Le mouvement qui déplace les tables (3)
Troisième partie : table mage
Initialement ce n’est pas une table ; ce mot là est tardif. Table est un mot qui vient par syncope de la famille Tabula selon laquelle on dit entablure et tableau.
[Une table] a donc ainsi immédiatement un rapport avec le geste de peindre. Entabler c’est assembler deux morceaux l’un sur l’autre, peindre c’est assembler sur une surface plane de la matière colorée en un certain ordre, selon “la phrase” que Maurice Denis a énoncée dans Théories : « Se rappeler qu’un tableau – avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote – est, etc. » Voyons voir.
[La table] n’est peut-être ici qu’en raison de son pouvoir de feindre, autrement dit de figurer.
L’établissement du pouvoir figuratif de la table est déjà dessiné avant-même d’être regardé. Tout enfant (infans) sait dessiner une table avant de savoir lire le mot “table”.
Jacques Roubaud apprenait à voir la table de la cuisine en essayant de saisir le regard de son chat posé sur la table de la cuisine :
Notre chatte se nommait Chat. J’avais sept ans. Elle était posée sur la table de la cuisine, où je prenais mon petit déjeuner. Elle me regardait mais je n’arrivais pas à saisir son regard. Le soleil de juin entrait par la fenêtre et lui chauffait la nuque, la fourrure. Je lui dis « À quoi tu penses ? » « À quoi tu penses, Chat ? ». Elle me répondit, sans bouger la moustache : « Rien ». « Tu penses à rien ? » « Non. Je pense rien ». « C’est quoi, rien ? » Silence. Je repris : « C’est "à quoi bon", rien ? ». « Non » « Alors quoi ? ». Chat haussa les épaules, sauta de la table pour aller boire le lait dans la soucoupe, sous la fenêtre. Je pris mon cartable et je partis pour l’école.
Depuis, trois quatre fois l’an, bon an mal an, je pense à Chat et je m’efforce de penser rien, ou bien j’essaie de penser rien et je pense à Chat. Ainsi, depuis soixante-quinze ans. J’ai lu un jour : « Tout ne vaut rien, tout ne vaut du tout rien. » Ce n’est pas cela. Mais j’ai confiance. Quand je penserai rien, je le saurai. « Tu crois ? », dit Chat. [1]
Maya Andersson aussi a regardé un chat avec une table et des fleurs, sans penser “rien” d’établi d’avance. Le peintre a vu qu’entre Mollo, la nappe rouge et les hortensias était posée la peinture avant d’être peinture, ce qui préexiste sans forme avant tout tracé de contours, ce qui anticipe la couleur avant les premières taches colorées, ce qui tient en suspens toute relation entre les choses avant que les espaces peints n’expriment leur tension.
Le sujet du peintre est la peinture. Le rôle de la peinture est plus de créer un langage pictural, de mettre en mouvement la table, que d’exprimer des sentiments. Sans doute en ce sens — Balthus qualifiait sa peinture d’“essentiellement et profondément religieuse” — reprendre interminablement la lecture de Claude Louis-Combet :
« Dire, alors, que l’écriture est un exercice spirituel n’évoque en rien son contenu. Celui-ci peut être parfaitement profane. Il peut ne porter en soi aucune espèce d’inquiétude religieuse ou métaphysique. » et substituer au mot “écriture” le mot “peinture”.
La pérennité des tables peintes par Maya Andersson n’est pas à chercher du côté des catégories objectives. Chaque image est le résultat d’une recherche patiente, une forme, un volume, le juste ton d’une couleur, d’une table vue dans les musées, dans les livres, dans la vie. « Ces choses ne sont pas représentées par imitation mais plutôt par là où elles font signes », dit le peintre.
Et là, comme ça, tout de suite quand je regarde ces images (je ne regarde pas encore de la peinture dans l’atelier du peintre, je ne regarde pour l’instant que des œuvres photographiées reproduites sur un écran d’ordinateur) les tables me font signe du côté du chat, du côté de Chat, du côté de Mitsou et pas seulement à cause des montagnes suisses, à cause de l’attitude des chats.
Mais quelle est l’attitude des chats ?
Mais quelle est l’attitude des chats ? - Les chats sont des chats, tout court, et leur monde est le monde des chats d’un bout à l’autre. Ils nous regardent, direz-vous ? Mais a-t-on jamais su, si vraiment ils daignent loger un instant au fond de leur rétine notre futile image ? Peut-être nous opposent-ils, en nous fixant, tout simplement un magique refus de leurs prunelles à jamais complètes ?
