire, France, on dit que le pétrole devient rare, etc. Paroles générales plaquées sur un événement particulier.

Complément de l’euphorisation des acteurs, la plunge protection team, équipe anti-plongeons. C’est officiel, il y a un Executive Order (décret présidentiel) de mars 1988.
Les plus hautes autorités financières se réunissent, surveillent la Bourse, interviennent en cas d’accident ou de risque d’accident. C’est donc que la Bourse a une importance. Parce qu’il faut protéger l’épargne des salariés ? Ou bien parce que c’est un instrument majeur de spéculation et d’enrichissement des banques ?
Ils ne se réunissent pas pour rien ni pour être inefficaces. Donc ils agissent, ont agi, agiront. Il est donc officiel qu’il existe un organisme hautement responsable et chargé de manipuler les cours. C’est une sacrée brèche dans le dogme de liberté absolue des échanges et de sagesse intangible des prix fixés librement, non ?
Et je me demande jusqu’où va leur puissance. Si, comme les prisonniers qu’on fait voler dans le ciel européen avec la complicité et la lâcheté des autorités des pays survolés, on laisse intervenir cette équipe de haut vol sur les autres Bourses, puisque toute cette finance se tient, tourne en même temps que le globe sans s’arrêter sur son axe.
L’influence de Goldman Sachs y est prédominante.
Ce qu’il faut retenir : influence de l’administration Bush et de Goldman Sachs. Cette banque. Bien me mettre ce nom dans le crâne. Je confonds toujours avec Lehmann Brothers. Non. C’est Goldman Sachs, Goldman Sachs, Goldman Sachs.

Mercredi 18 octobre 2006
Suite du bulletin GEAB n°8 : « Economic state of denial », le déni de réalité ; cette expression reprise du titre d’un livre de Bob Woodward, State of Denial à propos du déni de réalité qui a fondé la politique états-unienne en Irak – donc, pas seulement une inculture crasse mais, plus profondément, un déni – on n’est pas très loin du « virtualisme » de De Defensa.
Il faut persuader le monde que tout va bien. Les rédacteurs du bulletin donnent le schéma de la désinformation :

⁃ institutionnaliser l’état de déni de réalité économique : affirmer que tout va bien et utiliser les mauvaises nouvelles pour en tirer des conclusions réjouissantes ;
⁃ contrer tout indicateur objectif négatif par un indicateur subjectif positif ;
⁃ inventer chaque fois que nécessaire des « nouvelles tendances structurelles » démontrant la durabilité des évolutions souhaitées quand elles sont contredites par les faits.

Un exemple : d’abord une mauvaise nouvelle, on apprend qu’en septembre 51 000 emplois ont été créés au lieu de 120 000 attendus et nécessaires compte tenu de la démographie, des jeunes arrivant sur le marché du travail, etc. À cette mauvaise nouvelle en succède une excellente : on a retrouvé 1,5 million d’emplois qui auraient été oubliés dans les décomptes précédents depuis 1996 – sur lesquels 800 000 ont été créés depuis le début de cette année. Extraordinaire. Les statistiques de ce pays développé sont drôlement bien tenues.

Les hedge funds. Gestion risquée pour couvrir les risques. Hedge veut dire couverture. On couvre un risque par un autre, en sens opposé. Et comme les prêts à risque sont ceux qui portent les taux d’intérêt les plus élevés, ce sont eux qui rapportent le plus, du moins tant que quelqu’un, l’emprunteur, rembourse. On a donc tendance à prêter beaucoup et à risque, tant que la musique fait danser. On prétend couvrir le risque en le distribuant à tout-va, dans le monde entier, ils disent ainsi « mutualiser » le risque.
Les revenus de Goldman Sachs viennent à plus des deux tiers de son activité de gestionnaire de fonds.
Ces grands opérateurs sont aussi des primary dealers, ils sont autorisés par le gouvernement fédéral des États-Unis à acheter et vendre des bons du Trésor.
Selon le bulletin (pp. 15 et 16), les limites de ce système de couverture et, en fait, son caractère massivement frauduleux :

