Lucie Taïeb | soustraire
De Lucie Taïeb remue.net a publié Le fil court, quatre poèmes à l’automne 2009.
Ces pages sont extraites d’une recherche d’écriture en cours dont le titre provisoire est soustraire.
.
—
au temps
au regard
à la lumière
—
au jour déjà commencé,
qui devra prendre date
aux mots écrits pour ce jour-là.
—
à la lumière
—
soustraire au sens du fleuve,
au temps,
ce qu’il charrie,
ne pas le regarder couler
s’enfouir sous le vert gazon
qui borde ses rêves.
—
soustraire au cours ma propre voix
le monde à mes yeux
ce matin
—
au temps
au regard
à la lumière.
—
il n’y aura pas de libération glorieuse,
puisque la contrainte est lâche.
—
un refuge n’est pas le mot qui convient
mais « gangue »
—
soustraire au feu des rêves
à l’eau des aubes
au poids du monde
celui de mon corps
léviter ou se recouvrir
—
si je ferme les yeux
mon corps se perd
au noir du monde
en son point le plus creux
où être, enfin, ignoré :
le contraire d’une dilatation
—
et je retiens un.
se cacher sous les mots
non comme une métaphore mais comme
un mouvement -
une danse,
jouer la mort.
f.w. sous le papier peint d’une chambre romaine –
sous le papier écrit, dissimulant un corps,
une chair, soudain surface et non volume. ou
se recouvrir de mots, s’écrire la peau de
mots et devenir indécelable
mots parmi les autres,
papier à peine bombé,
ici saillant, point sur le i,
ou pointe d’un sein
sous le papier
—
traduire n’est pas autre chose.
—
il n’y a naturellement aucune raison,
existant,
de vouloir s’annuler.
aussi n’est-ce pas de cela qu’il est question
mais : s’extraire
du corps des choses,
de la matière :
soustraire.
(au regard, à la peur, à la lumière du jour,
au son du monde, au risque)
dans une fiction :
se créer identique et se soustraire à soi. (reste nul)
ici : égrener le surplus.
au temps, à la blessure, aux mots qui devraient
recouvrir mais ne laissent pas en paix, à ce qui,
niché dans mon corps, pense, s’agite.
je retiens un.
à mon désir
aux digues et aux barrages
à ma volonté
à la prise et à la maîtrise,
ingénierie,
à l’amélioration de la desserte –
à ma volonté
qui n’est qu’une forme dissimulée,
subtile,
affaiblie,
de la volonté d’autrui –
—
alors la déferlante,
pauvrement sage
seulement sauve,
eaux sans excès.
—
amazone
—
céder
—
dans cette jungle personne ne te guide
ne te prend par le poignet
ouverts ou fermés,
tu ne vois pas la liane qui s’enroule autour de tes yeux
tu ne vois pas l’obstacle vert
le risque de s’y retrouver.
le bois du réel se gonfle et se fendille
le sol se crevasse
il en suinte une eau inconnue
il en surgit des sanglots pénétrants
laver le monde à grande eau de mystère
décharger le ciel de sa tâche
ce qui sourd et ne tarit qu’une fois l’office achevé.
À ma propre histoire
Au récit de cette histoire
À la peur obscure
Au platane humide
—
Route goudronnée à travers les arbres,
Verdeur, la chaleur monte de la terre,
Sueur ruisselant dans mon dos,
Chairs lourdes. Cette même brume qui,
Dans l’hiver prolongé des arbres nus,
S’entortillait, de loin, comme s’échappant
De l’emprise des branches les plus hautes.
—
La forêt ne se referme pas sur mes pas,
Se laisse traverser,
Sans magie, sans effroi,
La sueur mouille mes sourcils,
Marque mon dos, mes aisselles,
Avant midi pourtant et avant l’été même –
Me lave.
Être ici,
Est déjà
Manière de se soustraire
Aux yeux de la ville,
À mon nom,
À ma présence,
Au chancèlement,
À mon absence.
—
Un corps peut être
Vide ou plein
Pesant ou léger
Ce n’est pas une question de chiffres
Mais de sommeil.
Photo Francesca Woodman ©