Quel est le signe de la beauté ?
Quel est le signe de la beauté ? L’étonnement renouvelé, profond, écrit Patrick Chamoiseau. C’est aussi le mot de Roland Barthes qui est connu : l’étonnement est le premier pas timide de la jouissance.
Car il y a une forme de joie-au-monde qui n’est donnée qu’à celui qui explore le réel à la manière d’un idiot, pour lequel tout est l’occasion de merveille. Il se trouve que nous avons perdu cette capacité, et nous ne regardons plus la ville dans laquelle nous vivons qu’avec indifférence. Il faudrait presque dire : insignifiance.
Cette indifférence est liée à notre rapport au temps. Car notre quotidien le plus banal sera l’objet de l’admiration des générations futures, de la même manière que certains nostalgiques admirent maintenant ce qui existait cinquante ans avant nous, sans imaginer que le monde continue de produire ses beautés. Bien sûr, un certain rapport d’éloignement est nécessairement idéalisant. Mais il faut aussi deviner qu’un certain rapport de proximité est presque toujours aveuglant.
Quelques uns ont compris que cette insignifiance avait des conséquences politiques profondes. Qu’en quelque sorte, l’épidémie de nostalgie dans laquelle notre société est plongée depuis quelques années (celle qui a ouvert la voie au repli nationaliste, à la peur de l’avenir, à la réaction), trouvait sa source, non pas précisément dans l’ignorance, mais plutôt (ou autant), dans l’indifférence, c’est-à-dire dans une forme d’inaptitude à renouveler le merveilleux du quotidien, trouver dans le banal, une forme de surprise.
Ces gens-là ont eu l’énergie de créer une revue. Elle s’appelle Local Contemporain. Elle est sous-titrée : « ce n’est pas une activité ordinaire que de s’intéresser au quotidien ». Elle porte cette phrase de Flaubert en exergue : « Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps ».
Dans le numéro 1 (Automne 2004), on trouve des images (Arnaud, De Farens...), des textes (Chamoiseau, Sansot...), des jeux, des œuvres artistiques, chroniques sonores, des montages de plasticiens, des cartes de villes rêvées, des listes. Parmi ces listes, une est particulièrement réjouissante : celle qui donne l’indice de tous les prix récoltés dans le journal local qui comporte 43 items classés par ordre croissant, depuis 0,34 € (une minute d’appel sur un répondeur interactif pour des infos cinéma), à 12 900 000 000 (le déficit de l’assurance maladie), en passant par 8.99€ (un lot de quatre tapis auto + un tapis de coffre). On le comprend, chacune de ces entrée est une manière d’explorer la ville, et plus particulièrement dans la ville, l’inextraordinaire, c’est-à-dire, l’ordinaire dont on ne sait plus trouver le charme.
Au final, cette revue s’apparente à une arme conceptuelle. C’est une contre-attaque de l’imaginaire contre la lepenisation des esprits, parmi les plus fortes et les plus belles de ces dernières années. D’ailleurs, Chamoiseau ne s’y est pas trompé qui écrit (p. 82) :
Le guerrier de l’imaginaire est guerrier parce qu’il sait que la bataille sera sans fin, et de tout instant, il ne devra jamais baisser la garde... c’est seulement cette veille qui fait de ce pacifique non-dominateur, un guerrier.
Miguel Aubouy