Les derniers fragments de Novalis
Olivier Schefer nous a fait un joli cadeau pour ce numéro d’automne en nous permettant de mettre en ligne quelques uns des derniers fragments de Novalis qu’il vient de traduire.
On se souvent de ses précédentes traductions de Novalis, Le Brouillon général et Le monde doit être romantisé chez Allia, de son travail avec Laurent Margantin et Charles Leblanc pour l’anthologie sur le romantisme allemand La Forme poétique du monde chez José Corti (en 2003). Enfin, Olivier Schefer est l’auteur d’un essai Poésie de l’infini. Novalis et la question esthétique, paru en 2001 à La Lettre volée.
Bref, le traducteur Olivier Schefer est également un spécialiste de ce grand moment littéraire allemand. Cette nouvelle livraison est donc très précieuse. Publié sous le titre Art et utopie, les derniers fragments (1799-1800) dans la collection « AEsthetica » des Editions Rue d’Ulm, ce volume est accompagné d’une préface dont on vous propose les première lignes.
Avant de vous laisser découvrir la sélection de fragments (dont une liste très péréquienne) et le début de la préface, un grand merci à Olivier Schefer à aux Editions Rue d’Ulm pour cette lecture offerte aux lecteurs de remue.net.
Les derniers fragments (extraits)
21. Un roman doit être de part en part poésie. La poésie est comme la philosophie : une tonalité [Stimmung] harmonieuse de notre âme, où tout s’embellit, où chaque chose trouve le point de vue qui lui correspond - son accompagnement et son milieu adéquats. Dans un livre authentiquement poétique, tout a l’air si naturel - et pourtant si merveilleux - On croit qu’il ne peut en aller autrement, et c’est comme si l’on n’avait fait jusqu’à présent que sommeiller dans le monde - et que la juste intelligence [Sens] du monde venait seulement de se lever en nous. Tout souvenir et tout pressentiment semblent issus de cette même source - Comme ce présent où l’on est embarrassé par l’illusion - ces heures singulières où l’on s’introduit pour ainsi dire dans tous les objets qu’on examine, où l’on ressent les sensations simultanées, insaisissables et infinies d’une pluralité harmonieuse.
22. Mysticisme supérieur de l’art - comme disposition du destin, comme événement de la nature.
23. Les hommes ne sont limités que par des opinions. Aussi est-ce par une opinion que chaque homme peut être élevé et rabaissé. Authentique amour de l’humanité.
24. Trop d’émotivité et de sensibilité intellectuelles révèle un manque de capacité - (voir les hommes imaginatifs, très intuitifs. On peut s’en servir comme de mètres étalon.)
45. Le style du roman ne doit pas être un continuum - mais une structure articulée en chacune de ses périodes. Chaque petit morceau doit être quelque chose de décomposé - de délimité - un tout en soi.
47. La jouissance authentique est également un Perpetuum mobile - Elle s’engendre elle-même (la mécanique est en général la formule la plus utile de l’analogie pour la physique) à proprement parler toujours de nouveau, et quand cela n’a pas lieu - la/fiction - est la raison de tout mécontentement et de tout découragement dans le monde.
210. L’espace comme condition du monde des corps - de leur communauté.
211. Aperçu de la nature comme machine. Tout ce qui est animé doit posséder un intérêt particulier. L’inanimé est indifférent. Le concept de force est déjà machinal. Toute force authentique est personnelle - autonome. Il n’y a rien d’isolé dans la nature. Du commerce avec ladite nature. La nature se laisse-t-elle mettre en système ou est-elle systématique, comme un homme ?
Nouvel aperçu de l’histoire naturelle.
213. Beurre.
Œufs. Morceaux de vêtements.
Pain. (Etoffe. Articles en coton.
Farine de blé. Ruban)
Bois. Articles galants.
Logis. Cendre.
Salaires.
Viande. Poison. Fruit. Sel.
Condiments. (Sucre. Poivre. Moutarde. Gingembre. Cannelle. Clou de girofle.Vanille.)
Gruaux. Orges.
Nouilles. Riz.
Légumes. / Petits pois - Lentilles.
Lait.
(Balais. Pot. Vaisselle. Réparations de mobiliers.)
Tôlerie. Batterie de cuisine. Cheminée et fourneau.
Savon.
Salaire quotidien.
Fils. Clous. Aiguilles.
Sable et sciure de bois.
Verreries.
Dons aux pauvres.
(Spiritualité - Pharmacie.)
Cordes, (à linge)
Tables. Chaises. Armoires.
Canapé*. Commodes. Descente de lit. (Crachoirs). Miroir.
Housse. Cloison en lin. Rideaux.
