Pascal Gibourg |Pinocchio, de Giorgio Agamben
Ni conte ni roman
Les contes sont souvent initiatiques et les romans réalistes. En dépit de certaines lectures ésotériques, Agamben nous invite à délaisser les lunettes à symboles. Il y a de toute évidence dans Pinocchio des références bibliques - l’épisode du requin où le pantin se retrouve dans une situation qui peut faire penser à celle du prophète Jonas -, des épisodes symboliques - cycle des morts et des renaissances, des transformations ; descente en enfer - mais il n’en demeure pas moins que faire une lecture spirituelle ou symbolique de Pinocchio comporterait un tort impardonnable, celui de quitter le terrain de l’expérience singulière de Pinocchio pour la dissoudre dans un bain général. En d’autres termes, « l’ésotérisme est acceptable seulement si l’on comprend que l’ésotérique est le quotidien, et le quotidien l’ésotérique » [1]. Il n’y a rien de sacré dans cette histoire, rien qui relèverait de la découverte ou de la transmission d’une doctrine secrète. Il est question d’aventures ou d’expériences, de métamorphoses et si la question de la connaissance a une place, il faut bien dire que le sort qui lui est réservé est particulier : c’est essentiellement une connaissance du gâchis que délivre cette histoire « sans roi ». Exit le conte et ses codes éculés. Ouverture d’un espace où l’on ne sait pas encore nommer ce qui adviendra. Aventures certes, mais pas exactement fabuleuses ni bien sûr tout à fait crédibles.
- Il était une fois...
- UN ROI, direz-vous ?
- Pas du tout, mes chers petits lecteurs. Il était une fois... UN MORCEAU DE BOIS. [2]
Bifurcation originelle de l’histoire. Celle que l’on va lire ne ressemble pas à celles dont elle ne s’inspire que pour mieux s’en détourner. Conte du reniement, si l’on veut. Abandonnant la catégorie du merveilleux, Italo Calvino a proposé de voir en Pinocchio un roman picaresque, une sorte de don Quichotte de bois. Agamben profite de cette suggestion pour rappeler que le « pícaro » trouve son origine dans la figure du juif converti, plus ou moins de force, si bien que son modus vivendi, autrement dit son « vivir », s’est retrouvé vidé de son sens, ce que traduit l’expression « vivir desviviéndose ».
De cette bifurcation, de ce dévoiement, naît la drôlerie. Loin donc de véhiculer un enseignement secret plus ou moins édifiant, les Aventures de Pinocchio auraient pour ambition de faire rire, un point c’est tout. « Drôle, seulement drôle - comme dans une farce ou une plaisanterie dans laquelle il n’y aurait en vérité rien à comprendre. [3] » Que ce « rien à comprendre » soit précisément ce que traque le philosophe peut interpeller. Mais c’est que si la dernière philosophie d’Agamben a encore des prétentions à la sagesse, elle concerne une « sophia » particulière, ayant pour ainsi dire éprouver les limites de la raison comme du logos pour aspirer toucher à ce qui l’excède : silence, passion, voix animale ou braiment d’âne.
« Connaître, c’est ne pas connaître », enseignait le tao. On ne connaît jamais, ce qui n’est pas négatif. Cette ouverture de la connaissance sur ce qu’elle n’est pas - la simplicité de l’existence, son évidence, son mystère, son expression comme sa non-action, sa présence - cette coexistence du savoir et du non-savoir n’est pas synonyme d’un échec mais d’un enseignement sans parole dont le professeur est la vie et l’élève celle ou celui à qui il appartient de convertir cette catégorie générale de la vie en une existence singulière. Pour autant il ne s’agit pas de se laisser vivre, ce serait trop simple. Il faudrait plutôt apprendre à « dévivre », selon le néologisme avancé par Agamben, traduction de ce « vivir desviviéndose » espagnol, qui invite à quitter le chemin.