[2]
Rilke dans Lettre à un jeune peintre conseille à la mère du petit Baltusz de le rassurer, car il sera toujours un peu ailleurs. Il y sera le Roi des Chats tel que Henri Cartier-Bresson l’a photographié à la fois puissant et vulnérable, franc et sournois, soigné et indélicat, généreux et indifférent, susceptible et indulgent, cajoleur et froid, ouvert et fermé …
« Trouver un chat : c’est inouï ! Car ce chat convenez-en, n’entre pas tout à fait dans votre vie, comme ferait par exemple un jouet quelconque ; tout en vous appartenant maintenant, il reste un peu en dehors, et cela fait toujours :
ce qui donne je vous assure une somme énorme. »
J’échange avec Cambouis, le chat noir de Laure, de grands discours inaudibles contre un discret et doux ronronnement qui me fait oublier que Laure habite loin d’ici. Pour un peu, moi aussi je vous montrerais mes larmes de mes deux mains. Mais j’ai choisi de vous montrer Patience.
Patience est le nom d’une vieille chatte, une amie de Cambouis, et aussi le titre d’un tableau de Balthus dont il existe plusieurs versions. Je trouve cet assemblage d’images dans mon petit cahier de recherches
et je ne cherche pas plus loin :
Balthus existe. Notre monde est bien solide.
Il y a seulement la vieille Patience blanche et noire sous la table du dénuement.
« Oui Antonin Artaud... » la peinture de Balthus n’a pas cessé d’être un moyen de révélation pour devenir un art simple de représentation descriptive.
« Oui Antonin Artaud... » la peinture de Balthus n’a pas perdu cette raison d’être à la fois universelle et secrète qui faisait d’elle, au propre sens du mot, une magie.
C’est ainsi que procède Balthus qui va rejeter l’anarchique laisser-aller et le désordre plus ou moins inspiré de la peinture qui se dit moderne, et il nous donne des paysages, des portraits, des groupes qui ont leur chiffre et dont le symbole ne nous apparaît pas au premier coup d’oeil. Balthus a peint des groupes mystérieux, une rue où défilent des automates de rêve ; il a réalisé des portraits concentrés où, comme sur une carte astrologique du ciel, une couleur, une fleur, un métal, le feu, la terre, le bois ou l’eau permet au personnage représenté de recouvrer son identité.
La chiromancie connaît la main du métal, celle du bois, de
l’eau, de la terre ou du feu.
De même, dans un portrait de Balthus, le personnage évoque
l’élément auquel il ressemble le plus par sa vie, son caractère
ou son esprit.
Balthus a une âme d’ascète et dans la façon dont il use de la
couleur il y a une « ascèse » vraie. Cette « ascèse », il la pratique
lorsqu’il peint. II refrène sa sensualité secrète comme il repousse la tentation de se livrer à l’ivresse artificielle et facile
de la couleur. II atteint ainsi à une ivresse plus sombre qui fait
chanter les objets dans leur propre lumière. Il arrive à prêter
vie à des objets dans une lumière qu’il a faite sienne. On peut
dire qu’il y a une couleur, une lumière, une luminosité à la
Balthus. Et la caractéristique de cette luminosité est avant tout
d’être invisible. Les objets, les corps, les visages sont phosphorescents sans que l’on puisse dire d’où vient la lumière.
Dans ce domaine, Balthus est infiniment plus savant que
Goya, Rembrandt ou Zurbaran, que tous les grands lutteurs
d’une peinture qui des ténèbres remonte plan par plan à la
clarté.
Alliée à sa science de la couleur, Balthus possède une science
de l’espace. II sait tout de suite où placer exactement dans une
toile le point qui vibre, suivant en cela la grande tradition de la
peinture pour laquelle la toile peinte est un espace géométrique à remplir. Mais dans cet espace peint, et qui vibre, dans
cet espace invisible illuminé, c’est la personnalité de Balthus
qui appelle à lui les couleurs et les formes et leur impose sa
griffe sombre. II les fait cailler comme on dit d’un ferment
acide qu’il fait cailler le lait. [3]
C’est l’odeur âcre de la “caillade” qui attire Patience sous la table de la petite fille habillée comme un “gangeyre”. Pas de chatte, sous la table de la petite bourgeoise, pourtant la façon dont elles s’appuient toutes les deux, la même façon, est significative d’une même question posée aux cartes au moyen d’une patience : que représente un modèle pour un peintre ?
