Le livre à l’ère du numérique
Le Syndicat de la librairie française propose un numéro spécial de ses cahiers sur le thème Le livre à l’ère numérique, avec une postface de Christian Thorel, d’Ombres Blanches.
Chaque intervenant se situe à un point différent de la chaîne du livre, et dispose de l’espace pour une réflexion libre sur le bousculement en cours. Une idée dominante : ce qui émerge par Internet, irréversible, n’est pas un espace de médiatisation supplémentaire pour l’édition graphique, mais se constitue de façon autonome, traversant l’ensemble des domaines traditionnels. Dans cette complémentarité, quels modèles trouver pour une édition qui s’insère ou s’appuie sur le numérique, quel rôle et quels développements pour le réseau de librairie si vital à l’ensemble de la chaîne du livre, et en partie l’existence même de la recherche et de l’expérimentation, en sciences humaines et littérature ?
Par le volume (130 pages) et la diversité des intervenants, ce Cahier est sans doute une marque importante dans cette réflexion encore trop embryonnaire, dans un contexte de mutation rapide, et d’imprédictibilité totale (voir le numéro de Lignes, en mai dernier : leur disparition prouvant bien que, sous les mots, il y a danger).
Avant de reprendre de très brefs extraits significatifs des débats en cours, signaler l’intervention d’Olivier Ertzscheid (Chronique d’une numérisation annoncée / de la guerre l’information à celle de la connaissance / logiques d’équilibre / du service du livre au livre-service / la lisibilité n’est pas soluble dans la visibilité..., on peut prendre connaissance du travail d’Olivier Ertzcheid sur son blog affordance, consultation régulière indispensable.
Interventions aussi de Paul Otchakovsky-Laurens (POL), François Gèze (La Découverte), Michel Valensi (L’Eclat), ainsi qu’Alain Giffard (La lecture numérique, une activité méconnue), voir son blog, deux analyses de Frédérique Roussel (Libération / Ecrans), ainsi que Joël Faucilhon (lekti-ecriture).
Ma propre intervention est en ligne : Si la littérature peut mordre encore ?, s’y reporter.
Joël Ronez : Nos hasards numériques et autres opportunités fragiles. Voir blog Joël Ronez, toute cette intervention est d’importance, et un bon courant d’air...
La frontière entre publication et correspondance tend à s’estomper, provoquant parfois quelques mélanges des genres fâcheux, quand tel blogueur prend conscience dans un prétoire de la portée de son jugement. Nous sommes tous peu ou prou producteurs de contenu numérique, et alimentons via notre production digitale domestique un gigantesque flux de données.
C’est là que naît un autre malentendu. Celui qui tend à faire de tout acte de publication une création. Publier n’est plus aujourd’hui un acte différenciant. Mais cette période de transision vers l’ère du « digital total », nous sommes encore marqués par l’habitus de l’époque, où l’on entrait en papier comme en religion, et où cet acte seul suffisait à séparer l’informel du construit.
[...] Internet vit aujourd’hui son deuxième âge, celui où il invente des moyens de produire et d’échanger qui n’ont pas d’équivalent dans la réalité « d’avant ». Le référentiel que nous plaquions dans un virtuel fait d’analogies est en train de voler en éclats.
Joël Faucilhon : Pour une complémentarité librairies physiques — espaces virtuels.
La librairie est un lieu « habité » par des professionnels, qui connaissent leur métier et peuvent transcrire leur expérience sur Internet, à condition qu’ils trouvent des interlocuteurs de qualité, du point de vue technique, qui puissent faire un véritable effort pour comprendre leurs démarches et répondre précisément à la nature des besoins exprimés, ce qui est assez rarement le cas.
Le site Internet d’une librairie doit être le prolongement d’un lieu physique, unique, qui doit venir le compléter, et non une excroissance totalement déconnectée du travail effectué en librairie.
De plus, les librairies sont des lieux qui existent dans la sphère du réel, des lieux où les internautes peuvent également se rendre pour retirer leurs livres commandés sur internet. Dire cela peut paraître d’une grande banalité, mais c’est là une chance dont peu de professionnels semblent parfois comprendre l’importance.
Hervé Hugueny (Livre Hebdo) : Les librairies sur Internet, état des lieux.