Limite : Le système de « mutualisation » ne peut se développer en continu que s’il y a constamment de nouveaux acteurs prêts à supporter une partie des « nouveaux risques ». D’une certaine manière, les « hedge funds » fonctionnent comme le système classique de la « chaîne » ou de la « pyramide » qui demande à chacun de donner dix euros pour pouvoir ensuite trouver dix personnes qui doivent lui donner dix euros. Que le déclenchement initial de la chaîne soit un investissement risqué ou une dépense de consommation n’affecte pas le fait qu’à un moment donné, quand le système a épuisé le nombre de participants potentiels, il s’effondre faute d’alimentation. Il ne fait aucun doute pour l’équipe LEAP/E2020 que les principaux « hedge funds » que sont devenues les « primary dealers » des valeurs publiques américaines ont bien compris le risque et comptent bien sur la Réserve fédérale américaine pour continuer à alimenter la chaîne en liquidités et maîtriser la première limite. Mais il y a une deuxième limite.
Limite 2 : Le système de « mutualisation » des risques se transforme en système de « contagion » des risques à partir du moment où plusieurs risques sectoriels deviennent corrélés. En effet à force de faire participer tous les types d’acteurs à tous les types de risques, finit par émerger un risque majeur, à savoir une évolution non anticipée de plusieurs tendances simultanées qui déclencherait alors l’explosion de crises affectant plusieurs « hedge funds » au même moment. Tout ce petit monde pariant constamment sur l’avenir, dans un environnement global en pleine mutation, il est inévitable que survienne une situation où l’avenir prend le système actuel au dépourvu. La faillite du « hedge fund » Amaranth (neuf milliards de dollars partis en fumée) il y a quelques semaines, s’est produite exactement pour cette raison : la mauvaise anticipation de l’évolution du prix du gaz. Prix des matières premières, prix de l’énergie, cours du dollar, croissance américaine, crise iranienne, crise coréenne, immobilier, … les secteurs sont nombreux où, ces derniers mois, les anticipations du début de l’année sont prises en défaut. Le positionnement croissant d’un « noyau » de « hedge funds » à la confluence des décisions politiques et financières américaines plaide, selon LEAP/E2020, pour une prise de conscience du risque imminent d’une telle conjonction de crises.

Selon eux, cette conjonction aura lieu ce mois de novembre 2006, « la crise devient explosive ».

Le soir, en plein air, on entre dans sa grange par la rue en pente, M. a organisé un apéro pour nous, habitants du hameau, dix-sept maisons.
Je lui dis juste quelques mots, du genre « on entre dans une très forte crise », M., en rigolant : « Ben oui ! Ils disent que tout va bien ! » Il a raison mais c’est une vérité tellement générale. Il aurait pu dire cela l’année dernière ou il y a deux ans. Des Romains par milliers ont dit cela sous Néron. Je suis incapable de répondre.
Comment dire ? Il aurait fallu corriger, donner faits, dates, chiffres. Je me trouve court. Peut-être pas encore assez assimilé.
Il faudrait développer quelle rhétorique pour être entendu ? T’as l’air malin, tu ne veux pas de l’emphase style GEAB-LEAP-etc. Alors, laquelle ?
Et pour quoi dire ? Qu’ils doivent mettre leurs économies à la Poste ? Que ce n’est pas le moment d’acheter une maison ? Peut-être que si, après tout. Même dans une grande vague, une guerre, il y a des endroits paisibles...
Je ne sais plus qui je suis.
Et même, pourquoi m’intéresser à cette histoire ? C’est comme si j’avais rendez-vous avec de vieilles questions, par exemple ce livre d’Emmanuel Todd, Après l’empire, lu en 2003, questions laissées trop longtemps à traîner – que je retrouve aujourd’hui démesurément grossies, enflées, une catastrophe énorme qui s’avance lentement, échapper à la submersion par la compréhension. Mais ce soir je suis brusquement seul face à la vague. Pourtant, elle nous emportera tous.
Je pourrais très bien dire que ce n’est pas mon affaire. Je ne suis qu’un poète, sorti de toutes mes professions précédentes, sur le côté, les Partis sont décevants, les soi-disant révolutionnaires ne voient rien venir, pourquoi serais-je plus bavard que les autres, après tout c’est exagéré, etc.
Rien de tout cela ne va.
Je ne suis pas un « poète » (je sursaute chaque fois qu’on m’appelle ainsi) qui écrirait un poème sur la plus monstrueuse crise, non, je ne vois que prose là-dedans, et encore, journal ; je ne suis pas un militant qui essaie de convaincre les cadres de son parti, je n’en ai pas, je ne suis dans aucun ; je ne suis pas un économiste qui apostrophe ses collègues, je ne suis qu’un clampin autodidacte ; je n’écris dans aucun journal – et ainsi de suite.
Je ne suis rien.
Et toute cette collecte d’infos, je n’avais encore jamais fait cela, à cette échelle. Qui ne sert à rien, dont je n’arrive à rien faire dans l’immédiat, qui est trop grosse. Ridicule. Je ne peux en tirer aucune nouvelle définition de moi-même.
Et pendant ce temps ce qui me définit à mes propres yeux et aux yeux d’autrui, écrire de la poésie, je n’y mets pas toutes les forces qu’il faudrait, je piétine, je suis devant des difficultés presque insolubles que pourtant j’arriverai à vaincre, ces trios d’Un hymne à la paix (seize fois), mais quand, comment, je campe au pied de la falaise.
Je suis en train de perdre du temps.
Je retrouve des sensations de jeunesse. Le désir de comprendre la société, la croyance qu’en travaillant davantage, en étudiant davantage d’histoire, d’économie, d’anthropologie, je trouverai.
Peut-être suis-je entré à nouveau dans une période de ce genre et que je crois que je vais comprendre quelque chose. Cette fois-ci avec plus de chances, ayant tant accumulé dans mes trajets. Mais je ne crois même pas à ce gamin-là.