L’équilibre instable de la jeune cartomancienne fait tenir les éléments de la peinture, qu’ils soient de riches ou de pauvres, que ce soit une luxueuse table Louis XV ou une simple table de bois blanc. Les bougeoirs, la tenture, les chaises, le fauteuil, les rayures du papier peint, le soubassement du mur badigeonné, les imperceptibles détails sont soumis à une géométrie inexorable. La Patience n’est pas un mot, pas du sens, pas de la psychologie, de la métaphysique ou de l’érotique, « fatigue de la perversion » [4], c’est de la composition picturale à partir de l’apparence des choses.
La fonction figurative de la table est partout à l’œuvre en peinture. L’inséparabilité de l’apparence et de l’illusion, montrée par exemple par Nietzsche et par l’exposition actuelle du Jeu de Paume "L’Événement,
les images comme acteurs de l’histoire", entraine la disparition de l’opposition “table vraie”/“table apparente”, par conséquent la suppression de la table comme fiction.
Le mouvement qui déplace les tables est une succession de scènes, d’histoires, d’images plus ou moins spectaculaires, exprimé par le “fabricant de table”, le peintre. Pourtant c’est la table qui chuchote à l’artiste ce qu’il doit dire. Une correspondance récente avec Alexandre Delay témoigne de ce chuchotement :
« […] ton histoire de table m’a beaucoup plu et vient compléter ma collection (voir Théorie des Tables de E.H. P.O.L 1992 et sa magnifique postface Un malaise grammatical…) et… dans mon petit dictionnaire des notions, il y a une entrée table avec, entre autre, cette petite citation de Charles Ferdinand Ramuz, un bon auteur compatriote : " Le vase était blanc aussi, d’une jolie forme ancienne, à couverte luisante et un peu transparente, rose dans les dessous ; il le posa devant lui sur la table. " (Les signes parmi nous, éd. Grasset) J’ai toujours vu cette scène comme la définition même de la peinture et je me suis depuis toujours appliqué à mettre les choses, devant moi sur le tableau. Simplement comme ça.
En 2000, exposition chez J&J Donguy à Paris où j’avais exposé, posés par terre sur 2 petits tasseaux et appuyés contre le mur, des plateaux en guise de tableaux sur lesquels j’avais piqué des petits contacts-photos peints juste comme ça , devant moi sur le tableau. J’imaginais pouvoir créer un espace (le tableau) où chacun pouvait y mettre ce qu’il voulait — juste devant lui sur le tableau — pour en faire un tableau. Espace inaugural, en quelque sorte, espace privilégié, on peut dire sacré même si je n’aime pas beaucoup ce mot. Ces panneaux venaient du sol de mon atelier (la table est une élévation du sol conversation privée avec Mario Merz) et étaient « salis » des traces de mon travail antérieur. Dresser la table…[…] [5] »
L’unique réel possible étant celui qui est inventé, la table invente son modèle de table : celle du mage, du magicien, sur laquelle aussi s’écrit Le livre des déserts.
Tel Simon del Desierto regardant le monde depuis le très haut de sa colonne [6] la table, “élévation du sol”, met en lumière une stature, une “estature” (du verbe espagnol estar) une manière de se positionner dans l’espace, de porter une surface plane et horizontale posée sur un ou plusieurs pieds plus ou moins grands.
Comme Simon le mage, la table figure la magie, l’image,
Image/Magie, l’anagramme des choses, l’inépuisable croyance en la magie verbale. La table feint l’image et mime la magie. Table mage, la table transfigure.
[1] Jacques Roubaud, Nous, les moins-que-rien, fils aînés de personne, Fayard, 2006, p.313
[2] Extrait de la préface de Rainer Maria Rilke à MITSOU, quarante images par Baltusz
http://www.rilke.de/kunst/mitsou_1.htm
http://www.rilke.de/kunst/mitsou_2.htm
http://www.rilke.de/kunst/mitsou_3.htm
Cette préface est reproduite dans le catalogue de l’exposition BALTHUS du Centre Georges Pompidou, 1983, p.13-14
[3] Antonin Artaud, Catalogue de l’exposition BALTHUS du Centre Georges Pompidou, 1983, p. 44
[4] Titre donné par Philippe Sollers au dossier consacré à Balthus à l’occasion de l’exposition Beaubourg de 1983, dans Art Press N° 74, octobre 1983.
[5] Je remercie beaucoup Alexandre Delay de m’avoir autorisée à citer le contenu de son mail du 22 janvier 2007, 10:15.
[6] Luis Buñuel , lecteur de La Légende Dorée, s’inspira du récit de Siméon le Slylite (390-459) qui vécut durant trente ans sur une colonne de 20 mètres dans le désert de Syrie, pour créer le personnage de “Simon del Desierto” en 1965.