Si la part d’internautes auant déclaré avoir acheté des livres en ligne est montée jusqu’à 45% en 2003, elle recule constamment depuis : cette année, elle est tombée à 31% [...] En valeur absolue, le nombre d’acheteurs a bien sûr progressé, mais ce repli en valeur relative s’explique par la massification de l’accès à Internet. Auparavant, la possession d’un ordinateur et d’une connexion était plutôt le fait de catégories socio-professionnelles supérieures, où se trouvent aussi les plus gros consommateurs de livres. Aujourd’hui, le profil des propriétaires de PC se rapproche de la moyenne de la population. La sous-représentation antérieure des non-lecteurs s’estompe, et nombre de nouveaux internautes ne s’intéressent pas ou peu aux livres — d’où la nécessaire diversification de l’offre des sites. C’est ainsi qu’Amazon.com se transforme en gigantesque bazar aux Etats-Unis et vend maintenant trente-cinq catégories de produits, des bijoux à l’épicerie, en passant par les vêtements, les pièces de voiture, les plantes vertes, les couche-culottes, la nourriture pour chien, etc. Au milieu, il se trouve encore des acheteurs de livres qui financent l’ouverture d’autres rayons. La librairie n’était qu’un marchepied, comme les éditeurs américains en prennent conscience aujourd’hui, regrettant l’attention parfois désinvolte que leur accorde maintenant leur premier client.
Guillaume Marsal, Société des gens de lettres :
Le livre a une économie, et la création littéraire s’appuie sur la logistique que constitue la chaîne du livre. L’infrastructure actuelle finance ses acteurs et s’autofinance grâce aux flux qui la sous-tendent. Faire sauter un maillon de cette chaîne c’est mettre en péril l’ensemble de la filière.
A l’amont de cette chaîne se trouve l’auteur. Cet auteur sans lequel il n’y aurait pas d’oeuvre et dont l’objectif est de voir cette dernière publiée et diffusée afin qu’elle rencontre un public large, ou plus restreint parce que spécialisé. L’auteur inscrit son action dans le cadre d’un partenariat, celui de la relation contractuelle qui le lie à un ou plusieurs éditeurs. [...] Dans l’espace économique mondialisé, où les échanges de biens et de services s’accélèrent, la culture perd sa faculté principale de vecteur de sens. Considérée au même titre que n’importe quel bien ou service marchands, la culture ne fait plus exception au grand marché. [...] Or, ce lien entre l’auteur et l’oeuvre n’aura-t-il pas tendance à se distendre dans l’environnement numérique, si la recherche d’une oeuvre par son titre ne permet plus l’association avec son auteur, superflu, sans intérêt, oublié ? Pourquoi s’inquièterait-on de connaître l’auteur quand l’oeuvre est à portée de clic de souris ?
– toute une partie de cet article est consacrée aux répercussions juridiques du numérique sur le contrat d’édition traditionnel, et retour sur la loi DADVSI
– à noter que la SGDL (faire sgdl.org et non pas sgdl.fr) organise le 5 décembre une journée d’étude incluant une table ronde sur création littéraire et Internet, avec la participation de nos amis de chaoid.com
Christian Thorel : Indépendance, économie et autorité.
Revenons au texte, que nous observerons dans trois états. Un état gazeux, produit d’un projet, d’un chantier, un work in progress aux contours indéfinis, inachevé, inabouti, en cours de validation... Cet état de production ne quitte l’écran de son auteur que pour cheminer dans le Net, guidé par les moteurs de recherche ou par les réseaux d’information spécialisée. Ou pour errer peut-être dans l’éther des connexions, dans l’éternisation d’une attente. Ce brouillard infini de productions est déjà l’empire des millions d’écritures qui le forment. Régi par Google et MSN.
Un état liquide est l’étape suivante. Celle d’une validation par une instance éditoriale et dont la forme finie, celle d’un fichier téléchargeable pour ordinateur, pour papier électronique, pour e-book, trouvera son adresse dans le catalogue de l’éditeur, sa diffusion et sa commercialisation Internet (ou à des bornes professionnelles, en librairie par exemple).
Il n’est pas interdit au livre « liquide » d’accéder au troisième état, celui de livre papier. C’est à l’éditeur qu’incombera la décision de ce passage. Comme lui aura appartenu celle d’enrichir son catalogue par la production de livres papier et d’en transformer à l’inverse une partie en fichiers numériques exportables.
[...] Dans les deux états liquide et solide, les limites sont posées par l’auteur et validées par l’éditeur. Ces limites tempèrent les effets de la mutation anthropologique engendrée par le numérique en préservant, en gelant en quelque sorte les caractères constitutifs de l’oeuvre. Ainsi que l’écrit Joël Ronez : « L’avenir du livre ne se trouve pas dans sa capacité à devenir liquide, téléchargeable ou numérique, mais dans le rang qu’il saura tenir comme dépositaire d’un contenu nourri d’une exigence tierce, et dont la conjugaison de ce dernier élément avec une création produit de la valeur. »
[...]Si c’est dans ces deux états que l’on trouve les livres d’aujourd’hui, ceux de demain (après-demain est décidément bien trop loin) auront une forme bien voisine. Tout se jouera donc dans les proportions entre livres papier et fichiers téléchargeables. Sans oublier le devenir d’autres supports, la nature et l’ergonomie du papier électronique, la capacité es ordinateurs (doublera-t-elle encore tous les deux ans ?). L’enjeu majeur reste dès lors la capacité du livre papier à résister.
L’ouvrage est distribué par les éditions Verdier, achat indispensable.