Jeudi 19 octobre 2006
Revue de presse du LEAP. D’après l’agence d’informations financières Bloomberg, Goldman Sachs prévoit que le taux de la Réserve fédérale va passer de 5,25%, le taux actuel, à 4% d’ici la fin 2007. Ils voient qu’il faut aider l’endettement. JPMorgan Chase & Co. dit le contraire. Certains voient clair, d’autres non. On est encore dans le brouillard. Mais quand même nombreux signes d’orage à l’horizon, que beaucoup voient et publient – belle expression en anglais compact et alarmiste : « Mega-Storm Signposts », titre du site Free-Market News. Un petit constructeur de maisons, dans le New Jersey, Kara Homes, a fait faillite. Pourquoi faire attention à cela ? Parce que ceux qui écrivent ce genre d’article ont en tête la fragilité de l’édifice. Je crois qu’en contrepartie du style brillant de celui qui sait et dit les mots du milieu il y a bel et bien une personne qui voit les dossiers, les endettés et leur sourire, les entrepreneurs et leur sourire, et qui compile vite les chiffres et saisit leur signification et qui sent monter les inquiétudes sous l’optimisme.
Sur le site du magazine Money Week, le 13 octobre, la semaine dernière, un article intitulé « Why the US is heading for a currency crisis ». On va vers une très grave crise pour le dollar américain : surendettement de l’état, des ménages, quelles seront les conséquences de l’éclatement de la bulle immobilière…
Tous les points clés de la crise que j’ai vus noués à ma grande stupéfaction dans les bulletins du LEAP sont donc tranquillement exposés dans la presse dite économique des rentiers. Du moins en langue anglaise.
Mais que s’est-il passé avec Amaranth ? Recherche sur ce mot et sur hedge fund, un article d’hier sur le site d’un spéculateur critique, Marc Aragon. Les actions Amaranth ont perdu 65% de leur valeur « en moins d’un mois », six milliards de dollars. Spéculation sur le prix du gaz, les gérants de cette société pariaient à la baisse, ils espéraient que les installations pétrolières dans le golfe du Mexique seraient abîmées par des ouragans, que ça chauffe avec l’Iran peut-être. Grand succès. Excités par plusieurs saisons de bénéfices et par les perspectives de gains sur malheurs « le Crédit agricole, les AGF, Morgan Stanley, les retraites de l’industriel 3M et de la fonction publique de San Diego, l’Union Bancaire Privée (UBP) genevoise (l’auteur renvoie à un article de La Tribune du 23 septembre dernier), et sûrement quelques autres » ont apporté leur argent. Mais « en septembre, tout s’écroule : le gaz naturel s’effondre sur le Nymex, passant de 8,50 dollars l’unité de compte à 4,87 dollars mi-septembre ». Tout reposant sur un seul homme, Brian Hunter, « surpayé ».
Les perdants et les gagnants. D’après l’agence Bloomberg, Goldman Sachs et Morgan Stanley seraient ceux qui ont parié à la baisse sur le gaz, ils auraient gagné une bonne part de ce qu’Amaranth a perdu, plus des primes ? Sur un marché secondaire, sur des « unregistered pools of capital ». Je ne comprends pas tout l’article. Ils jouent en tout cas. Ce que l’un perd les autres le gagnent. Dans un endroit non enregistré : non surveillé, au secret, une sorte de casino dans le noir. Au noir, pourquoi pas ? Et à quoi cela sert-il ? Ils n’achètent pas de gaz pour le mettre dans une chaudière.
Cette histoire d’Amaranth fait de l’effet. Autre article de Bloomberg, Charles Grassley, le président de la commission des finances du Sénat, demande à Henry Paulson, ministre des Finances, l’ancien dirigeant de Goldman Sachs, cette banque grande spéculatrice, de mettre de la transparence dans les fonds de couverture, les fonds spéculatifs. Il rappelle que des dizaines de millions de citoyens américains sont exposés au risque par leurs fonds de pension, leurs caisses de retraite.
C’est bizarre. Comment se fait-il qu’on joue l’argent mis de côté pour les vieux jours des travailleurs dans des fonds spéculatifs ? À jouer des jeux qui ne servent à rien qu’à gagner ou perdre ? Pendant que les gérants jouent parallèlement sur des « unregistered pools of capital » pour s’enrichir le plus vite possible ? Et de la transparence on demande. Alors le problème selon eux ce n’est pas la spéculation, le jeu, la profonde et déstabilisante inutilité sociale, c’est que ça ne se passe pas au grand jour. On demande aux voleurs de continuer de voler mais, s’il vous plaît, allumez la lumière.
Il a dû déclarer cela, le président de la commission des finances, d’un air solennel et ferme, d’une voix grave, enfoncée loin dans la gorge.

