Ludovic Hary | Sein
Peu l’ont entendu la première fois. Peu connaissent ce militaire au nom si évidemment prédestiné qu’ils flairent le pseudonyme, le fier-à-bras, le gavé de syllabes s’écoutant parler. Mais lorsque, prévenu par le gardien du phare, ils se rassemblent autour du poste, ce 22 juin au soir, le gardien dit qu’il y a quatre jours, c’était la même voix. Elle faufilait depuis Londres, enjambait la Manche, elle lançait, quand tout semblait perdu, ses consignes à venir la rejoindre, elle demandait si l’espérance devait disparaître et d’elle-même répondait non. Ceux qui maintenant, au café du port, l’écoutent pour la seconde fois ont visage grave. Ils coudoient les camarades découvrant, eux, la voix de l’homme au poste, elle dit l’Hexagone n’est pas seul, martelé trois fois. Ils devinent dans ce timbre l’homme chantant à tue-tête dans la nuit, entendant l’écho de sa voix, s’imaginant plusieurs et bientôt une armée. Ils y voient surtout le cocher d’âmes sachant les convaincre de le suivre. Tout génie, dont celui du courage consiste - via quelques méthodes Coué, mais qui pourrait convaincre s’il n’était lui-même convaincu ? - à faire de l’espérance une chose du corps : souffle, vision, muscles, mouvements. L’espérance, c’est prophétiser, malgré le désastre, des lendemains libres qu’on fera arriver par l’action.
Ludec Men a dix-sept ans et il veut traverser la mer. Il y est, au café du port, ce 22 juin 40. Maintenant pubère de crâne, lui aussi porte la casquette et l’ôte en entrant. Les femmes font le service. Le sol a été bien balayé. Les hommes sont assis. Ludec les rejoint, Gilles Kernoz, son ami, aussi. Aucun homme ne grommelle cette fois-ci comme souvent faisait Yvon, ça se passe entre grands, Ludec, tu seras de nos conversations, tu boiras du vin quand tu auras fait tes premières sorties en mer ! Ludec, vexé, chocolat chaud fumant à son nez encore bébé, s’en allait plus loin, captant bribes d’apartés. Les marins réunis parlaient non de chaluts mais de pêches autres dont Yvon, nez busqué, roux, mains agitées dans l’air, déroulait les odyssées. Les gars silencieux l’écoutaient. Ludec entendait parfois cul de nacre et je l’ai prise tout debout.
Louis, le père de Ludec, ne vient pas au café. Pas à celui-ci. Il préfère celui du bourg. Louis espère pour son fils de longues études, surtout qu’il fasse pas comme moi à pêcher le thon toute la sainte journée. Au lycée de Kemper, il ne dit pas Quimper, Ludec est une célébrité. Les professeurs lui promettent, s’il continue d’exceller, une belle situation pour plus tard. Le nombre de fois, en semaine - les week-end, il rentre à Sein depuis Audierne - où, entre dix-huit et dix-neuf heures, ayant quartier libre avant le dîner de patates et porc sempiternel, il grimpe avec Gilles Kernoz sur le mont Fruji dominant Kemper. Tous deux s’assoient dans l’herbe, mollets légèrement contractés pour tenir sur la pente, un brin d’herbe dans la bouche en guise de cigarette que leurs camarades fortunés, le fils du maire, le neveu du faïencier, maugréent toujours de leur offrir, tendant paquet et briquet avec un rictus. Gilles lui aussi est sénan. Gilles et Ludec exultent ensemble, secrètement, lorsque des extraits de leurs dissertations sont lus en classe à voix haute par le professeur, dans le silence hostile des fils à papa. Quelquefois, on semble murmurer des insultes à Ludec et à Gilles, dans la cour, au dortoir, mais prudentes, mais de loin. Personne vraiment ne leur cherche musculairement noise à eux deux, ces gitans de mer qu’on imagine, en leur aura îlienne, connaissant déjà le rhum, les corsaires et les femmes caraïbes.
