M. Mallarmé, rue de Rome, Paris

« Je pose, à mes risques esthétiquement, cette conclusion (si par quelque grâce, absente, toujours, d’un exposé, je vous amenai à la ratifier, ce serait pour moi l’honneur cherché ce soir) : que la Musique et les Lettres sont la face alternative, ici élargie vers l’obscur ; scintillante là, avec certitude, d’un phénomène, le seul, je l’appelai l’Idée. »

(La Musique et les Lettres)

Mâchefer, ballasts, traverses, convois, cadencement des boggies, escarbilles, arbres en accéléré... Cette profonde tranchée en contrebas, de l’autre côté de la rue, est comme annonciatrice d’une grande guerre que vous n’avez pas vue arriver, à la vitesse d’un train au galop ! Les deux immeubles que vous avez occupés à Paris, rue de Rome, aux numéros 87 et 89, surplombent encore les voies ferrées qui entrent ou sortent gare Saint-Lazare.

La municipalité a épinglé sur un de ces murs une marque de votre passage et planté sur le trottoir un guide rouge en forme de sucette. Un magasin de casques de motos sert de vitrine au rez-de-chaussée...

« Si discord parmi l’exaltation de l’heure, un cri faussa ce nom connu pour déployer la continuité de cimes tard évanouies, Fontainebleau, que je pensai, la glace du compartiment violentée, du poing aussi étreindre à la gorge l’interrupteur : Tais-toi ! Ne divulgue pas du fait d’un aboi indifférent l’ombre ici insinuée dans mon esprit, aux portières de wagon battant sous un vent inspiré et égalitaire, les touristes omniprésents vomis. Une quiétude menteuse de riches bois suspend alentour quelque extraordinaire état d’illusion, que me réponds-tu ? qu’ils ont, ces voyageurs, pour ta gare aujourd’hui quitté la capitale, bon employé vociférateur par devoir et dont je n’attends, loin d’accaparer une ivresse à tous départie par les libéralités conjointes de la nature et de l’Etat, rien qu’un silence prolongé le temps de m’isoler de la délégation urbaine vers l’extatique torpeur de ces feuillages là-bas trop immobilisés pour qu’une crise ne les éparpille bientôt dans l’air ; voici, sans attenter à ton intégrité, tiens, une monnaie. »

(Divagations, Anecdotes ou poëmes)

On comprend que vous ayez aimé de plus en plus, à partir de 1875, passer aussi votre temps à Valvins (Seine-et-Marne), près de cette forêt de Fontainebleau. Là-bas, avez-vous dit, « tous les matins je me promène avec le sécateur et fais leur toilette aux fleurs avant la mienne ».

« Extérieurement, comme le cri de l’étendue, le voyageur perçoit la détresse du sifflet. « Sans doute » il se convainc : « on traverse un tunnel - l’époque - celui, long le dernier, rampant sous la cité avant la gare toute puissante du virginal palais central, qui couronne. » Le souterrain durera, ô impatient, ton recueillement à préparer l’édifice de haut verre essuyé d’un vol de la Justice. »

(Divagations, Quant au livre)

Curieux hasard (vous écrivez parfois « hazard », ce qui le rend plus hasardeux encore !) quand même, votre choix de la rue de Rome, puisqu’elle est le cœur des marchands de musique et que votre ambition fut bien, telle qu’une « Note de la rédaction » l’écrivit en préface de l’édition Cosmopolis à Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard : « Dans cette œuvre d’un caractère entièrement nouveau, le poète s’est efforcé de faire de la musique avec des mots ».

Il vous suffisait de franchir le tablier du pont et de retrouver cette rue de voyageur professionnel (« Par son chant reflété jusqu’au/Sourire du pâle Vasco », Hommage), changeant ainsi de rive et descendant l’autre bras du fleuve de la rue de Rome (frontière invisible entre le 17e et le 8e arrondissement).

