Le feu et le récit, de Giorgio Agamben

Qu’on tienne la chose pour étonnante ou naturelle, il paraitra peu contestable pour un lecteur assidu du philosophe italien que nombre de thèmes reviennent sous sa plume ou son clavier. En forçant le trait, on pourrait les réduire à un seul, comme si la notion de « puissance » exerçait sur son esprit la fonction d’une idée fixe permettant d’éclairer toute sorte d’expérience : sensible, poétique, éthique ou politique. Une figure, si l’on peut dire, accompagne très souvent Agamben dans ses réflexions. Il appartient à Walter Benjamin d’en avoir dressé un portrait à la fois cruel et prophétique. Je veux parler de cette ancienne discipline qu’on appelle théologie et dont Benjamin a souligné l’importance du rôle qu’elle aurait à jouer dans la pensée du futur qu’il appelait alors « matérialisme historique ». Après avoir évoqué la fameuse poupée-joueur d’échecs du XVIII° siècle qui cachait dans sa machinerie un nain imbattable, il écrit ceci, dans le premier fragment des Thèses sur la philosophie de l’histoire :

« On peut se représenter en philosophie une réplique de cet appareil. La poupée appelée “matérialisme historique“ gagnera toujours. Elle peut hardiment défier qui que ce soit si elle prend à son service la théologie, aujourd’hui, on le sait, petite et laide et qui, au demeurant, n’ose plus se montrer. »

Je laisse de côté la question de savoir si depuis plus de soixante dix ans que cette formule a été écrite, la théologie se terre un peu moins. Concernant Agamben, il me semblerait plus que téméraire de prétendre que l’orientation de son travail philosophique trouve son origine dans cette phrase, mais c’est un fait qu’il est un des penseurs contemporains faisant le plus jouer la spiritualité dans sa réflexion. Je le précise, nullement dans le but de reconduire à d’anciennes pratiques ou valeurs, mais parce que c’est dans ce champ là qu’il trouve de quoi étayer une pensée de l’être humain irréductible à toute mesure comme à toute entreprise de qualification. Il ne s’agit pas pour lui de disqualifier le monde matériel pour affirmer la primauté d’une réalité métaphysique mais d’articuler ce qui relève de l’expérience et de la pratique à ce qui participe de la création, du devenir, ou encore de la poésie.

I - Au commencement était la perte

Le feu et le récit regroupe une dizaine de textes qui se tendent tel un arc. Ils partent d’un constat désabusé sur les pouvoirs de la littérature pour conclure sur la possibilité donnée à l’homme de faire ce que Spinoza appellerait une expérience de l’éternité. Je le redis, la question n’est pas celle de la croyance. Agamben interroge les puissances du langage et au-delà les puissances de l’art dans la perspective d’une transformation de soi, avec ce que cela peut impliquer en termes d’éthique voire de politique. Peu sont aussi lucides et amers que le philosophe italien au sujet de ce que la tradition nous a légué ; encore moins nombreux ceux qui s’arc-boutent sur la reconnaissance d’une perte irréparable pour édifier une œuvre au service de la vie, celle-ci fût-elle réduite à la nudité.

Le feu symbolise la vie telle qu’on peut la rechercher mais pas l’atteindre, sans quoi elle se détruirait elle-même. Jadis, d’après une histoire juive rapportée par Scholem et citée par Agamben, un rabbin allait prier en forêt auprès d’un feu pour accomplir un rite. Ensuite, il fut possible d’aller prier mais plus d’allumer le feu. Plus tard, les paroles des prières oubliées, on put aller sur place. Plus tard encore, on ne sut plus où aller, il ne restait plus que la possibilité de raconter. Mais cela suffisait, c’est du moins ce que relate la fable.

Au-delà de cette histoire la question se pose de savoir quel rapport le récit entretient avec le feu. Peut-il prétendre le rallumer, ou la fiction n’est-elle qu’un pis-aller, une mystification ? Selon Agamben, « tout récit - toute la littérature - est, en un certain sens, mémoire de la perte du feu ». Ceci laisse songeur, car si dans la vie de chaque lecteur bien des lectures furent tout sauf vivifiantes, il en est d’autres qui nous illuminèrent avec une vigueur que l’on n’aurait pas soupçonnée. Il y a l’œuvre et il y a celui qui la fait ou la lit, la regarde, l’écoute. Il y a l’œuvre en tant qu’elle circule dans la vie, qu’elle apparaisse tantôt comme une finalité, tantôt comme un moyen, une porte ou un passage, un escalier. Si quelque chose est définitivement perdu, il n’en résulte pas que le livre soit voué à devenir un tombeau ou une urne. C’est même peut-être parce qu’il ne prétend pas se substituer au réel qu’il peut promettre d’y conduire, ou d’aider à le construire (pas sûr que le réel existe ou soit donné, il n’est peut-être rien d’autre que le fruit d’une expérience à laquelle chacun doit contribuer).