Vendredi 20 octobre 2006
Une « paix de religion » en Irak : des dignitaires chiites et sunnites signent le « document de La Mecque » qui appelle à l’arrêt des tueries entre les deux branches de l’islam.

Samedi 21 octobre 2006
Qui trouvait que j’exagérais en qualifiant le capital financier de dictatorial ? Je ne sais plus. Peu importe. La parole du capital financier est nombreuse, innombrable, par sa bouche une gigantesque clameur anonyme, des millions de voix répondant à l’unisson, comme une seule, appelant au bon sens démocratique. Disant : bon, d’accord, Pinochet et consorts, je veux bien (l’instant d’avant il niait) (cette concession fleure la condescendance coloniale, dans le fond ce ne sont pas des pays développés comme nous), mais quand même, regardez, la France (point d’exclamation retenu, rentré, prêt à jaillir), les États-Unis, etc.
C’est vrai. Justement ces États, États-Unis, Allemagne, etc. – pas aussi asservis à l’hyper-liquidité que le capital financier le voudrait. Seulement en route. Autant que possible. Progressivement. Vingt ans (vérifier les durées), longue route de Reagan à Carter, à Clinton, à Bush père, à Bush fils. Toujours imparfait. Des organismes semi-publics, des parcs nationaux, des bibliothèques publiques, tous sur une liste d’attente : à supprimer, à privatiser, pas d’entre-deux.
C’est vrai. Justement on observe que la religion dans son expression la plus parfaite est destinée aux étrangers conquis et pillés ; à l’intérieur, en famille, on prend quelques arrangements imposés par les cousinages et l’Histoire. Mais ton tour viendra, cousin, père et mère.
D’où la rage des « autrichiens », comme se nomment ainsi les enfants spirituels de Ludwig van Mises, de Friedrich Hayek. D’où Mike Shedlock dont je suis en train de découvrir le site, stupéfait, pas encore une seule note dans ce journal, je prends mon souffle. D’où Ron Paul son idole, le libertarien adulé de tous les individualistes radicaux. D’où toutes ces critiques de croyants, de plus-que-croyants, d’insiders – d’hommes de l’intérieur, aimant l’argent et le comprenant et calculant vite les ordres de grandeur, les dettes, les mensonges. Croyant en une vérité. Poussant des cris de vérité violée. Tout devra se plier à la vérité de l’individu seul en guerre contre tous. Tous les obstacles devront être balayés, jusqu’au moindre résidu d’assistance sociale, de mutualisation des ressources, de protection de l’environnement – tout cela ne sert à rien, la nature se débrouillera, l’individu se débrouillera, que le meilleur gagne.

Dimanche 22 octobre 2006
Au Chili cette semaine, encore des manifestations, camions à jets d’eau, gaz toxiques à faire pleurer, occupations de lycées, carabiniers qui y entrent et font des prisonniers, rien n’avance semble-t-il pour les pingouins au Conseil assesseur présidentiel pour l’éducation. Une des commissions de ce Conseil, celle qui travaille sur la rénovation des établissements scolaires, n’a prévu la remise de ses recommandations que le 11 décembre prochain. Et la colère est ravivée par un succès revendicatif partiel des syndicats de professeurs – division sociale, division du front de lutte.


Laurent Grisel


Journal de la crise de 2006 est le premier tome d’un vaste ensemble de cinq volumes intitulé Journal de la crise de 2006, 2007, 2008, d’avant et d’après qui vient de paraître aux éditions publie.net, version numérique et version papier. La version numérique, avec liens, est à commander sur le site de l’éditeur, la version papier chez votre libraire (ISBN 978-2-37177-413-1). Les autres volumes sont à paraître prochainement.
Une première version de ce texte a paru sur Œuvres ouvertes, le site de Laurent Margantin.

Entretien donné au journal YonneL’autre.

imagine3tigres, le site de Laurent Grisel.

Laurent Grisel sur poezibao, sur remue.


Photo Alternatiba 89 par Fred Wallich ©

11 juillet 2015
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[1Journal de la crise de 2006, Lundi 9 janvier 2006.

[2Ibidem, Dimanche 15 janvier 2006.