Le Désert et sa semence de Jorge Barón Biza
Le Désert et sa semence est un roman extraordinaire, paru chez les fringantes éditions Attila, dont la richesse mériterait un vaste cheminement. Merci à Jean-Yves Bochet de nous autoriser à publier cette chronique composée pour l’émission Mauvais Genres sur France Culture.
Au cinéma, on imagine un film d’Alain Resnais, dans une coproduction franco-américaine, combinaison improbable entre Les Yeux sans visage et L’Enfer pour miss Jones. Mais c’est un roman, de Jorge Barón Biza : Le Désert et sa semence, paru en 2011 aux éditions Attila.
L’auteur, qui s’est suicidé en 2001, deux ans après la publication de cet unique livre, en grande partie autobiographique, est une figure légendaire de la scène littéraire en Argentine. Son père, lui-même écrivain de romans jugés pornographiques à l’époque, était un personnage singulier, millionnaire et marginal, qui, après une énième dispute avec sa femme, adversaire politique d’Eva Peron, va, un jour de 1964, lui jeter du vitriol au visage, devant son fils, avant de se tirer une balle dans la tête de retour dans l’appartement qu’il partage avec celui-ci.
Jorge Barón Biza accompagne alors sa mère, pendant plus d’un an, de clinique en clinique, jusqu’en Italie, à Milan, l’aidant à supporter les multiples opérations chirurgicales de reconstruction du visage et la longue rééducation.
Écrit 35 ans plus tard, Le Désert et sa semence est le roman de cette errance.
Au début du livre, la transformation du visage vitriolé de la mère du narrateur est décrite comme « une époque agitée et colorée de la chair », scène horrifique, où, dans la voiture qui l’emmène à l’hôpital, cette femme, aidée par son fils, exécute un terrible strip-tease, arrachant ses vêtements rongés par l’acide, tandis que son apparence se modifie, la matière de son visage s’étant « totalement libérée de la volonté de son propriétaire ».
De la même manière, le livre donne l’impression d’échapper à son auteur, d’abord, dans l’utilisation parcellaire du « cocoliche », langue argotique, mélange d’italien et d’espagnol, dont Jorge Barón Biza précise dans une note en postface, qu’il ne la domine pas du tout et qui donne au roman un aspect rugueux, brutal et décontenançant pour le lecteur, et ensuite dans la narration elle-même, cheminement hésitant et partagé, entre les moments auprès de la malade, où le fils observe minutieusement les moindres changements dans l’anatomie de sa mère, les longues attentes, quand l’ennui ou la fatigue s’installe, dans un bar populaire de Milan, où une prostituée finira par l’alpaguer, l’entraînant dans une relation commerciale et amoureuse, et des interludes, lettres et extraits de journaux, comme celui relatant la découverte du corps momifié d’Eva Peron dans un cimetière près de Milan, non loin de la clinique.
Le Désert et sa semence devient alors une étrange et fascinante balade triste, sans but et sans espoir, à la fois parabole littéraire sur la décomposition de l’Argentine, à travers celles du corps d’Eva Peron et du visage de la mère, et expérience chaotique pour le lecteur, ballotté entre l’évolution physique de la malade et des épisodes pornographiques, où le narrateur, embarqué dans des aventures sexuelles, tarifées et sinistres, devient l’assistant d’une putain qui l’aide, malgré tout, à supporter son mal de vivre.
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Denis et Robert Amutio. Dessins de Lorenzo Mattotti.
Jean-Yves Bochet
20 juin 2012