Noëlle Mathis | Je parle pas la langue 1/3
Je cherche la langue perdue.
Je cherche son rythme, sa sonorité.
Je cherche ce qu’elle a à me dire, même si je ne la parle pas, ne l’écris pas, ne la comprends pas vraiment.
Mes mots mêlés de français, d’allemand, de platt, d’anglais et parfois d’italien.
Ils viennent de loin. Ils viennent de près. De la chair, de la famille, de la frontière, du voyage.
J’essaie de démêler la perte. J’accumule des fragments de langues. Les pièces d’un puzzle. Je cherche la pièce qui soulagera le vide. Je peins le blanc. Je cohabite de morceaux épars. L’absence se mêle aux pièces. S’infiltre dans les trous autour des coutures. Je donne matière à un réseau de correspondances.
Je viens perdre la nuit.
D’eux, je ne sais rien.
D’eux, je ne sais pas grand-chose.
D’eux, je connais la frontière.
Sur la route vers le village, le battement des essuie-glaces, de gauche à droite, de droite à gauche. Hypnotisant. Le geste écarte des rigoles d’eau. Des petites ridules à la base du pare-brise. Un précipité de gouttelettes évacuées par le mouvement régulier du bras sur la surface lisse, glisse. De gauche à droite, de droite à gauche. Les arbres autour du véhicule. Des troncs serrés aux écorces noires. Le passage vrombissant des pneus sur l’asphalte liquide, crisse.
Le rugissement du dimanche.
J’entre dans le silence, la vastitude du silence. La petite route sinueuse à travers les champs. On entre dans le monde de l’autre langue. On entre dans le monde des sons sans les comprendre.
Là-bas, un peu plus loin, dès que la porte s’ouvre, l’odeur de la ferme. Le poulailler. Le potager derrière la maison. Les fils à linge, deux parallèles le long de l’allée, mènent aux toilettes sèches.
L’espace de l’autre langue.
La mère. La mère de la mère. Celles d’avant nées dans la maison natale.
Le père de la mère parce qu’il est né en Allemagne. Parce que les lignes bougent. Parce que le poste de douane à l’extrémité du village. Entre deux maisons. Entre la même famille. Parce que, de part et d’autre, il fallait choisir et les choix bougent parce que les lignes bougent, parce qu’accords et désaccords se multiplient.
Devant la porte de la maison. La mère de la mère. Le gâteau au citron tout juste sorti du four. La table de la cuisine et la banquette en coin contre le mur. Les grands parlent. Les enfants écoutent un peu, puis n’écoutent plus. Ne comprennent pas. Le son de l’horloge et les coups graves de quatre heures. La porte en bois vers l’arrière de la maison. Le jardin à la terre noire et les légumes reconnus par le feuillage. Carottes, pommes de terre, courgettes, haricots, petits pois, oignons. Je connais leur nom en français mais ni dans la langue de la mère, ni dans la langue de la mère de la mère. Avec elle, ce sont les gestes. Les doigts agiles autour des œufs et le papier journal autour de la demi-douzaine rapidement rassemblée, emballée, le papier enveloppant l’œuvre, le rabats des faits divers insérés dans la fente de l’actualité du Républicain Lorrain. En deux mouvements, elle tend le paquet d’œufs à l’un des enfants. Le signe du départ.
Le concert de la route sinueuse à travers les collines vertes. Glissement intérieur vers les sons enregistrés. Accumulés pêle-mêle dans la caisse de résonnance. Heim, home. La boîte à sons du rugueux de l’autre langue, capté, enfermé, jalousé en son sein, de son sang, le rauque scellé.
Je n’en sais pas plus. Quelque chose de tout collé à la paroi. Quelque chose a changé. Quelque chose de la mémoire.
Quelque chose de la langue tombe.
Le jour où le père de la mère m’a appelé Annchen sur son lit d’hôpital. Corps émacié, camouflé sous les draps. Corps jauni, comme les doigts tremblant ayant porté à ses lèvres trop de cigarettes sans filtres. Corps jauni se levant à peine. Un éclat, le dernier dans ses yeux, puis un mouvement des mains qui disent de s’approcher. Annchen, petite Anne, sa femme, la mère de la mère, décédée sept ans plus tôt. Annchen, du bischt doch gekommen. Tu es donc venue. Je me suis approchée de l’oreiller et de sa tête, reposée sur le carré au tissu de coton blanc, pour dire : du kannst doch ruhig sein, ich bin hier mit Dir. Sois tranquille. Je suis là avec toi. L’impossibilité de dire autre chose, dans une autre langue que celle apprise à l’école, celle qu’il parlait aussi bien que l’occupant, du kannst doch ruhig sein. Oui, grand-père, de mes dix-sept ans, je suis venue te voir la veille de ton décès. Ich bin doch gekommen. Je suis venue dans ta langue, la seule que tu aies parlée, parce que l’histoire a voulu que, Français, tu naisses en Allemagne. Je comprends qu’il est en train de mourir. Je comprends qu’il ne s’agit pas d’un adieu, mais d’une transmission. La langue non pas acquise à l’école, mais offerte par les mots Du bischt doch gekommen. Bei Mir wirscht du doch bleiben. Tu es venue après tout. Tu resteras avec moi. La langue s’élevant du corps jauni, de la peau sur les os, la dernière phrase résonnant dans les oreilles. Du bischt doch endlich gekommen.
Ich bin gekommen dans ta langue.
Les mots ne traduisent pas. Ils évoquent. Ils convoquent l’histoire. Ils invoquent les lignées. Les lignes bougent. S’il n’y avait pas eu les guerres, tout cela n’aurait existé. Peut-être d’ailleurs, ce n’est qu’une fiction. Un fantasme de polyglotte. Une rêverie chronique. S’extraire d’une langue, s’engouffrer dans une autre, pour devenir.
Pourtant bien avant, je répète les sons de la langue. Unheimlich, unhörbach, Heimat. La mère accentue le H de la langue. L’allemand de son père. Le sien qu’elle lisait sous les draps avec la langue de poche. Je répète le H de l’histoire. La langue s’impose. Elle n’est pas à moi. Des notes en lien avec ceux dont je sais si peu.