« La solitude accompagne nécessairement cette espèce d’attitude ; et, à part mon chemin de la maison (c’est 89, maintenant, rue de Rome), aux divers endroits où j’ai dû la dîme de mes minutes, lycées Condorcet, Janson de Sailly enfin collège Rollin, je vague peu, préférant à tout, dans un appartement défendu par la famille, le séjour parmi quelques meubles anciens et chers, et la feuille de papier souvent blanche. »

(Lettre autobiographique à Verlaine)

Rue de Rome (archives Mme E. Bonniot, éditions du Seuil, 1966).

Près de l’immeuble où la plaque indique : « Le poète Stéphane Mallarmé a vécu dans cette maison à partir de 1875 », se trouve la rue des Dames : elle ne pouvait que vous convenir puisqu’il y avait en vous, selon Charles Mauron (« Mallarmé par lui-même », Seuil, 1966) « un lutin exhibitionniste ». Quelques maisons semblent même avoir gardé traces de certain passage : « Dans le si blanc cheveu qui traîne/Avarement aura noyé/Le flanc enfant d’une sirène. » (A la nue accablante tu)

Mais vos rencontres furent aussi celles, par exemple, de Rimbaud, en 1872, « vu, une fois, dans un des repas littéraires, en hâte, groupés à l’issue de la Guerre, le Dîner des Vilains Bonhommes, certes, par antiphrase, en raison du portrait, qu’au convive dédie Verlaine. »

« Eclat, lui, d’un météore, allumé sans motif autre que sa présence, issu seul et s’éteignant. Tout, certes, aurait existé, depuis, sans ce passant considérable, comme aucune autre circonstance littéraire vraiment n’y prépara : le cas personnel demeure, avec force. »

(Divagations, Quelques médaillons et portraits en pied)

Mais votre entreprise ne fut-elle point démesurée ? Le Livre comme absolu, le grand Œuvre au sens alchimique du terme, la symphonie où les mots et les choses sont devenues symbiotiques... La page blanche : une plage non encore recouverte par la marée d’encre.

« La vérité, si on s’ingénie aux tracés, ordonne Industrie aboutissant à Finance, comme Musique à Lettres, pour circonscrire un domaine de Fiction, parfait terme compréhensif.
La Musique sans les Lettres se présente comme très subtil nuage : seules, elles, une monnaie si courante. »

(La Musique et les Lettres)

Lorsque Claude Debussy (en 1892) met en musique votre poème « L’après-midi d’un faune » (1874), c’est comme une seconde nappe mélodique qui vient s’ajouter à la flûte de papier : vous conviendrez finalement qu’il s’agit d’une nouvelle création mais resterez sûrement un peu sceptique devant ce qui ne peut être à vos yeux qu’une sorte de redondance.

Maintenant, la rue de Rome porte des musiciens : font-ils de la littérature ? Les notes sont leurs mots, les mots étaient vos notes.

Quand vous alliez à Valvins, le peintre Manet vous demanda un jour si vous n’aviez jamais rien écrit sur votre bateau : « Non, répondîtes-vous, en jetant un regard sur la voile, je laisse cette grande page blanche. »

« Appuyer, selon la page, au blanc, qui l’inaugure son ingénuité, à soi, oublieuse même du titre qui parlerait trop haut : et, quand s’aligna, dans une brisure, la moindre, disséminée, le hasard vaincu mot par mot, indéfectiblement le blanc revient, tout à l’heure gratuit, certain maintenant, pour conclure que rien au-delà et authentiquer le silence - »

Nombre de critiques ont assimilé votre démarche à une sorte de « suicide » littéraire : mais l’œuvre qui clôt, en 1898, votre existence est purement mallarméenne, c’est-à-dire marmoréenne. Oui, cela est su depuis lors : « Toute Pensée émet un coup de Dés ».

« La nature a lieu, on n’y ajoutera pas ; que des cités, les voies ferrées et plusieurs inventions formant notre matériel. »

(La Musique et les Lettres)

Aiguillages :

http://www.alliancefr.com/culture/mallarme/valvins.html
http://pierre.campion2.free.fr/cranciere_critique.htm
http://www.mallarme.net/
http://www.maulpoix.net/Mallarme.html
http://brahms.ircam.fr/compositeurs/textes/c00000011/n00000295/

Dominique Hasselmann

11 avril 2005
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