J’ai évoqué le concept de « puissance ». C’est fréquemment à lui qu’Agamben recourt pour expliciter sa vision de l’œuvre, ou plus exactement du processus de création.

II - Faire, défaire, refaire

Proche en cela de Deleuze, Agamben accorde une grande importance à la part que joue l’impersonnel dans la création ou la production. Ce que l’on décide de faire à partir de ce qu’on sait et sait faire n’est pas le plus important. C’est ce qui nous déporte loin de nous et nous transforme qui compte le plus. Une œuvre qui n’étonne pas celui qui la fait ne saurait être de grande valeur, pour lui comme pour les autres. Une œuvre qui ne lui résiste pas non plus. C’est que l’acte se double d’une puissance qui le nie, le suspend, l’oblige à changer de sens. Cette puissance qui s’oppose au faire, le philosophe l’appelle « puissance de ne pas ». Il ne désigne pas par là uniquement la capacité dans laquelle je suis de ne pas faire ceci ou cela, mais plus profondément ce qui dans l’acte poétique relève d’une lutte ou d’une opposition entre deux tendances, ce qui ressemble à une hésitation, un tremblement, tension qui confère au geste un style et sans laquelle on a au mieux affaire à de la maîtrise ou de la virtuosité. Agamben cite Glenn Gould, exemple parlant en raison de la sécheresse de son style et de son antilyrisme - mais ce serait donner une image bien réductrice de ce que peut être un usage du « non-agir » en art que de se limiter à lui. Le philosophe évoque une instance critique qui doublerait l’élan de l’inspiration, on pense alors à Pénélope ou à Shéhérazade, maîtresses dans l’art du suspens et de la reprise s’il en est, à condition de ne pas limiter cette résistance à des conditions extérieures mais de l’inscrire au cœur même de l’acte : « L’impersonnel est la puissance-de, le génie qui pousse vers l’œuvre et l’expression ; la puissance-de-ne-pas est la réticence que l’individu oppose à l’impersonnel, le caractère qui résiste avec ténacité à l’expression et la marque de son empreinte. »

Une œuvre livrée à l’impersonnel se ferait toute seule et manquerait de personnalité. A l’inverse, un artiste maître de lui-même se condamnerait soit à ne rien faire, soit à se répéter. On est loin ici de la conception romantique du génie individuel, en revanche on est tout prêt de Kafka et de ses sirènes dont l’arme fatale n’est pas tant leur chant que leur silence, si toutefois il est possible de les distinguer (pour cela il faudrait interroger son Ulysse, lequel diffère sensiblement de celui d’Homère).

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On peut se demander enfin en quoi une telle conception du faire poétique peut être dite politique. D’abord en ceci que loin d’être fait pour quelque chose, l’être humain est fait pour rien. Il n’a pas de programme, il n’a pas de mission. Il est au monde pour donner corps à sa liberté et non pour se soumettre par ennui ou par peur. Dans un livre plus dense que celui que je viens d’évoquer brièvement et qui s’appelle La Puissance de la pensée, un recueil d’essais et de conférences, Agamben abordait déjà cette dimension négative de l’ontologie. S’appuyant sur Aristote qui voyait dans l’être humain un être en puissance, il disait de l’homme qu’il était « un vivant sans œuvre », c’est-à-dire « privé d’une nature et d’une vocation spécifique. » Cette dimension essentiellement désœuvrée de la nature humaine a effrayé plus d’un penseur, au point qu’on n’en finirait plus de nommer tous ceux pour qui l’homme n’a pas d’autre horizon que celui du travail et du salaire, de la monnaie et de l’échange. La vérité est que notre époque a accouché d’une vision comptable de l’être humain et qu’on n’aura pas trop de nos références passées pour contribuer à réformer cette conception dont on mesure chaque jour un peu plus les ravages. Il ne s’agit pas d’opposer le travail au non-travail mais de les articuler afin que l’individu, en exposant la face désœuvrée de son activité, permette à d’autres de s’y intéresser et de la prolonger. C’est cet aspect qui est le plus politique, parce qu’il implique une collectivité dans le faire et dans sa réception. Reconnaître qu’on n’est pas maître de ce qu’on fait, qu’un impersonnel agit en nous et pour nous, c’est une condition sine qua non du partage et de l’élaboration de la vie collective. Et c’est cela qu’il faut cultiver et défendre contre toutes les tentatives d’arraisonnement qui tendent à enclore la vie au lieu de l’ouvrir à ce qu’elle n’est pas encore et promet de devenir.

8 mai 2015
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