Dévivre
Pinocchio n’a pas d’autre ambition que d’aller de l’avant. L’idée de faire demi-tour lui est hostile. Si bien que lorsque le grillon le met en garde contre ce qui l’attend, il ne peut que se rire de ses intentions et de sa bienveillance. Dévivre prend alors un sens particulier : désobéir, c’est-à-dire refuser la voie qu’on nous indique, la voie toute tracée, celle des ancêtres ou des puissants, des maîtres, des savants. Pinocchio ne veut ni servir ni diriger. On devine que ce qu’il veut, c’est être maître de lui-même, n’obéir à rien d’autre qu’à son désir ou son caprice. Sur ce chemin de la liberté ou de la découverte, de l’inconnu, l’ordre politique ne joue pas, l’ordre économique non plus, la notion d’intérêt, de bénéfice. Ou bien il joue de manière parodique, irrationnelle, comme lorsque Pinocchio s’imagine qu’après avoir enterré ses sequins dans la terre, ceux-ci vont pousser et qu’il se retrouvera fortuné. Si Pinocchio rencontre le mal, la malveillance, c’est qu’il n’a pas encore quitté notre monde. Il le fera lorsqu’il parviendra au Pays des Jouets, but suprême du voyage. C’est Lumignon, son ami, qui le tente et le pousse une fois encore à désobéir à la Fée bleue. Rappelons que si Pinocchio s’est montré espiègle, moqueur et impertinent dès sa naissance, c’est certainement dû au fait que son créateur menuisier de son état, Maître Cerise, a malencontreusement oublié de lui faire des oreilles. Motif que l’on retrouve lorsque, pour se rendre au Pays de Cocagne avec les pires garnements, le pantin se voit obligé de monter un des ânes qui tirent la voiture remplie d’enfants. En effet, parce que l’animal se montre réfractaire et envoie le pantin voltiger par deux fois, le conducteur de la voiture lui arrache avec ses dents tout d’abord la moitié de son oreille droite, puis la moitié de son oreille gauche. C’est de fait une autre musique qui se joue au Pays des Jouets, une musique qui instaure une autre temporalité qui ne connaît que le plaisir et le jeu.
Distinguant rite et jeu, Agamben précise que si le rite a pour fonction de scander le déroulement du temps et de fixer le calendrier, « le jeu entretient avec celui-ci une relation exactement inverse, de déconstruction et d’évidement » [4] . Le Pays des Jouets consacre simultanément un oubli du temps et un oubli de soi. Cette grâce théorisée par Kleist, dont la marionnette fait preuve à l’inverse de l’humain dans la mesure où sa conscience se confond avec ses gestes et son intention avec ce qu’elle réalise, tout laisse à penser que les enfants de ce pays de rêve en sont pourvus, puisqu’ils sont tout entiers absorbés par leurs jeux et qu’aucune ombre ne semble devoir s’immiscer entre leur cerveau et leurs mains, leur bouche et leurs oreilles. Jusqu’à ce que ces dernières, en s’allongeant démesurément, annonce le début d’une métamorphose et la fin de la partie. La métamorphose en âne de Pinocchio ne manquera pas de faire penser à l’Âne d’or d’Apulée, à ceci près que Pinocchio n’est pas humain. Il serait plutôt ce qui en l’homme - et chez l’enfant plus particulièrement - refuse l’humanité ou l’hominisation, les règles du vivre ensemble tout comme toute forme de limitation. Pinocchio n’est pas l’incarnation d’une démesure ou d’une transgression tragique, ce n’est pas un principe, il se confondrait plutôt avec le récit d’une aventure singulière dont la leçon n’est pas toujours claire. On sait que Pinocchio sera vendu en tant qu’âne puis précipité du haut d’une falaise, avalé par un requin où il retrouvera Geppetto puis ramené sur le rivage par un thon, et qu’enfin il deviendra un enfant sage au plus grand plaisir de son père adoptif... mais qu’en est-il du pantin ? S’est-il métamorphosé en un humain portant son nom ? N’aura-t-il été finalement qu’un moment de la vie de ce personnage ou bien conserve-t-il de son côté un mystère toujours prêt à se réveiller et à défier l’ordre établi ?