Ludec Men veut être aviateur et il le remarque aussitôt, ce 22 juin, dans le café, la voix venue du poste et ce timbre d’autorité ont même prénom que Lindbergh, il avait quatre ans à l’époque, c’était en 27, sa tête arrivait à peine à hauteur de table. Louis et Jeanne Men, ses parents, deux tantes et un cousin de son père nommé Pierre-Marie commentaient bruyamment l’exploit, et Pierrot qui levait son verre, admiratif, envieux de cet américain dandy aux mains fines, souriant, pissant dans sa combinaison le temps du voyage, il a traversé l’Atlantique d’une seule traite, il l’a carrément avalé, et là Pierre-Marie fait le geste avec son cidre, cul sec, quand lui-même, depuis ses quatorze ans, s’échinait chaque jour à lui tirer des poissons du ventre, à l’Atlantique, et merci pour les gerçures des matins d’hiver. Mais Louis Men, lui, riait, disant tout haut que l’avion du héros, ce coucou incroyablement frêle et exposé, portait l’illustre nom de Spirit of Saint-Louis, même prénom que moi. Ludec, son fils, écoutait alors, la conversation, fasciné.
-Qui part pour l’Angleterre ?
Un doigt se lève, deux, une dizaine à présent, tous mâles, dont ceux de Ludec et de Gilles. Ludec l’a dit à son ami, il veut élargir les épaules de la vie, quitter son père, sa mère, quitter Sein. Même s’il l’aime, son île. Au printemps, ses pâquerettes bivouaquent à l’abri de ses murets, on la lui envie parfois, son île, il le sait il le sent, il est attaché à ce caillou, ce S dessiné à rebours, ce granit têtu pourvu d’un sémaphore sur son sol, et de deux phares en pleine mer. Ar Men, à l’ouest, l’ouvrage fait de bétons transportés sur quinze ans par des barques faufilées entre les tempêtes, La Vieille, à l’est, face à la pointe du Raz. Il se plaît à dire que de La Vieille à Ar Men, il y a un même nom. Ar Men c’est la pierre en celtique du large et La Vieille, son surnom d’hommage en gaulois côtier. Deux soeurs synonymes par-dessus l’ile se taquinent d’iode et d’idiome. Ludec Men se récite son poème à voix haute, Tu es pierre et depuis cette pierre avec Gilles tu bâtiras ton éclipse et te donneras la clé du royaume d’homme. Sein, un poing de mer t’a serrée fort, t’élargissant à l’ouest, à l’est, ne laissant en ton milieu après cette poigne, que cinquante petits mètres de largeur, qu’une taille de guêpe à la merci des grandes marées.
Dans la langue de l’occupant, Sein signifie être, murmure Ludec, être, donc vivre librement, écoute-moi, Gilles, on ne naît vraiment homme qu’en choisissant de partir, qu’ils se réunissent, s’ils le veulent, mon père le Louis Men et le tien, le Gueric Kernoz, et qu’ils nous disent non, moi je partirai quand même à Londres !
Le 23 juin, après vingt-trois heures, les deux garçons sont sur le quai de Sein. Un dundee se prépare pour Audierne chercher les volontaires, et de là, tous mettront cap sur Londres. 24 juin, Audierne, quatre heures du matin. Amboise, le capitaine, fait charger des vivres, des couvertures, des pistolets Browning cachés dans des tonneaux, des Mauser noir corbeau, trois fusils mitrailleur 7,5 millimètres qu’il contemple avant de l’envelopper, comme un bouquet, dans une bâche, lui et son flexible collecteur d’étuis, son oblong donne-la-mort. Quatre heures trente, les hommes appareillent de Sainte Evette, les adieux lourds s’effectuent sans les enfants qu’on a pas réveillés. Le dundee contourne Lervily, tous feux éteints, s’orientant à la pâleur lunaire, il double l’Anse du Loc’h, passe la pointe de Plogoff. Il contourne la pointe du Raz, la baie des Trépassés, cette gueule ouverte aux grands vents, aux tempêtes, aux vicissitudes. Le soleil encore bas déposera bientôt des langues citron, l’océan virera gris, puis bleu. Le dundee met cap au large, son foc comme une pelle à tarte dans la brume. Des goélands pansus lui font un carroussel d’ailes et de cris portés par une brise suroït, leur flair ne trompe pas. Le thon est là en esprit quoique le bateau ne serve plus comme chalutier depuis mars. A dépasser Le phare de La Vieille, les fesses même des plus aguerris se serrent toujours. On ferme sa gueule et le mousse parcourt l’une des deux Bibles embarquées à bord.
-Ludec, tu crois qu’à notre retour sur l’île, seul ton chien te reconnaîtra ?
-Mais reviendrons-nous vivants, Gilles ?
12 avril 2018