Cordonnier. Tailleur. Chapelier.
Argent postal.
(Argent glané.) Calendrier.
Papier. Encre. Bâton de cire. Plumes.
(Barbier
Brosses. Briquet. Tire-botte. Lampe. Ciseaux. Couteaux.
Fourchettes. Cuillers. Paniers.
Passoires.
Batailles.
Cire. Lumière.
Ustensile à café.
Vin. Bière. (Bouteilles. Fûts. Siphons.)
378. Recherche plus poussée sur les modifications des pierres sur le bas-côté des routes. Très remarquable dans son rapport au galvanisme.
421. Ne voit-on pas chaque corps seulement dans la mesure où il se voit lui-même - et que l’on se voit soi-même.
Dans tous les prédicats où nous voyons le fossile, celui-ci nous voit en retour (Conséquence pour la. foi.
Liaison interne - Harmonie préétablie.
425. Des pensées brisées sont des intuitions et des sensations - donc des corps.
Tout ce que l’on peut penser, pense par soi-même - est un problème de pensée - Un mystère - repousse les pensées. Pensées conductrices et isolantes.
426. Désir de rapports simples - de rapports musicaux.
Nécessité d’une partie transparente - et d’un isolant de la chaleur en chaque processus chimique et galvanique - d’une pesanteur absolument spécifique et d’un corps pesant relativement spécifique.
La chaleur positive rend le corps négatif constamment polaire - parce qu’elle peut seulement s’unir à celui-ci - c’est en lui qu’elle est le mieux représenté - et pensée.
Je m’unis de préférence à celui qui croit en moi et qui me comprend.
705. Que le monde soit le royaume du poète, ramassé dans le foyer de son temps !
(Ce n’est que la première phrase d’un long et ultime fragment)
Début de la préface d’Olivier Schefer :
Le romantisme nous apparaît souvent comme la manifestation par excellence du déni de réalité. Refusant la plate réalité quotidienne, les contraintes imposées par la physique ou par l’histoire, les romantiques allemands auraient recours à diverses techniques de fuite, consistant à exalter le sujet sous toutes ses formes. Qu’il s’agisse de se replier sur une intériorité jugée plus « riche de sens » et importante que la nature immédiate et grossière, ou de créer par la poésie et la littérature une réalité seconde et mythique, une supraréalité, le romantisme se montrerait incapable de se fixer sur un objet, de s’attacher au réel. A cette thèse du déni, viennent s’ajouter celles de l’inconstance, de l’arbitraire, ou de la tendance au mobilisme universel, à la versatilité infinie, qui sont d’autres traits récurrents d’une pensée romantique non objective. Goethe reproche ainsi à la jeune génération son penchant au sentimentalisme (dont il s’était fait le propagateur avec son Werther) l’épinglant cruellement dans sa pièce intitulée Le Triomphe de la sensibilité, comme une forme d’immaturité, une frilosité face aux dangers du monde. Hegel, quant à lui, critique implicitement dans la Préface de sa Phénoménologie de l’esprit les jeunes gens de la génération d’Iéna, pour leur manque de rigueur conceptuelle et leur goût des mélanges arbitraires. « De même maintenant une manière de philosophie naturelle, qui se trouve trop bonne pour le concept, et par l’absence de concept se donne pour une pensée intuitive et poétique, jette sur le marché des combinaisons fantaisistes, d’une fantaisie seulement désorganisée par la pensée - fantastiqueries qui ne sont ni chair, ni poisson, ni poésie ni philosophie. » De son côté, Schelling condamne sans réserve la « frivolité » d’un Novalis, incapable selon lui de s’engager dans le réel : « Je ne supporte guère cette frivolité qui sent tous les objets sans en pénétrer aucun. » S’il paraît difficile aujourd’hui d’ignorer les ambitions théoriques et scientifiques du jeune romantisme allemand, qui eut autant recours à l’imagination qu’aux concepts, aux élans de la Schwärmerei qu’au pouvoir analytique et séparateur du Verstand, il n’en reste pas moins que son rapport au réel fut des plus problématiques. Pour les raisons négatives qu’on vient de rappeler brièvement, mais aussi parce que ce romantisme fut positivement hanté par la réalité, son objectif majeur étant moins de fuir le présent que de réaliser ses aspirations les plus élevées, en l’espèce d’unir l’idéalisme et le réalisme. Novalis, qui n’est pas seulement le poète éthéré de la « fleur bleue » ou de la poésie morbide qu’a souvent retenu le XIXe siècle, estime dans l’un de ses fragments qu’« on doit pouvoir rendre la vérité partout présente [überall gegenwärtig machen], la représenter partout (par un sens actif, productif) ».