Le rêve du papillon
La naissance de Pinocchio est singulière. Il a un créateur, mais c’est son père adoptif qui compte dans l’histoire, la voix de l’affection. Est-ce à dire qu’il a un cœur ou une conscience ? On peut se le demander. Quand maître Cerise, le menuisier, attaque un morceau de bois dont il veut faire un pied de table, celui qui allait devenir Pinocchio regimbe : « Aïe ! tu m’as fait mal », gémit-il. Le corps de bois est donc sensible, sauf qu’une fois que Geppetto en aura hérité après une véritable bagarre de chiffonniers entre lui et maître Cerise, et qu’il entreprendra d’en faire un pantin, Pinocchio attendra d’avoir un nom, des cheveux et des yeux pour se mettre à les remuer. Finie la sensibilité, le pantin a tout l’air d’être devenu un dur à cuir. Et quand l’âne en lequel il s’est métamorphosé est jeté en pleine mer et commence d’être dévoré par les poissons, même chose : il ne ressent aucune douleur, comme si cette chair asine n’était pas la sienne et qu’il n’attendait qu’une chose, qu’elle disparaisse dans la bouche des poissons pour recouvrer sa véritable nature de pantin de bois flottant, ce qui finit effectivement par arriver. De ce point de vue, il parait erroné de voir dans Pinocchio une version inaboutie de l’humain. Sa nature est autre, ni humaine ni animale. Pinocchio est singulier, il n’est rien qu’on connaisse à première vue. Fidèle à sa philosophie du « ni ni », Agamben écrit : « Le pantin n’est ni une substance ni une personne. [5] » Il n’est pas une ébauche d’humain à perfectionner ou éduquer, il n’est pas non plus cette part d’animalité de l’homme qu’il faudrait dresser.
S’appuyant sur la fin de cette histoire où cohabitent dans deux pièces voisines Pinocchio devenu enfant et un pantin appuyé contre une chaise les bras ballants et tenant miraculeusement debout, Agamben, à propos de ces deux natures, humaine et pantinesque, écrit : « Les deux natures, en Pinocchio, ne sont ni séparées ni réunies en un nouveau et plus noble composé : elles sont, plutôt, en contact, au sens où entre elles il n’est pas de représentation possible » [6]. Là serait le mystère, il se confondrait avec cette double présence que sépare et met en contact une cloison. Pas de mélange mais pas non d’espace propice à la représentation comme à une médiation. Pas de langage, pas d’image pour dire ce qui articule et désarticule l’humain au pantin (et ceci en dépit des illustrations et de l’histoire même). Comme si on ne parlait, on n’écrivait, on n’enseignait que pour atteindre au sans parole qui n’est pas frustration ou impuissance mais contact avec ce qu’on ne saurait dire ou enseigner.
Il faut donc imaginer que la mobilité de l’enfant Pinocchio demeure en contact avec l’immobilité du pantin désarticulé qui tient « debout par on ne sait quel miracle » dans un coin de l’atelier de son père, si bien que cette leçon qu’enseigne ce livre ne consisterait pas à croire qu’une fois devenu enfant et sage Pinocchio renie ce qu’il fut et qui persiste en dehors de lui mais au contraire que Pinocchio resterait fidèle au pantin, d’une fidélité sans nom, relevant d’un toucher - il le regardera avec complaisance - et non d’un dire. Contact permanent avec quoi ? L’autre, l’inhumain ? Le jadis, le perdu, le rêvé ou bien encore le désobéissant ou l’endormi, la matière de nos rêves ? Tout semble indiquer que la métamorphose continue et que les contraires ne cessent de s’échanger, en dépit des apparences et des miroirs qui confortent et rassurent. Au terme de son essai, Agamben nous invite à considérer le rêve comme n’étant pas moins réel que la réalité, non pas pour nous laisser à penser que toute cette histoire ne fut rien d’autre qu’un rêve d’enfant qui retrouverait son père au sortir du lit ; mais que ces aventures seraient plutôt le rêve d’un pantin merveilleux « qui, à la fin, rêve qu’il se réveille et se voit lui-même en songe endormi appuyé à une chaise » [7]. Pinocchio serait le nom d’une brèche quasi imperceptible où le rêveur échange sa vacuité avec le rêvé, un peu comme Tchouang-tseu rêvait qu’il était devenu papillon :
Brusquement il s’éveilla et s’aperçut avec étonnement qu’il était Tcheou. Il ne sut plus s’il était Tcheou rêvant qu’il était un papillon, ou un papillon rêvant qu’il était Tcheou. Entre lui et le papillon il y avait une différence. C’est là ce qu’on appelle le changement des êtres.
On comprend que si cette expérience du changement était de l’ordre d’une connaissance, celle-ci serait une non-connaissance ou un « mystère » duquel on ne saurait rien affirmer. On pourrait alors l’appeler « illumination profane », comme le fait Agamben reprenant l’expression de Benjamin au début de son Pinocchio pour qualifier l’espace et le temps dans lesquels se meut cette histoire. Ou bien encore « excellence », comme le fait Lao-tseu. Pinocchio n’est peut-être pas un nom chinois mais Collodi a incontestablement son orient, qu’il fait jouer à sa manière.